Dans mon dernier billet j’évoquais la fascination soudaine que représentait, pour certains commentateurs habitués des grands médias, la guerre d’Espagne (et, pour une bonne part, sa mythologie) dans l’exercice d’analyse de la guerre menée en Libye par les forces dites «de la coalition» exerçant un mandat de l’ONU en application de la Résolution 1973 du Conseil de Sécurité.
Tunisie, Egypte et modèle de transition à l’espagnole
Il est une autre fascination qui court dans les cercles diplomatiques et politiques espagnols, largement ignorée en France, qui est celle qui a valu au début du mois de mars une série d’articles dans la presse espagnole ou de langue espagnole. Des commentaires qui mettaient en exergue quelques déclarations du chef du gouvernement espagnol, Rodríguez Zapatero et de la Ministre des Affaires extérieures de son gouvernement, Trinidad Jiménez.
Avant que l’Espagne ne s’engage dans la «coalition internationale» pour réduire la puissance de feu et la capacité offensive de Kadhafi, le gouvernent Zapatero avait, à plusieurs reprises, fait aux voisins de la Libye alors en pleine révolution populaire des offres de service qui ne manquaient pas d’étonner.
Le 1er mars janvier 2011, un mois et demi après la chute de Ben Ali, et après des années de «coopération amicale» des gouvernements espagnols avec cet autocrate, José Luis Rodriguez Zapatero se rendait en Tunisie avec comme objectif (relevé par le correspondant à Dubaï du journal en ligne El Correo) d’aider et assister ce pays dans le processus de transition qu’il était en train de vivre.
Quel était l’argument utilisé par le chef du gouvernement espagnol pour appuyer cette offre de services? Essentiellement que pour de nombreux pays arabes la transition espagnole était un modèle puisqu’elle s’était déroulée sans effusion de sang («para los países árabes, la transición española es modelo en muchos lugares, ya que se produjo de forma pacífica sin derramamiento de sangre»[1]).
Mi-mars, à l’occasion d’une visite de Mme Trinidad Jiménez en Egypte, le même type de discours refaisait surface. La visite de la Ministre aux nouvelles autorités était destinée à proposer l’expérience de l’Espagne dans une perspective de transition démocratique («ofrecer la experiencia de España de cara a la próxima transición democrática.»). Elle commentait plus abondamment cette proposition d’expertise en transition faite à l’Egypte que RZ. Les points communs entre la transition égyptienne et la transition espagnole reposaient sur quelques critères simples envisageables comme des constantes:
1. Dans la période de changement il y a toujours un débat entre ceux qui prônent la rupture et ceux qui prônent une réforme plus tranquille. Elle le dit de telle façon que rupture et violence semblent aller de pair et que le PSOE avait choisi alors la «réforme tranquille»,
2. Il existe un processus «naturel» d’évolution de ces transitions qui conduit au consensus. (« Es un debate bueno y sano y estoy segura de que el proceso natural logrará que los egipcios se pongan de acuerdo »[2]).
«Naturellement», au passage, la ministre vendait d’autres savoir-faire (en matière de tourisme, en particulier), comme si l’Espagne était le pays de l’expertise touristique et transitionnelle à la fois.On vend donc une transition comme modèle à exporter, pacifique, démocratique dans ses finalités, qui aurait été celle de l’Espagne entre 1975 et 1978 (les historiens de l’Espagne contemporaine apprécieront à sa juste valeur le bien-fondé de ce postulat). Je ne voudrais pas insister trop sur le caractère opportuniste de ces déclarations en réduisant leur portée puisque ce modèle espagnol de transition était absent de la plupart des discours européens pour être remplacé par le modèle de transition vécu en Europe de l’Est il y a vingt ans. A chacun sa comparaison, à chacun sa raison.
Vieille affaire d’expertise que cette notion de modèle de transition…
En 1980, le sociologue espagnol Juan José Linz, de l’Université de Yale, publiait un long article dans la Revista española de investigaciones sociológicas[3]. Pour résumer son sentiment sur cette Europe du sud qui avait vécu en Grèce, au Portugal et en Espagne une vague démocratique au milieu des années soixante-dix, il nous dit qu’il s’agissait de sociétés qui avaient toujours manifesté une position fortement réticente envers le capitalisme. Une détestation essentiellement due à l’influence des milieux catholiques et des communistes, qui freinaient avec la même obstination l’hégémonisation d’une gauche libérale plus pragmatique et plus consensuelle. Son appel aux élites pour qu’elles ajustent les possibilités de changement aux contraintes héritées du passé et à celle des temps de crise (que ce soit celle des années soixante-dix dite du «choc pétrolier» ou celle des années 92-96), mettait en garde contre l’usage de modèles qui tenteraient d’opérer a contrario, c’est-à-dire de faire rentrer à toute force la réalité dans un modèle de transition. Le fonctionnement de l’analyse modélisée guidée par des patterns ne fonctionne pas, constatait-il, dès que l’on entre dans le réel parce que la notion de modèle suppose que les critères doivent être universels, les faits, prévisibles et l’information, lisible. Trois conditions qui ne sont jamais réunies.
Dans un article publié dix ans plus tard[4], au moment de l’écroulement du bloc de l’Est, il revenait sur d’autres processus de transition qu’il qualifiait de «processus de restauration». Ne renonçant pas cependant à évoquer la notion de mécanisme transitionnel, il distinguait deux grands groupes d’Etats: ceux qui, à l’issue d’une guerre, changent à la suite d’une intervention extérieure (libération, occupation) et ceux dont le pouvoir autoritaire en place engage et contrôle le processus de démocratisation. L’Espagne devait être rangée dans le second cas de figure.
Sa conclusion prenait une tournure assez peu engageante puisqu’elle consistait à affirmer qu’il n’y a pas de place pour un modèle de libération populaire, dans un cas c’est la force «libératrice» extérieure qui impose le changement (on pourrait penser aux guerres que l’Occident entretient depuis une vingtaine d’années dans le monde et au cas tout récent de la Libye), dans l’autre, c’est un choix des élites, la qualité de leur préparation de leurs apttitudes, leur capacité à convaincre les masses par leur discours, à jouer de leurs croyances et de leurs peurs (celles de la violence, de la perte, du vide) qui compte au premier chef. Dans un but unique: leur faire accepter le fait que, malgré la valeur des libertés recouvrées, il fallait accepter que «l’héritage catastrophique des gouvernements non-démocratiques» ne puisse être surmonté à court termeet leur dire jusqu’à plus soif que la démocratie n’apporterait pas d’amélioration économique, que les améliorations sociales ne seraient que marginales et que l’Etat ne pouvait pas tout, quelles que soient ses qualités ou les qualités de ceux qui exerçaient le pouvoir. Le «transitologue» reniait ainsi cette théorie des modèles que les «transitologues» politiques au pouvoir en Espagne réutilisent avec ferveur et allégresse dans leur analyse du monde comme il va.
Fin mars, les certitudes ne sont plus pacifico-modélisantes mais promptement alignées et, à propos de la Libye, Rodriguez Zapatero ne propose plus son modèle de transition pacifique mais ses armes pour «protéger le peuple libyen», en envoyant quatre F-18, un frégate F-100, un sous-marin et un patrouilleur avant d’annoncer ce matin-même qu’il ne serait pas candidat à un troisième mandat de chef de gouvernement…
Trois ans plus tôt, en juin 2008… mais à ce moment-là il s’agissait de renouveler un premier mandat, de vendre des armes contre du pétrole et puis… la crise n’était pas encore officiellement présente (dans les discours).
Dans un prochain billet je reviendrai sur le concept de transition comme forme homologue au concept de traduction, ou, de façon plus générale, aux questions de transfert culturel en matière de théorie sociopolitique.
[1] El Correo du 1er mars 2011.
[2] nuevatribuna.es, 14 mars 2011.
[3] La frontera sur de Europa: tendencias evolutivas, Revista española de investigaciones sociológicas, nº 9, 1980, p. 7-52.
[4] Transiciones a la democracia, Revista española de investigaciones sociológicas, n°51, 1990, p. 7-34.
une chose est certaine il n y a pas de modèle pour la transition. il y a uniquement des leçons a tirer des expériences passées. chaque expérience est spécifique et se construit sur le tas au cours des évènements selon les impératifs et les conditions objectives du moment et les objectifs à court moyen et long termes que l’on veut réaliser.
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Je suis assez d’accord avec vous. L’analyse des faits est essentielle. Mais on ne peut s’interdire de rapprocher tel ou tel fait, telle ou telle situation à condition de bien les mesurer. C’est moins le modèle qui importe que les différences de tous ordres qui se font jour.
C’est surtout l’usage politique du concept de modèle que je critique.
Cordialement,
SB
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