Le gunner à la triste figure

Dans mon dernier billet, j’avais promis de revenir sur la question des transitions politiques comme modèle de transfert culturel ou, pour être plus précis, comme travail de traduction au sens général du terme.

Mais comme les promesses n’engagent que ceux qui y croient, selon la formule française emblématique du cynisme politique ambiant, je souhaite évoque tout autre chose. Un blog doit être «accidentaliste» par sa nature, obéir aux aléas des rencontres, du temps présent et passer, en apparence, du coq à l’âne. Traiter de la question ci-dessus, ce sera pour une autre fois… 

Cher cinéma de nos vingt ans…

Je  m’adresse aux lecteurs de ma génération, pas à celle de Tron (1982) ni à celle qui ignore que Will Smith reprend en 2007 le rôle que Charlton Heston tenait en 1971 dans I am a legend[1].Je ne risque pas grand-chose si je dis que nous avons tous vu le film de John Sturges Les sept mercenaires (The magnificent seven, 1960), pas grand-chose non plus si je vous dis qu’il s’agissait d’un remake des Sept Samouraïs d’Akira Kurosawa (1954), la plus belle leçon de cinéma d’action de tous les temps. Chacun a dans la tête la formidable musique du film que nous devons à Elmer Bernstein, à ne pas confondre avec Léonard Bernstein qui a écrit à la fois la musique de Sur les quais (On the Waterfront) d’Elia Kazan (1954) et de West Side Story (1961) de Robert Wise.

Mais nous ignorons peut-être que ce western a eu une descendance prolifique sous toutes les formes possibles. Pour le détail, je vous renvoie vers l’excellent dossier proposé en septembre 2010 par riffhifi (je parierai bien qu’il s’agit d’un pseudo!) dans la revue électronique Krinein Magazine (http://www.krinein.com/cinema/les-sept-mercenaires-japon-lespace-10273.html).

Au milieu d’une douzaine de productions hétéroclites allant d’un genre à l’autre (du péplum à la SF), du Retour des sept mercenaires au dernier Stallone (Expendables), je voudras mettre en avant une reprise, datant de 1969, Les colts des sept mercenaires, version sans Yul Brynner, j’insiste.

Comme je n’avais jamais vu cette version et que RTL9, chaîne guidée par une habile politique de contre-programmation, en proposait la diffusion samedi 2 avril, je me suis installé devant mon poste de télévision et … je l’ai regardée.

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L’essentiel de l’histoire: un «homme de l’ouest», Chris, rôle interprété par l’un des plus prolifiques spécialistes de seconds rôles, George Kennedy, recrute un groupe d’anciens gunners ou pistoleros pour se rendre au Mexique et aider un petit village de «peones» à se défendre de l’injustice du pouvoir en place. Trente minutes pour recruter, trente minutes pour explorer le terrain, trente minutes d’assaut final et beaucoup de morts.

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Les variantes du scénario sont nombreuses: les stéréotypes de chacun des mercenaires ne sont pas tout à fait les mêmes, le leadership de Chris n’est même pas contesté par un rival dangereux (rôle interprété avec une telle modernité par Steve Mc Queen qu’il soufflera la vedette à Yul Brynner dans le film de Sturges) puisque le chef de la bande des quarante voleurs lui dit en substance: «c’est toi le chef, ça se voit à ton regard».

Les plus intéressantes sont liées à la mise en situation historique du film, nous sommes au début des années 1890, l’époque des cow-boys est révolue, nos hommes sont des héros fatigués ou retirés des affaires. Par exemple, le rôle de Levi Morgan, vieux champion du maniement du couteau, devenu fermier et père de famille est tenu par une autre figure célèbre du cinéma, James Whitemore, rien à voir avec le suicidaire Britt interprété par James Coburn dans la version Sturges.

 Comment a commencé la révolution mexicaine

Mais le film devient intéressant lorsque apparaissent dans l’histoire deux figures de mexicains, un jeune homme et un enfant qui finiront par ébranler les certitudes monnayées des mercenaires. Le premier, celui qui les recrute, s’appelle Maximiliano O’Leary (mélange étonnant entre l’évocation indirecte de l’empereur Maximilien et celle d’une figure d’irlandais révolutionnaire) et le second, le jeune garçon dont le père est emprisonné par la troupe militaires des «Federales». Ces derniers sont les méchants du film, alors que les bandits mexicains ne sont que des figures de second plan qui se fichent du sort des «peones» et n’accourent que lorsque la victoire est acquise. Le jeune garçon s’appelle…  Emiliano Zapata! L’histoire devient donc celle de l’initiation de l’un des chefs de la révolution mexicaine dont toute la ferveur, la résolution lui ont été insufflées par les deux figures survivantes du groupe de mercenaires: Chris et Levi Morgan. Deux figures paternelles, une première rude et droite, Chris, une seconde, protectrice et chaleureuse, Levi.

Je ne reviendrai pas sur le facile jeu des noms, les deux sont des figures de Messie, la première en porte le nom (christos), la seconde est la seule qui porte un nom complet, Levi Morgan, évocation explicite de l’un des descendants de l’une des plus anciennes familles de colons de la Virginie occidentale. Sa figure rappelle également de façon troublante le Morgan d’un autre western que j’avais évoqué ici, Un homme nommé cheval ou même le fermier ancien gunner interprété par Clint Eastwood dans Unforgiven, deux films dans lesquels apparaît Richard Harris, dans le rôle titre puis dans l’un de plus extraordinaires seconds rôles qu’il ait joué, celui d’English Bob.

J’ai été beaucoup plus intrigué par ce qui semblait devenir une évidence à l’écoute des dialogues: ce film est une adaptation non pas d’un scénario de Kurosawa, non pas le énième remake des Sept Mercenaires mais bien une adaptation réussie du Don Quichotte de Cervantes.

Le Quichotte de l’ouest américain

Le rapport entre Chris et Maximiliano est identique à celui qui unit Don Quichotte et Sancho. Ce dernier parle toujours par proverbes qu’il dit toujours dans un excellent espagnol. Chris est un homme du passé: sa tirade nostalgique sur la disparition des bisons, de la frontière et des chasseurs et trappeurs et des gunners fait de ces derniers de véritables héros de romans de chevalerie. Max (ainsi que le rebaptisent les mercenaires) est un homme de la terre, rieur et attaché à ses racines, rien à voir avec la tristesse lourde de Chris.

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Enfin de nombreux épisodes sont là pour attester de ce que je dis: la libération des galériens, la grotte d’où l’on ne revient jamais -la forteresse qu’il va falloir prendre d’assaut et qui est appelée La cueva de la Rata, lieu manifeste d’un enfer insoupçonnable (Une scène est librement adaptée du Qué viva México de Serguei Eisenstein pour le figurer). Mais c’est surtout la façon dont les dialogues entre Chris et Ma sont tressés autour du contraste des langues, des silences de l’un et de la jactance populaire de l’autre, jusqu’à la scène finale où, dans un espagnol impeccable, Chris dit à Max un proverbe de sa propre création: Los cobardes mueren de mil maneras, los valientes, solo de una. Une façon de conclure l’histoire pour le gunner en rendant hommage aux futurs héros de la révolution mexicaine: j’ai plus appris de vous que vous n’avez appris de moi.

Ce que d’une certaine façon, le Quichotte sur son lit de mort dit à Sancho dans un dernier éclair de lucidité:

Perdóname, amigo, de la ocasión que te he dado de parecer loco como yo, haciéndote caer en el error en que yo he caído de que hubo y hay caballeros andantes en el mundo. 


[1] Evoquer cette nouvelle adaptée deux fois au cinéma me permet de rendre hommage à mon ami Vincent Chenille, à son inlassable activité de cinéphile -type humain bien français défini par son encyclopédisme, son refus de hiérarchiser les productions culturelles et ses passions multiples-. Il y a à peine un mois il publiait en compagnie de Marie Dollé et de Denis Mellier aux Editions Encrage Université les actes du colloque consacré à l’écrivain Richard Matheson qu’avaient organisé en décembre 2008 l’Université de Picardie-Jules-Verne et la Bibliothèque Nationale de France.   Richard Matheson, Il est une légende, Encrage Université, 2011, Amiens, 260 p.

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De la transition politique à la transitologie, «science» du changement

Dans mon dernier billet j’évoquais la fascination soudaine que représentait, pour certains commentateurs habitués des grands médias, la guerre d’Espagne (et, pour une bonne part, sa mythologie) dans l’exercice d’analyse de la guerre menée en Libye par les forces dites «de la coalition» exerçant un mandat de l’ONU en application de la Résolution 1973 du Conseil de Sécurité.

Tunisie, Egypte et modèle de transition à l’espagnole

Il est une autre fascination qui court dans les cercles diplomatiques et politiques espagnols, largement ignorée en France, qui est celle qui a valu au début du mois de mars une série d’articles dans la presse espagnole ou de langue espagnole. Des commentaires qui mettaient en exergue quelques déclarations du chef du gouvernement espagnol, Rodríguez Zapatero et de la Ministre des Affaires extérieures de son gouvernement, Trinidad Jiménez.

Avant que l’Espagne ne s’engage dans la «coalition internationale» pour réduire la puissance de feu et la capacité offensive de Kadhafi, le gouvernent Zapatero avait, à plusieurs reprises, fait aux voisins de la Libye alors en pleine révolution populaire des offres de service qui ne manquaient pas d’étonner.

 Le 1er mars janvier 2011, un mois et demi après la chute de Ben Ali, et après des années de «coopération amicale» des gouvernements espagnols avec cet autocrate, José Luis Rodriguez Zapatero se rendait en Tunisie avec comme objectif (relevé par le correspondant à Dubaï du journal en ligne El Correo) d’aider et assister ce pays dans le processus de transition qu’il était en train de vivre.

 

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Quel était l’argument utilisé par le chef du gouvernement espagnol pour appuyer cette offre de services? Essentiellement  que pour de nombreux pays arabes la transition espagnole était un modèle puisqu’elle s’était déroulée sans effusion de sang («para los países árabes, la transición española es modelo en muchos lugares, ya que se produjo de forma pacífica sin derramamiento de sangre»[1]).

Mi-mars, à l’occasion d’une visite de Mme Trinidad Jiménez en Egypte, le même type de discours refaisait surface. La visite de la Ministre aux nouvelles autorités était destinée à proposer l’expérience de l’Espagne dans une perspective de transition démocratique («ofrecer la experiencia de España de cara a la próxima transición democrática.»). Elle commentait plus abondamment cette proposition d’expertise en transition faite à l’Egypte que RZ. Les points communs entre la transition égyptienne et la transition espagnole reposaient sur quelques critères simples envisageables comme des constantes:

1. Dans la période de changement il y a toujours un débat entre ceux qui prônent la rupture et ceux qui prônent une réforme plus tranquille. Elle le dit de telle façon que rupture et violence semblent aller de pair et que le PSOE avait choisi alors la «réforme tranquille»,

2. Il existe un processus «naturel» d’évolution de ces transitions qui conduit au consensus. (« Es un debate bueno y sano y estoy segura de que el proceso natural logrará que los egipcios se pongan de acuerdo »[2]).

«Naturellement», au passage, la ministre vendait d’autres savoir-faire (en matière de tourisme, en particulier), comme si l’Espagne était le pays de l’expertise touristique et transitionnelle à la fois.On vend donc une transition comme modèle à exporter, pacifique, démocratique dans ses finalités, qui aurait été celle de l’Espagne entre 1975 et 1978 (les historiens de l’Espagne contemporaine apprécieront à sa juste valeur le bien-fondé de ce postulat). Je ne voudrais pas insister trop sur le caractère opportuniste de ces déclarations en réduisant leur portée puisque ce modèle espagnol de transition était absent de la plupart des discours européens pour être remplacé par le modèle de transition vécu en Europe de l’Est il y a vingt ans. A chacun sa comparaison, à chacun sa raison.

Vieille affaire d’expertise que cette notion de modèle de transition…

En 1980, le sociologue espagnol Juan José Linz, de l’Université de Yale, publiait un long article dans la Revista española de investigaciones sociológicas[3]. Pour résumer son sentiment sur cette Europe du sud qui avait vécu en Grèce, au Portugal et en Espagne une vague démocratique au milieu des années soixante-dix, il nous dit qu’il s’agissait de sociétés qui avaient toujours manifesté une position fortement réticente envers le capitalisme. Une détestation essentiellement due à l’influence des milieux catholiques et des communistes, qui freinaient avec la même obstination l’hégémonisation d’une gauche libérale plus pragmatique et plus consensuelle. Son appel aux élites pour qu’elles ajustent les possibilités de changement aux contraintes héritées du passé et à celle des temps de crise (que ce soit celle des années soixante-dix dite du «choc pétrolier» ou celle des années 92-96),  mettait en garde contre l’usage de modèles qui tenteraient d’opérer a contrario, c’est-à-dire de faire rentrer à toute force la réalité dans un modèle de transition. Le fonctionnement de l’analyse modélisée guidée par des patterns ne fonctionne pas, constatait-il, dès que l’on entre dans le réel parce que la notion de modèle suppose que les critères doivent être universels, les faits, prévisibles et l’information, lisible. Trois conditions qui ne sont jamais réunies.

Dans un article publié dix ans plus tard[4], au moment de l’écroulement du bloc de l’Est, il revenait sur d’autres processus de transition qu’il qualifiait de «processus de restauration». Ne renonçant pas cependant à évoquer la notion de mécanisme transitionnel, il distinguait deux grands groupes d’Etats: ceux qui, à l’issue d’une guerre, changent à la suite d’une intervention extérieure (libération, occupation) et ceux dont le pouvoir autoritaire en place engage et contrôle le processus de démocratisation. L’Espagne devait être rangée dans le second cas de figure.

Sa conclusion prenait une tournure assez peu engageante puisqu’elle consistait à affirmer qu’il n’y a pas de place pour un modèle de libération populaire, dans un cas c’est la force «libératrice» extérieure qui impose le changement (on pourrait penser aux guerres que l’Occident entretient depuis une vingtaine d’années dans le monde et au cas tout récent de la Libye), dans l’autre, c’est un choix des élites, la qualité de leur préparation de leurs apttitudes, leur capacité à convaincre les masses par leur discours, à jouer de leurs croyances et de leurs peurs (celles de la violence, de la perte, du vide) qui compte au premier chef. Dans un but unique:  leur faire accepter le fait que, malgré la valeur des libertés recouvrées, il fallait accepter que «l’héritage catastrophique des gouvernements non-démocratiques» ne puisse être surmonté à court termeet leur dire jusqu’à plus soif que la démocratie n’apporterait pas d’amélioration économique, que les améliorations sociales ne seraient que marginales et que  l’Etat ne pouvait pas tout, quelles que soient ses qualités ou les qualités de ceux qui exerçaient le pouvoir. Le «transitologue» reniait ainsi cette théorie des modèles que les «transitologues» politiques au pouvoir en Espagne réutilisent avec ferveur et allégresse dans leur analyse du monde comme il va.

Fin mars, les certitudes ne sont plus pacifico-modélisantes mais promptement alignées et, à propos de la Libye, Rodriguez Zapatero ne propose plus son modèle de transition pacifique mais ses armes pour «protéger le peuple libyen», en envoyant quatre F-18, un frégate F-100, un sous-marin et un patrouilleur avant d’annoncer ce matin-même qu’il ne serait pas candidat à un troisième mandat de chef de gouvernement…

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 Trois ans plus tôt, en juin 2008… mais à ce moment-là il s’agissait de renouveler un premier mandat, de vendre des armes contre du pétrole et puis… la crise n’était pas encore officiellement présente (dans les discours). 

Dans un prochain billet je reviendrai sur le concept de transition comme forme homologue au concept de traduction, ou, de façon plus générale, aux questions de transfert culturel en matière de théorie sociopolitique.


[1] El Correo du 1er mars 2011.

[2] nuevatribuna.es, 14 mars 2011.

[3] La frontera sur de Europa: tendencias evolutivas, Revista española de investigaciones sociológicas, nº 9, 1980, p. 7-52.

[4] Transiciones a la democracia, Revista española de investigaciones sociológicas, n°51, 1990, p. 7-34.