De la percolation

Il m’arrive, pour plaisanter, de parler de « percolation » pour les termes qui, provenant d’une autre langue, trouvent leur place dans la nôtre ou dans les langues qui nous occupent. J’emprunte le terme, non pas à la chaude ambiance des petits noirs pris, vite fait, au comptoir des cafés parisiens (http://percolation.free.fr/theseweb004.html),  mais plus sérieusement à Thierry Gaudin, spécialiste en innovation et prospective (http://gaudin.org/).

Il arrive qu’un terme percole ou ne percole pas en passant d’une langue à une autre. Il arrive aussi qu’il soit mis en concurrence avec un autre terme et que la bataille tourne en faveur du second.Un exemple : en Espagne, dans les années soixante-dix, étaient en concurrence deux termes pour désigner la même machine : el ordenador, la computadora. Au moment où sont commercialisés massivement les premiers ordinateurs personnels, c’est le premier qui a pris le dessus.

Pourquoi ?

Certainement pour des raisons liées à l’utilisation beaucoup plus diversifiée de ces machines, super-machines à calculer dans les « temps primitifs » de leur évolution. Machines à compter , elles sont bientôt devenues machines à écrire, et aujourd’hui à voir et écouter, à acheter et correspondre, etc. Computadora renvoyait trop exclusivement à la fonction calcul et pas aux autres.

Mais il y avait le filtre par lequel ces deux termes étaient passés, puisque nous parlons de percolation… Car, même si les deux termes sont d’origine latine (computare et ordinare), computadora venait en ligne directe de l’anglais computer et ordenador du français ordinateur. Deux civilisations informatiques s’affrontaient donc (de façon très pacifiquement commerciale) dans le domaine de la terminologie. Le terme français a gagné la bataille… en Espagne mais pas au Portugal, par exemple.

En France, il ne nous reste de computer que le C de PC que nous réservons curieusement aux machines fonctionnant sur système Windows, les autres étant sûrement des OP. Enfin, pour nous, plus familièrement, des « ordis », puisque nous apocopons ce terme, alors que les espagnols, fervents adeptes de la réduction au bisyllabe, ne le font pas pour ordenador. Mais ne nous égarons pas…

Dans les pays hispanophones d’Amérique, c’est computador qui a gagné, comme au Portugal, mais, comme vous pouvez le remarquer, il est devenu masculin. Il n’est pas douteux que l’influence de la culture étasunienne y est évidente.

Il restait à se demander pourquoi c’est la forme masculine qui a pris le dessus sur la forme féminine.

Ceci nous ouvre un continent étrange et nous pousse à poser une quantité infinie de questions :

Pourquoi utilisons-nous indifféremment des photocopieurs et des photocopieuses ? Existe-t-il entre ces deux types de machines (à la fonction identique: reproduire) des différences physiologiques ? Pourquoi la machine à laver la vaisselle est-elle devenue le lave-vaisselle ? Pourquoi disons-nous la Côte d’Ivoire et le Costa Rica (deux pays producteurs de café),  la Loire et le Rhône, le Languedoc et la Normandie ?

Je laisse à d’autres, moins naïfs que moi, le soin de répondre à ces questions.  

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Quelques lieux communs

Quel que soit le livre, s’il s’agit d’un livre traduit, on peut, de temps à autre, ressentir un certain malaise, avoir le sentiment qu’on est en train de lire une mauvaise traduction. Ce  sentiment est souvent dénué de fondement. En effet il y a entre le lecteur, le traducteur et l’auteur une relation étrange qui trouve sa source dans le fait que ce sont trois langues qui cohabitent dans cette lecture, la langue d’origine, la langue du traducteur, langue de passeur, et celle du lecteur. Elles sont faites toutes les trois d’une accumulation riche ou moins riche, variée ou moins variée de lectures antérieures. Comme le disait brillamment l’un de mes collègues italianistes, à propos de traduction, « Nous avons tous une langue, mais avons-nous tous une écriture ? »

Le lecteur attribue souvent au traducteur la responsabilité de ce qu’il considère comme un mauvais choix sans considérer la langue de l’auteur lui-même puisqu’il est dans l’incapacité de la lire, sans non plus considérer sa propre langue et ses limites.Je prends un exemple. Pour des raisons professionnelles, je viens de terminer la lecture d’un petit ouvrage de l’historien italien Renzo de Felice, Brève histoire du fascisme. Je n’ai pas trouvé l’original, aussi me suis-je procuré la traduction française de ce mince digest, traduction assumée par  Jérôme Nicolas que je ne connais pas et que je salue au passage. J’aurais pu très certainement le lire en italien mais, les choses sont ce qu’elles sont et faute de grives…

A la lecture des premières pages de ce livre, le malaise me prend. Je lis : « Une vieille maison du lieu–dit Varano dei Costa, à Dovia, un village de la commune de Predappio : c’est là qu’est né Benito Mussolini le 29 juillet 1883, d’Alessandro Mussolini et Rosa Maltoni. »

D’abord je trouve que cet incipit me rappelle furieusement la première phrase du Don Quichotte de Cervantes: « En un lugar de la Mancha de cuyo nombre no quiero acordarme, no ha mucho tiempo que vivía un hidalgo de los de lanza en astillero, adarga antigua, rocín flaco y galgo corredor.». Vous me direz que supposer un lien entre Mussolini et Don Quichotte révèle un esprit tordu, admettons…

Mais surtout il y a la forme elle-même de la phrase, j’aurais traduit différemment: « C’est dans une maison du lieu-dit … qu’est né… ». Je ne change rien à la volonté de commencer par évoquer la maison puis le reste. L’effet est le même et on évite la rupture assez lourde et même moche en français du « c’est là qu’est né… ».

Enfin,  il y a « lieu-dit », le « lugar » de Don Quichotte. On peut aller voir comment quelques traducteurs du Quichotte s’en sont tirés.

César Oudin, qui traduit le Quichotte en 1664, ne s’embête pas, foin de théories, il propose une traduction littérale : «En un lieu de la Manche, du nom duquel je ne veux me souvenir, n’y a pas longtemps qu’il y demeuroit un Gentil-Homme… »

En 1836, Louis Viardot propose une traduction moins littérale mais dans laquelle on sent que le terme « lugar » pose problème : « Dans une bourgade de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom, vivait, il n’y a pas longtemps, un hidalgo… »

Dans la traduction italienne de Bartolomeo Gamba, datée de 1888, même phénomène : « Viveva, non ha molto, in una terra della Mancia, che non voglio ricordare come si chiami, un idalgo… ».

J’ajoute, pour faire bonne mesure, la traduction anglaise de (1772) : « In a certain corner of La Mancha, the name of which I do not chuse to remember, there lately lived one of those gentlemen… ».

Résumons : « lugar » se traduit par « lieu », puis par « bourgade », puis par « terra » et enfin par « corner ». On a le choix et l’embarras en prime.

En italien la traduction proposée par les dictionnaires est bien plate : « località ». Comme je ne connais pas le terme employé dans l’original par Renzo de Felice, je ne suis pas très avancé. Le Larousse bilingue français espagnol propose comme traduction à « lugar » : lieu/endroit/place et coin, avec comme exemple pour cette dernière proposition « les gens du coin, las gentes del lugar ». María Moliner propose, entre autres sens pour « lugar » celui-ci : « Centro de población, particularmente, aldea o pueblo muy pequeño», autrement dit elle donne un équivalent possible que nous traduirions par «hameau». Proposition qui rejoint le Larousse bilingue qui propose pour lieu-dit le terme « aldea », que nous traduirions aussi par « hameau ». Au fond, tout ceci est une question de taille. Or les critères de taille des ensembles urbains correspondent à une histoire propre à chaque nation, selon que l’habitat y est « dispersé » ou « regroupé ». Dans l’Espagne du centre et du sud, il est très regroupé, donc la dimension mentale des « pueblos » est plus grande que celle de nos villages français.
Si nous décomposons le lieu de naissance de Mussolini comme nous démontons une poupée russe: Varano dei Costa se trouve dans le village de Dovia qui appartient à la juridiction communale de Predappio en Emilie Romagne. Or, quand on regarde la carte, l’ensemble de ces lieux est aujourd’hui difficile à distinguer tant ils sont proches.
J’aurais donc traduit ainsi : « C’est dans une vieille maison de Varano dei Costa, à Dovia, commune de Predappio, qu’est né BM le 29 juillet 1883, d’AM et de RM. ». Pas d’autre précision administrative sur la taille des lieux cités ni sur leur dépendance juridique.
D’ailleurs nous assimilons tellement « village » et « commune » en France que nous oublions souvent que les communes rurales sont faites d’un bourg et d’une constellation de hameaux.
Arrêtons là les lieux communs.

Les pieds nus de Cendrillon

Et si on jouait au jeu du film préféré ? Le mien, depuis toujours est La Comtesse aux pieds nus (The Barefoot Contessa) de Joseph Mankiewicz. Pourquoi ? Pour diverses et multiples raisons.

La première tient à l’extrême modernité de ce film de 1954 : la multiplicité des narrateurs (ils sont trois), la voix off (celle des narrateurs) et un lieu du récit –le présent des narrateurs- qui est tout bonnement un cimetière italien, celui de Rapallo, ville côtière magnifique à mi-chemin entre Gênes et La Spezia. Et la pluie…

La deuxième est liée à la distribution (ce que des âmes modernes appellent aujourd’hui le casting) : Humphrey Bogart, Ava Gardner, Edmund O’Brien, Rossano Brazzi et, dans un tout petit rôle, Franco Interlenghi. Ce dernier a débuté au cinéma à 15 ans, en 1946, avec un premier rôle dans Sciuscià de Vittorio de Sica. Il avait aussi à son actif un rôle important dans I Vitelloni de Federico Fellini (1953) et un rôle de témoignage dans le dernier film de Michele Placido, Romanzo Criminale, magnifique histoire de bandes et de maffias romaines (2005).

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La troisième, c’est l’histoire elle-même. Dans le cimetière de Rapallo, un groupe de personnes (l’esthétique noire du deuil sur un fond de paysage méditerranéen est bouleversante) assiste à l’enterrement de María d’Amata, une actrice d’origine espagnole, météore qui  aura traversé le cinéma avant de mourir tragiquement. Le récit nous est donné par trois narrateurs, celui qui a mis en scène ses trois films (Humphrey Bogart), un agent et producteur haut en couleur (Edmund O’Brien) et le mari, veuf et assassin de la belle María, le Comte Torlato-Favrini (Rossano Brazzi). Le premier narrateur (Bogart) est le seul qui ne soit pas vêtu de noir, il porte un trench-coat (peut-être celui de Philip Marlowe) et ne s’abrite pas sous un parapluie. Il évoque sa « découverte », celle d’une jeune danseuse de cabaret qui se produit à Madrid, María Vargas (rôle tenu par Ava Gardner), qu’il emmènera à Hollywood où elle deviendra sous le nom de María d’Amata une star dès son premier film avant d’être courtisée par tous les hommes, de vivre la vie des palaces de la Côte d’Azur, d’épouser un Comte italien et de mourir de deux coups de feu tirés par ce dernier.

Pour ces années-là, l’histoire est difficile à raconter puisqu’il s’agit de l’ascension et de chute d’une star, mais aussi de la vie et de mort d’une jeune et belle femme à la recherche du bonheur impossible. Le fil rouge , c’est l’histoire de  Cendrillon. Une enfance malheureuse, une mère acariâtre et méchante, la misère vécue pendant la guerre d’Espagne dans un Madrid bombardé et affamé. Là où l’histoire tourne au cauchemar, c’est que le prince qui l’enlève (même s’il ne s’agit que d’un Comte) ne laisse aucun espoir au happy-end. Comment terminer cette histoire par le sempiternel « Ils vécurent heureux et eurent de nombreux et beaux enfants », quand le soir de la nuit de noces, le Comte apprend à la Comtesse qu’une blessure de guerre l’a privé à tout jamais de l’usage de son système reproducteur. Cette scène est formidable car s’il n’y avait eu l’extrême beauté d’Ava Gardner, sa sobriété et sa présence, le public, méchant par nature, aurait ricané. Mais on ne rit pas.

Venons-en à notre propos.

 Pour lui annoncer ce problème le Comte a choisi un stratagème. Il ne souhaite pas le dire à la Comtesse de vive voix mais il lui tend un document militaire qui rend compte de la gravité de ses blessures. Le problème, c’est que la Comtesse ne comprend pas l’italien. Il lui faut donc traduire ce texte. Le choix de Mankiewicz d’introduire cette déconvenue dans une scène aussi importante est tout simplement génial : il permet de mettre le Comte dans un embarras justifié, d’être tenu de faire face à cette humiliation qui consiste à dire à son épouse (et comme il s’agit d’Ava Gardner, on saisit encore mieux l’immense frustration!) qu’il ne peut plus… depuis le 25 octobre 1943.

Parce qu’il s’agit là du deuxième fil rouge du film, la langue. Tout au long du film le metteur en scène des films de María d’Amata (Bogart), qui ne parle pas espagnol, ne cesse de lui demander comment on dit ceci et cela en espagnol et, alors qu’il tient entre ses bras le corps sans vie de l’actrice et que le mari téléphone à la police pour se dénoncer, il demande à ce dernier « Comment dit-on Cendrillon en espagnol ? ». Le monde cosmopolite du cinéma et des palaces oublie souvent ses origines. Si María n’avait pas succombé à la stupide morbidité jalouse de son mari, elle aurait répondu « Cenicienta »… Un mot espagnol curieux puisqu’il est presque l’homophone de Cinecittá, le  studio romain où le film a été tourné. Et que menotté en espagnol se dit « esposado ». 

Et enfin, la pluie, les trois narrateurs pour une même histoire, c’est bien le fond narratif de Rashomon, film d’Akira Kurosawa (1950), mon deuxième film préféré…