Kessel et « sa » guerre d’Espagne, un documentaire de P. Jeudy

Dimanche dernier 14 février, la chaîne publique de télévision La 5 diffusait un documentaire de 52 minutes de Patrick Jeudy, Dix jours dans la guerre d’Espagne. Le propos était intéressant, il s’agissait de retracer le périple du grand reporter Joseph Kessel dans ce pays en guerre depuis deux ans. Il effectue ce voyage pour Paris Soir fin novembre-début octobre 1938, autrement dit quand la guerre a tourné à l’avantage des troupes franquistes et avant que ne se produisent les événements du début 1939 (la perte de la Catalogne et le coup d’Etat avorté du colonel Casado). Le périple de Joseph Kessel qui, selon le documentariste, a reçu « un pont d’or » de Pierre Lazareff pour ramener articles et photographies, dure dix jours, du Perthus à Madrid.

Joseph Kessel

 

Joseph Kessel et le photographe Jean Moral en route vers Madrid

Ce film, dont le rythme de montage des images se rapproche plus du montage publicitaire, une sorte de vertige cadencé accumulant des images connues et d’autres moins connues, nous montre comment Kessel n’a pas vu la guerre, partageant son temps entre les bars ouverts et les hôtels de luxe (il loge au Ritz à Madrid). Son souci semble se concentrer sur les transports. Il est difficile de louer une voiture pour circuler en Espagne…, pour aller de Barcelone à Valence, il faut prendre le bateau…  Il faut partir par la route juchés sur le plateau d’un mauvais camion pour rallier Madrid… Il s’agit donc plutôt d’une sorte de road movie sans images (c’est ce vide que comblent celles qu’accumule Patrick Jeudy).

Enfin, le manque de tabac (le champagne, lui, coule à flot) semble être obsessif pour ce gros fumeur des temps où fumer ne provoquait pas le cancer du poumon. Sur ce dernier point, on peut mettre en parallèle les réflexions de Georges Orwell, gros fumeur également, mais bien meilleur journaliste, qui, se trouvant sur le front d’Aragon dix-huit mois plus tôt, disait : « Dans la guerre de tranchées, cinq choses sont importantes : le bois à brûler, les vivres, le tabac, les bougies et l’ennemi. » (Hommage à la Catalogne, p. 34). Il ajoutait : «Le pire, c’était le manque de tabac. Dans les premiers temps on nous avait distribué un paquet de cigarettes par jour, ensuite ce ne fut plus que huit cigarettes par jour, puis cinq. » (p.76).

Une question se pose : pourquoi Pierre Lazareff décide-t-il d’envoyer un grand reporter en Espagne ? Parce que la concurrence le faisait, pourrait-on répondre.

Mais il y a un autre argument, que j’ai retrouvé dans un récent ouvrage publié par un jeune universitaire espagnol, Mario Martín Gijón[1]. Il y relate comment le journal que dirigeait Pierre Lazareff (Paris Soir, quotidien à grand tirage, Martín Gijón avance le chiffre de 1 M 800 000 exemplaires), censurait ou refusait de publier les articles de son correspondant à Madrid, Louis Delaprée, qu’il devait trouver trop favorables à la République et trop critique envers la politique de non-intervention. Le journaliste finit par se révolter devant cette censure et consigna dans ses notes personnelles cette phrase assassine : « Le massacre de cent enfants espagnols est moins intéressant que le soupir de Mm Simpson, pute royale »[2]. Il critiquait sans ambiguïté le déséquilibre entre cette censure et la complaisance accordée à la love story entre le roi Edouard VIII et la roturière Wallis Simpson. Louis Delaprée est mort dans un accident d’avion en décembre 1936 en tentant quitter Madrid assiégé pour rentrer à Paris.

Ces précisions sont absentes du film de Patrick Jeudy.

Enfin, je m’attarderai sur une remarque curieuse du documentariste, remarque formulée au cours d’un entretien accordé à Laurent Etre pour le journal L’Humanité du 11 février dernier : «  Personnellement, j’ai été très étonné que peu de monde ait consacré quelque chose à la guerre d’Espagne, au cours des dernières décennies. »

Cette remarque est étrange alors que lui-même rappelle que Patrick Rotman prépare un film sur les Brigades Internationales et que jamais on n’a cessé, en France en particulier, de revenir en images sur la guerre civile espagnole et ses conséquences. Naturellement le discours global de tous ces films était soit conventionnel (le topique d’une Espagne pauvre, arriérée, analphabète) soit partisan (une Espagne révolutionnaire, combattante, féministe, etc.),  mais ce sont des dizaines de courts, moyens ou longs métrages qui ont été consacrées à ce conflit. Et je fais grâce à Patrick Jeudy des usages répétés de cette guerre comme référent général de toutes les guerres récentes (Afghanistan, Syrie, etc.), ou des nombreux ouvrages écrits publiés, phénomènes que j’ai déjà évoqués dans des billets plus anciens. Ce qui est vrai, c’est que le fonds de films n’a jamais passé la barre de la programmation télévisée ou rarement. Et si nous devions nous référer aux nombreux films de fiction espagnols qui évoquent cette période et qui sont largement méconnus en France, la liste serait longue.

Du côté des films militants je vous invite à aller jeter un coup d’œil sur  deux sites Internet :

La société de production Créav-Productions a produit une bonne dizaine de films sur le thème de la guerre d’Espagne et ses conséquences, tous réalisés par Dominique Gauthier et Jean Ortiz. En octobre dernier, ils éditaient leur dernier film, Compañeras, dont la structure est faite de trois éléments, témoignages, images d’archives et narration historique confiée à un(e) spécialiste (il s’agit ici de Geneviève Dreyfus-Armand). Il s’agit de récits et témoignages de femmes espagnoles ayant participé à tous les combats, de la guerre civile à la mort de Franco, en passant par la résistance française[3].

Et pour finir, citons le fonds de films Cinéarchives (archives filmées du PCF) qui propose quelques films sur l’Espagne dignes d’intérêt.

[1] La resistencia española (1936-1950), Badajoz, Departamento de Publicaciones de la diputación de Badajoz, 2014, 552 p.

[2] Les articles écrits  (censurés et non-censurés) par Louis Delaprée ont été publiés après sa mort, en 1937, par Tisnée, sous le titre Mort en Espagne, et réédités en 2009 en Espagne par Raíces dans une édition de Martin Michom sous le titre Morir en Madrid.

[3] Dominique Gauthier & Jean Ortiz, Compañeras, DVD, Créav-Productions, 2015, 70 mn.

 

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Michael Kohlhaas, Un Quichotte sans Sancho

PHOedcc2c62-c47c-11e2-82bd-ed616738bb79-805x453Voici quelques jours j’ai vu le film d’Arnaud des Paillères, Michael Kohlhaas, adaptation du roman éponyme d’Heinrich Von Kleist publié au début du XIXe siècle.

L’histoire de ce marchand de chevaux, homme de la classe moyenne paisible qui va jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la violence pour faire respecter son droit est à la fois exceptionnelle et glaçante. Le contexte est celui de la réforme et de l’établissement de frontières douanières entre la Saxe et la Prusse et la subsistance de certaines formes de violence féodale dans la structure de ces Etats germaniques, tout ceci au milieu d’une tourmente religieuse  née un siècle plus tôt, le développement de la Réforme luthérienne.

Arnaud des Paillères déplace l’intrigue dans d’autres paysages, dans un autre contexte historique, il la déplace vers la France de ce même XVIe siècle finissant et vers le sud, entre Béarn et Navarre. Le Prince Electeur de Saxe devient une Marguerite de Navarre machiavélique, aussi forte qu’un lion et aussi rusée qu’un renard. Et les paysages sont ceux d’une Lozère austère et froide, ce qu’elle est en vérité pendant la saison hivernale, ceux qui aiment ces paysages-là le savent bien. Les changements sont nombreux. La fille de Michael Kohlhaas est un personnage ajouté, le chemineau catalan interprété par Sergi Lopez aussi et Denis Lavant est une synthèse de la pensée protestante sur le pouvoir qui engage à la soumission et à la pénitence.

http://abonnes.lemonde.fr/culture/article/2013/08/13/arnaud-des-pallieres-a-50-ans-ce-qui-m-interesse-c-est-toujours-la-question-de-la-revolte_3460684_3246.html

L’homme Michael Kohlhass qui en résulte (sous les traits de Mads Mikkelsen) me plaît. Il n’est pas sans me rappeler l’espagnol de l’Abbaye aux Hommes de Caen dont je parlais il y a quelques jours qui écrivait sur l’un des murs de cette abbaye, à la même époque ou peu s’en faut,  « Antes muerto que mudado ».

Dans l’entretient que j’ai mis en référence ci-dessus Arnaud des Paillères évoque un fait avéré qu’il a tenté de restitué dans son film : « …il y avait à l’époque, notamment dans le sud de la France, des tas de petits parlers, de dialectes… Les gens se comprenaient d’une langue à l’autre, surtout les marchands. »

Ainsi il propose un échange bref entre Michael Kohlhaas et le pasteur qui protège sa fille en hochdeutsch, passage incongru mais fascinant et il donne à Sergi Lopez l’occasion de nous proposer, sous la silhouette d’un Sancho Panza venu d’une autre culture, un long monologue cervantin en langue catalane. Voici ce qu’il en dit dans le même entretien :

« Alors que j’étais en phase d’écriture, je me suis pris de passion pour le plus beau film d’époque que j’aie vu depuis des années : Honor de Cavalleria, d’Albert Serra. Je tombe par terre en le voyant, je rêve un jour de pouvoir faire une chose comme celle-là, tellement pure, tellement splendide, tellement délicate ! Le personnage joué par Sergi Lopez est une sorte d’hommage au film. Il ne vient pas de Kleist, c’est une invention pure. Ensuite, un peu pour remercier Sergi d’avoir accepté ce petit rôle, je lui ai proposé de dire son texte en catalan. »

En France, ce manque de linéarité des langages a toujours importuné, ceci apparaît toujours dans les critiques faites au film (par exemple on peut lire dans Le Figaro du 24 mai 2013 cette petite, toute petite remarque:

« Dépayser Kleist, pourquoi pas? Mais les acteurs – le Danois Mads Mikkelsen et l’Allemand Bruno Ganz – dialoguent en français, chacun avec son accent. »

Perfide remarque… pourtant la diversité des langues  est un élément moteur et nécessaire des fictions  qui  se situent dans une France diverse, celle des temps monarchiques.

En voyant la figure de Michael Kohlhaas telle que la propose le film, homme blessé à mort par l’injustice, on ne peut s’empêcher de penser à  Don Quichotte et la référence d’Arnaud des Paillères au film d’Albert Serra Honor de cavalleria est explicite. Michael Kohlhaas serait un Don Quichotte qui n’aurait pas rencontré son Sancho alors que leurs chemins s’étaient croisés.

Pour terminer cette note, je pense que ce film est tout d’abord un hommage à René Allio mais aussi à John Ford et à Clint Eastwood. La façon de filmer la violence, la rendre étouffante, indécise, muette, de prendre un parti pris austère dans les dialogues –on parle peu, sans aucun excès de ton, sans effets-, l’ombre et la lumière se mêlant en contrastant chaque scène. Bref du bon cinéma, humaniste et sans concessions.  

Note de fin: Le roman d’Heinrich Von Kliest a été réédité cet été dans la collection des Mille et unes nuits (n° 622) accompagné d’un commentaire d’Arnaud des Paillères sur son adaptation au cinéma , de fiches sur les personnages et d’un entretien avec Mads Mikelsen. Tout ça pour un prix modique…

Wiederholung

Lors d’une journée d’études qui s’est tenue début juin à l’Université de Rouen sur le thème des guerres civiles, j’étais revenu sur l’intense production mémorielle qui saisit la fiction historicisée espagnole ou péri-espagnole quand elle tente de revenir sur la guerre civile et ses conséquences. Une question demeure en toile de fond de ce genre appelé, faute de mieux, « roman historique », celle de la possibilité pour celui qui a vécu des évènements tragiques de ne pas vivre toute une vie sans mettre fin à ses « retours de mémoire ». La question centrale était la suivante :

L’homme peut-il échapper à l’histoire ?

Une réponse partielle est apportée par l’herméneutique historique et la notion de « retour au temps » propre à Wilhelm Dilthey. En se donnant le choix de « revivre son passé », capacité reprise sur le plan ontologique par Martin Heidegger qui la nomme « répétition » (Wiederholung), et dont Francisco J. Conde[1] disait qu’elle représentait «una suprema tentativa genial de escapar a la consecuencia de la radical historificación del ser del hombre».

Les exemples de cette philosophie du retour vers ce point de départ posent la question de la réparation des torts ou de la rechercher de l’équilibre, et les illustrations de l’usage de ce concept par les auteurs de fiction est des plus patents au cinéma. L’exemple de Gran Torino de Clint Eastwood est  un modèle de répétition de l’acte qui a fait du personnage de Walter Kowalski un zombie prisonnier de son histoire,  un individu broyé par l’histoire de l’Amérique. Il en échappe par un acte de retour sur ce passé, mais comme le souligne Philippe Julien[2] : « la répétition n’est en aucun cas une restauration conservatrice du passé, c’est une re-prise, au sens d’une répétition musicale. »

Un autre film, vu récemment, apporte une variante à la question. Le fils de celui qui a recherché, sans jamais l’atteindre, ce point de son passé qui l’a soumis à l’histoire pour retrouver la paix de sa jeunesse (retrouver « l’avant »), peut-il défaire ce qui a été noué ? Il s’agit de This must be the place de Paolo Sorrentino. Une rock star à la retraite  vit une profonde dépression dans un château en Irlande. Le personnage, interprété par Sean Penn, a cessé de se produire vingt ans plus tôt parce que ses chansons avaient provoqué le suicide de jeunes fans. Ce personnage chaplinesque, clown pathétique fardé comme Marilyn Manson ou comme Robert Smith, le chanteur de The Cure, décide de retourner aux Etats Unis pour enterrer son père, juif polonais déporté à Auschwitz qui avait passé sa vie à tenter de retrouver le gardien de camp qui l’avait humilié. Ce retour vers ce moment qui avait empoisonné la vie de son père, c’est le fils qui l’accomplira en traversant les Etats-Unis d’est en ouest. Il retrouvera ce gardien, vieux cacochyme terré dans une cabane au milieu des neiges des Rocheuses. Dans une construction filmique étrange, le personnage de la rock-star dépressive, en menant à terme ce processus de wiederholung, redonnera la paix à son père et, du même coup trouvera la sienne.

Le film veut malheureusement tout dire sur cette traversée, sur les rencontres de Cheyenne (la rock-star), des moments savoureux –en particulier sa rencontre avec un chasseur de nazis, avec  un courtier en bourse ou encore avec l’inventeur des valises à roulettes, petit rôle dans lequel on retrouve l’un des plus grands seconds rôles du cinéma des dernières quatre décennies, Harry Dean Stanton-.

Mais il reste le propos initial, celui de la nécessité des enfants de ceux qui ont été happés par l’histoire de revenir vers cette source pour, comme le dit Sean Penn dans un entretien accordé au Figaro en août 2011, à l’occasion de la sortie du film, « apprivoiser ses peurs ».

Rien de bien sûr… Ca reste de la fiction même si reviennent irrésistiblement en tête les vers du poème de Rudyard Kipling :

If you can wait and not be tired by waiting,

Or being lied about, don’t deal in lies,

Or being hated, don’t give way to hating,

…  you’ll be a Man, my son!

 

http://www.youtube.com/watch?v=E1gDoZpl7Fk


[1] CONDE GARCÍA Francisco Javier, Teoría y sistema de las formas políticas, Madrid, Comares, 2006.

[2] JULIEN Philippe, Je suis déjà là, La structure de la relation entre homme et être dans Être et temps de Martin Heidegger, Peter Lang, 2007.

The Border Trilogy/ La Trilogie des confins/ La trilogía de la frontera, Cormac Mc Carthy

Avez-vous un ou plusieurs romans de Cormac Mac Carthy? Il est connu pour avoir écrit No Country for Old Men, adapté au cinéma en 2007 par les frères Coen et, dans une moindre mesure, pour avoir écrit également The Road, (La route) roman adapté au cinéma en 2009 par John Hillcoat sous le même titre.

Comme une procédure normale dans ce cas-là, j’ai tout d’abord lu No country… puis La route et je me suis aventuré dans d’autres romans, toujours aussi désespérément sombres, Child of God, Blood Meridian et la Trilogie des confins, trois romans décalés sur l’histoire de deux cow-boys (John Grady Cole et Billy Parham) pendant les années de déclin de ce métier symbolique de la conquête de l’ouest, entre la fin des années trente et la fin des années cinquante.

Je ne souhaite pas vous parler des détails, ni du style ni du fond de ces romans. Je souhaite plutôt revenir sur un élément  essentiel de la trilogie, celui de l’usage de la langue. Ces trois histoires (comme Méridien de sang) se passent toutes «à cheval», bien sûr, mais aussi à cheval sur une frontière, celle qui sépare, entre Tijuana et El Paso, les Etats-Unis du Mexique. Les personnages se déplacent à cheval, ce qui permet une certaine lenteur, une accroche surlignée des paysages, des rencontres de part et d’autre de la frontière, des variations de temps et de climat qui rendent le rapport à la nature aussi terrifiant que celui du dernier passage from life to death.

Je reviens donc à la langue. Dans la Trilogie des confins (que j’ai lue dans sa traduction française), l’auteur a voulu conserver dans leur langue plausible tous les dialogues échangés en espagnol (ils sont nombreux, jusqu’à constituer un bon tiers de l’ensemble). Ce switch permanent entre les deux langues, et le jeu qui en découle entre personnages est l’un des fondements des trois romans. La frontière matérialisée entre ces deux Etats était alors invisible et perméable, ce qu’elle n’est plus du tout aujourd’hui, la seule vraie frontière était celle de la langue. Bien sûr, pour tout lecteur qui vit à la frontière entre deux ou plusieurs langues ou qui a une bonne maîtrise de l’espagnol, cette lecture est possible. Mais pour les autres? J’ai essayé, en vain de lire ce que Cormac Mc Carthy ou ses exégètes auraient pu dire à propos de ce choix. Florence Stricker a consacré une excellent essai à cet auteur et de très bonnes pages sur ces romans du sud-ouest, avec de belles remarques, dont celle qui souligne comment Cormac Mc Carthy «réduit le western à deux de ses composantes essentielles (le meurtre et l’espace)»… mais rien sur ce passage incessant d’une langue à l’autre.

En vérité, cette question aurait du n’intéresser que les éditeurs en langue espagnole des romans de cet auteur. Pour une raison très simple: traduire en espagnol ses romans, c’est leur faire perdre d’emblée cette présence constante de la deuxième immatérialité de la frontière et de son passage. On note souvent dans les fiches de recensions de ses romans du Sud-ouest, des phrases de ce genre: «McCarthy incluso aprendió español para darle autenticidad al libro». Oui, et alors? Il n’y a aucune authenticité à utiliser l’espagnol, on peut y voir surtout à la fois un risque éditorial qui, outre les effets stylistiques et typographiques qu’accumule l’auteur (ponctuation souvent absente, digressions philosophiques), rendent ses livres difficiles d’accès au commun des lecteurs.

Le texte le plus intéressant que j’ai trouvé est un entretien avec le traducteur des romans de Mac Carthy, Luis Murillo Fort, publié en 2010 dans le n° 14 de la revue de traductologie de l’Université de Malaga, TRANS.

http://www.trans.uma.es/

D’emblée, le traducteur évoque « una agradable tortura » en évoquant ce travail. Evoquant les références culturelles qui lui ont servi (le film de Sam Peckinpah, The wild Bunch, par exemple). On peut dire que ce traducteur (usant de sa méthode empirique)  ne se pose à aucun moment le problème. Il se le pose surtout à propos des éléments dialectaux ou des formes régionales de l’anglais qu’à propos de l’espagnol. Mais il est vrai qu’il évoque surtout les romans de l’est de cet auteur. La Trilogie des confins a été publiée en 2008 en Espagne, sous la responsabilité de Pilar Giralt Gorina et de Luis Murillo Fort.

Mais rien n’est dit non plus sur cette question. Elle reste ouverte, puisque l’auteur lui-même accorde très peu d’entretiens et s’explique le moins possible sur ses choix stylistiques. 

La langue française se porte bien

The Artist, film français produit par la Warner, a obtenu un franc succès à la soirée des Golden Globes et est sur la voie royale avec une chance assez forte pour remporter au moins un Oscar à Hollywood. Le cinéma français triomphe donc aux Etats-Unis.

Il y a cependant un bémol, que Philippe Sollers n’a pas manqué de souligner, dans une remarque incidente faite au cours d’une émission quasi nocturme de débats à propos de tout et de rien (Ce soir ou jamais)… Quelle belle leçon de défense de la langue française!, remarquait-il,  The Artist est un film fançais, certes, mais qui nous raconte le Hollywood des années vingt et surtout, c’est un film… muet! Pour qu’il soit diffusé dans les salles américaines, on peut espérer qu »il n’y aura pas à la doubler.

Ce petit détail me fait me souvenir que quand j’étais enfant (vers la 5 ou 6ème Glorieuse selon Jean Fourastié qui en compta 30), mes parents m’envoyaient le jeudi au patronage laïque. Ca se passait dans un quartier alors populaire de Montpellier qui s’appelle toujours Figuerolles, et qui, comme Montmartre, a été et est toujours  Commune Libre.

http://thierryarcaix.com/1948-1962.html

Nous étions rassemblés dans une école dont le nom me laissait inévitablement songeur chaque semaine puisqu’il s’agissait de l’école Ferdinand Buisson. Je me plaisais alors à penser qu’il devait s’agir de l’inventeur du concept d’ école buissonière

Les après-midi pluvieux, le directeur du patronage sortait son projecteur 16 mm des placards de la grande salle de jeux de l’école et nous projettait des films de toute sorte mais surtout des courts métrages muets de Chaplin, Mack Sennett, Harold Lloyd et de temps en temps de nos favoris, Laurel et Hardy. Il lui arrivait aussi de nous passer des films de Max Linder. Pour nous, pas d’ambiguité possible, Max Linder en mousquetaire, en homme du monde -portant son fameux « chapeau de soie »-, était américain. Ce n’est que bien plus tard que je sus qu’il était français, né dans le sud-ouest, et même qu’il avait eu une fin tragique.

Soyons donc prudents. La langue française plaît aux  Etats-Unis quand elle chante -Piaf, Chevalier, Aznavour, Bécaud- ou quand elle se tait.

Le gunner à la triste figure

Dans mon dernier billet, j’avais promis de revenir sur la question des transitions politiques comme modèle de transfert culturel ou, pour être plus précis, comme travail de traduction au sens général du terme.

Mais comme les promesses n’engagent que ceux qui y croient, selon la formule française emblématique du cynisme politique ambiant, je souhaite évoque tout autre chose. Un blog doit être «accidentaliste» par sa nature, obéir aux aléas des rencontres, du temps présent et passer, en apparence, du coq à l’âne. Traiter de la question ci-dessus, ce sera pour une autre fois… 

Cher cinéma de nos vingt ans…

Je  m’adresse aux lecteurs de ma génération, pas à celle de Tron (1982) ni à celle qui ignore que Will Smith reprend en 2007 le rôle que Charlton Heston tenait en 1971 dans I am a legend[1].Je ne risque pas grand-chose si je dis que nous avons tous vu le film de John Sturges Les sept mercenaires (The magnificent seven, 1960), pas grand-chose non plus si je vous dis qu’il s’agissait d’un remake des Sept Samouraïs d’Akira Kurosawa (1954), la plus belle leçon de cinéma d’action de tous les temps. Chacun a dans la tête la formidable musique du film que nous devons à Elmer Bernstein, à ne pas confondre avec Léonard Bernstein qui a écrit à la fois la musique de Sur les quais (On the Waterfront) d’Elia Kazan (1954) et de West Side Story (1961) de Robert Wise.

Mais nous ignorons peut-être que ce western a eu une descendance prolifique sous toutes les formes possibles. Pour le détail, je vous renvoie vers l’excellent dossier proposé en septembre 2010 par riffhifi (je parierai bien qu’il s’agit d’un pseudo!) dans la revue électronique Krinein Magazine (http://www.krinein.com/cinema/les-sept-mercenaires-japon-lespace-10273.html).

Au milieu d’une douzaine de productions hétéroclites allant d’un genre à l’autre (du péplum à la SF), du Retour des sept mercenaires au dernier Stallone (Expendables), je voudras mettre en avant une reprise, datant de 1969, Les colts des sept mercenaires, version sans Yul Brynner, j’insiste.

Comme je n’avais jamais vu cette version et que RTL9, chaîne guidée par une habile politique de contre-programmation, en proposait la diffusion samedi 2 avril, je me suis installé devant mon poste de télévision et … je l’ai regardée.

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L’essentiel de l’histoire: un «homme de l’ouest», Chris, rôle interprété par l’un des plus prolifiques spécialistes de seconds rôles, George Kennedy, recrute un groupe d’anciens gunners ou pistoleros pour se rendre au Mexique et aider un petit village de «peones» à se défendre de l’injustice du pouvoir en place. Trente minutes pour recruter, trente minutes pour explorer le terrain, trente minutes d’assaut final et beaucoup de morts.

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Les variantes du scénario sont nombreuses: les stéréotypes de chacun des mercenaires ne sont pas tout à fait les mêmes, le leadership de Chris n’est même pas contesté par un rival dangereux (rôle interprété avec une telle modernité par Steve Mc Queen qu’il soufflera la vedette à Yul Brynner dans le film de Sturges) puisque le chef de la bande des quarante voleurs lui dit en substance: «c’est toi le chef, ça se voit à ton regard».

Les plus intéressantes sont liées à la mise en situation historique du film, nous sommes au début des années 1890, l’époque des cow-boys est révolue, nos hommes sont des héros fatigués ou retirés des affaires. Par exemple, le rôle de Levi Morgan, vieux champion du maniement du couteau, devenu fermier et père de famille est tenu par une autre figure célèbre du cinéma, James Whitemore, rien à voir avec le suicidaire Britt interprété par James Coburn dans la version Sturges.

 Comment a commencé la révolution mexicaine

Mais le film devient intéressant lorsque apparaissent dans l’histoire deux figures de mexicains, un jeune homme et un enfant qui finiront par ébranler les certitudes monnayées des mercenaires. Le premier, celui qui les recrute, s’appelle Maximiliano O’Leary (mélange étonnant entre l’évocation indirecte de l’empereur Maximilien et celle d’une figure d’irlandais révolutionnaire) et le second, le jeune garçon dont le père est emprisonné par la troupe militaires des «Federales». Ces derniers sont les méchants du film, alors que les bandits mexicains ne sont que des figures de second plan qui se fichent du sort des «peones» et n’accourent que lorsque la victoire est acquise. Le jeune garçon s’appelle…  Emiliano Zapata! L’histoire devient donc celle de l’initiation de l’un des chefs de la révolution mexicaine dont toute la ferveur, la résolution lui ont été insufflées par les deux figures survivantes du groupe de mercenaires: Chris et Levi Morgan. Deux figures paternelles, une première rude et droite, Chris, une seconde, protectrice et chaleureuse, Levi.

Je ne reviendrai pas sur le facile jeu des noms, les deux sont des figures de Messie, la première en porte le nom (christos), la seconde est la seule qui porte un nom complet, Levi Morgan, évocation explicite de l’un des descendants de l’une des plus anciennes familles de colons de la Virginie occidentale. Sa figure rappelle également de façon troublante le Morgan d’un autre western que j’avais évoqué ici, Un homme nommé cheval ou même le fermier ancien gunner interprété par Clint Eastwood dans Unforgiven, deux films dans lesquels apparaît Richard Harris, dans le rôle titre puis dans l’un de plus extraordinaires seconds rôles qu’il ait joué, celui d’English Bob.

J’ai été beaucoup plus intrigué par ce qui semblait devenir une évidence à l’écoute des dialogues: ce film est une adaptation non pas d’un scénario de Kurosawa, non pas le énième remake des Sept Mercenaires mais bien une adaptation réussie du Don Quichotte de Cervantes.

Le Quichotte de l’ouest américain

Le rapport entre Chris et Maximiliano est identique à celui qui unit Don Quichotte et Sancho. Ce dernier parle toujours par proverbes qu’il dit toujours dans un excellent espagnol. Chris est un homme du passé: sa tirade nostalgique sur la disparition des bisons, de la frontière et des chasseurs et trappeurs et des gunners fait de ces derniers de véritables héros de romans de chevalerie. Max (ainsi que le rebaptisent les mercenaires) est un homme de la terre, rieur et attaché à ses racines, rien à voir avec la tristesse lourde de Chris.

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Enfin de nombreux épisodes sont là pour attester de ce que je dis: la libération des galériens, la grotte d’où l’on ne revient jamais -la forteresse qu’il va falloir prendre d’assaut et qui est appelée La cueva de la Rata, lieu manifeste d’un enfer insoupçonnable (Une scène est librement adaptée du Qué viva México de Serguei Eisenstein pour le figurer). Mais c’est surtout la façon dont les dialogues entre Chris et Ma sont tressés autour du contraste des langues, des silences de l’un et de la jactance populaire de l’autre, jusqu’à la scène finale où, dans un espagnol impeccable, Chris dit à Max un proverbe de sa propre création: Los cobardes mueren de mil maneras, los valientes, solo de una. Une façon de conclure l’histoire pour le gunner en rendant hommage aux futurs héros de la révolution mexicaine: j’ai plus appris de vous que vous n’avez appris de moi.

Ce que d’une certaine façon, le Quichotte sur son lit de mort dit à Sancho dans un dernier éclair de lucidité:

Perdóname, amigo, de la ocasión que te he dado de parecer loco como yo, haciéndote caer en el error en que yo he caído de que hubo y hay caballeros andantes en el mundo. 


[1] Evoquer cette nouvelle adaptée deux fois au cinéma me permet de rendre hommage à mon ami Vincent Chenille, à son inlassable activité de cinéphile -type humain bien français défini par son encyclopédisme, son refus de hiérarchiser les productions culturelles et ses passions multiples-. Il y a à peine un mois il publiait en compagnie de Marie Dollé et de Denis Mellier aux Editions Encrage Université les actes du colloque consacré à l’écrivain Richard Matheson qu’avaient organisé en décembre 2008 l’Université de Picardie-Jules-Verne et la Bibliothèque Nationale de France.   Richard Matheson, Il est une légende, Encrage Université, 2011, Amiens, 260 p.

Ciné-Babel

Dans ce blog, dont le rythme de publication est plutôt irrégulier, c’est le moins que je puisse dire, je parle beaucoup de cinéma. La raison en est simple, c’est dans la fiction filmée que les enjeux de langue, de transmission des cultures et de traduction sont les plus fréquemment soumis à tout un chacun. Cet été, pourtant avare en soirées pluvieuses, j’ai eu l’occasion de revoir trois films qui, chacun à sa manière, posent la question même du caractère « décisif » de la langue et même de son rôle moteur dans la construction de l’intrigue. Dans l’ordre ces trois films sont Vicky Barcelona de Woody Allen (2008), Copie conforme d’Abbas Kiarostami (2010) et Inglorious Basterds de Quentin Tarantino (2009).

Ils n’ont aucune caractéristique commune si ce n’est d’être du cinéma et d’être le fruit d’u travail original de scénarisation de situations totalement différentes. Du point de vue du genre, ils s’appuient sur des codes éprouvés: le récit d’un apprentissage amoureux pour le premier, celui d’une rencontre fortuite pour le second et le film de guerre ou d’action. Comme d’autres grands metteurs en scène de cinéma (Hitchcock, Buñuel, Kubrick) l’adoption d’un genre est l’occasion d’user d’une commodité stylistique dans laquelle ils se sentent à l’aise pour la distordre de telle manière qu’elle en vient à devenir secondaire. J’oubliais une autre caractéristique commune, ils ont tous trois signé la scénario de leur film.

Le seul vrai trait commun est celui de l’usage qu’ils font des langues. Dans le film de Woody Allen, deux jeunes étudiantes américaines débarquent à Barcelone sans connaître un seul mot d’espagnol. Dans celui de Kiarostami, l’histoire se passe entre Arezzo et Lucignano, en Toscane et ses deux personnages centraux sont une galeriste française (Juliette Binoche) et un universitaire anglais (le chanteur d’opéra William Shimell). Dans le film de Quentin Tarentino, l’action se déroule en France pendant la guerre et l’occupation et les personnages sont allemands (ou plutôt germanophones), français et américains.

Ces situations sont banales mais, au lieu de gommer ces différences par l’emploi d’une sorte de lingua franca cinématographique (tout le monde comprend tout le monde et chacun se limite à ne pas faire oublier son origine en usant d’un accent reconnaissable -le phénomène Papa Shultz que j’ai évoqué dans une chronique précédente-), les trois se servent de la langue comme d’un authentique personnage.

Si nous voulons être clairs, prenons-les dans l’ordre.

Dans Vicky Barcelona, le personnage joué par Javier Bardem (il s’appelle Juan Antonio, comme l’oncle de Javier Bardem, Juan-Antonio Bardem, cinéaste fondamental des années cinquante et soixante) est bilingue. Il est une sorte de passeur, d’initiateur, qui ouvre aux deux jeunes filles certaines portes de son Espagne, rappelant aussi, sous certains aspects, le visiteur qu’incarne Terence Stamp dans Théorème de Pier Paolo Pasolini, immoral et mystique. Il est aussi au centre des disputes violentes qui embrasent l’atmosphère du « ménage à trois » qu’il partage avec son ex-épouse et la jeune Vicky. Dans ce cas-là il devient bilingue et exhorte son épouse (Penelope Cruz) à parler anglais quand elle s’adresse à sa rivale. La difficulté de se mettre d’accord sur une langue commune figure très bien la difficulté à maintenir un équilibre dans ce « montage » marital. On le sait depuis Jules et Jim, et même depuis  que les sociologues chrétiens s’occupent de la famille, le corps social rejette tout ce qui n’est pas conforme à sa croyance. Je signale une bizarrerie intéressante: j’ai vu la version anglaise st et la version doublée en français. dans cette dernière, Penelope Cruz et Javier Bardem sont également doublés en espagnol par les acteurs qui les doublent en français, afin, je suppose, d’assurer une certaine continuité du timbre de voix.

Dans Copie conforme, Juliette Binoche incarne le rôle d’une française qui vit et travaille à Arezzo. Elle a un fils avec lequel les rapports semblent tendus et il n’y a pas de père à l’horizon. Elle jette son dévolu sur un universitaire anglais qui vient donner une conférence sur son dernier ouvrage (il est présenté au public par son traducteur, petit clin d’œil à la suite de l’histoire et au titre-concept du film). L’intrigue se déroule en 24 heures, elle commence en fin d’après-midi (la conférence) à Arezzo et s’achève à le lendemain à huit heures du soir dans une chambre d’hôtel de Lucignano. L’intrigue tient à trois fois rien mais est totalement surprenante car elle mêle deux motifs archi-rebattus du cinéma que nous pourrions résumer ainsi: « une femme rencontre un homme » et « une femme retrouve son mari ». Le jeu que cette femme impose à cet homme devient fascinant, mais je ne m’attarderai pas sur cette intrigue. Revenons plutôt à la langue: l’homme parle anglais, la femme parle français, le lieu parle italien. Le film est un savant broderie autour de ces trois impératifs naturalistes puisqu’il est toujours question de traduction et, surtout, d’interprétation (dire et traduire le vrai par le faux, le faux par le vrai, etc.).

Quentin Tarantino se sert des langues comme opérateur dans la progression de son intrigue. Le seul personnage multilingue du film est un officier allemand (le très bon Christoph Waltz) , à la perversité digne d’un personnage de Buñuel -violence et fétichisme-. dans la première séquence du film, fondatrice de l’intrigue, nous sommes chez un paysan français dans un pays de montagne. Ce dernier cache dans sa cave une famille juive qui a fui Paris. Cette séquence, faite de longs bavardages de cet officier sur la nature humaine, la chasse et les rats, bascule quand l’officier, aussi odieux que possible, se sachant écouté par les personnes cachées sous le plancher de bois de la ferme, décide d’employer l’anglais pour convaincre le paysan de lui céder et de dénoncer ces juifs. Comme dans tous les films de Tarentino, la violence (toujours extrême) est précédée par un monologue justificatif (toujours très long) de celui qui va l’exercer. Même si la construction de cette séquence rappelle, par ses effets visuels, les séquences d’ouverture des films de Sergio Leone, l’hypertexte remplace son exact contraire, le silence qui baignait  les ouvertures des films du maître du western-spaghetti.

Le premier point commun, c’est l’impossibilité matérielle de voir ces films en version doublée. Dans sa chronique cinéma, Isabelle Regnier (Le Monde-Télévisions du 29 août) remarque à juste titre à propos d’Inglourious Basterds que ce film est « jouissif » (pardonnez le vocabulaire des journalistes, il date un peu) surtout par « le grand bonneteau linguistique qu’orchestre Tarantino, faisant parler leur propre langue à chacun de ses personnages, et utilisant la maîtrise linguistique comme une arme stratégique décisive. » Ainsi la seule version originale devient pertinente. Autre curiosité, afin de ne pas le confondre avec un obscur film de macaroni-combat d’Enzo Castellari, The Inglorious Bastards (1978)[1], l’orthographe du titre a été sciemment déformée, ainsi la copie se distingue de l’original par la méthode de l’altération, qui est le fondement même de la technique scénaristique de Tarantino.

Que penser de ces films-babel? Ils sont la tendance actuelle d’un cinéma qui s’affranchit peu à peu du doublage pour compter sur un minimum d’imprégnation linguistique du public, populaire ou pas. Les exercices de compréhension des langues par le contexte de l’intrigue deviennent intéressants, y compris d’un point de vue pédagogique, quand de nombreux profs de langues désespèrent de trouver des supports d’apprentissage (voir et entendre sur le site du CIRP,  http://www.ciep.fr/forums/2006/index.php).



[1] Le titre italien de ce film est « Quel maladetto trene blindato« . L’acteur vedette de ce film, Bo Svenson, fait une apparition dans le film de Tarantino, hommage du plagiaire au  nanar plagié.

De la domination de l’anglais et autres affaires où il est question d’indiens, de chevaux et de langues minoritaires…

On envisage toujours la question de la prédominance de l’anglais dans le monde comme un phénomène nouveau reflétant pour l’essentiel la puissance économique des nations dont cette langue est la langue officielle dans le cas de la Grande Bretagne ou la langue dominante de fait dans celui des Etats-Unis.

On l’envisage aussi comme le résultat d’une qualité intrinsèque de cette langue souvent présentée comme un « Excellent outil de communication, simple, efficace, précis, tolérant, et souple, il a su s’adapter à tous les terrains et à toutes les situations au cours de l’histoire. » http://anglais-online.com/services-online/sorg/sorg2.htm. Il faut tout de même savoir que ce phénomène n’est pas nouveau. Je vais évoquer un exemple, un seul, de cette question telle qu’elle fut évoquée en 1891 par Friedrich Engels dans sa préface à la deuxième édition de son célèbre ouvrage L’origine de la famille, de la propriété et de l’Etat[1].

Dans cette préface, qu’il consacre à un bilan de l’état de la recherche en matière d’étude sur les origines de la famille, Friedrich Engels met en parallèle les recherches menées par Lewis H. Morgan aux Etats-Unis (il publie Ancient Society en 1877) et celles qui le furent par les anthropologues anglais de cette deuxième moitié du XIXè siècle, Edward Burnett Tylor ou John Ferguson Mac Lennan. La polémique tourne autour des variantes de structure de la famille dans les sociétés archaïques.

Il me ten avant les novateurs et ceux qui s’en tenaient à des conceptions qu’il juge dépassées. Parmi ces novateurs, il cite une sorte de précurseur, Johann Jakob Bachofen (18151887) qui publie en 1860 une histoire de la famille, Das Mutterrecht, qui remet en cause les théories alors en cours essentiellement en Grande Bretagne selon lesquelles dans l’était le plus primitif de l’homme il n’y avait aucune règle en matière de sexualité et de filiation.

Engels résume la pensée de Bachofen ainsi :

« C’est Bachofen qui, le premier, a remplacé la formule creuse d’un état primitif inconnu où auraient régné des rapports sexuels exempts de toute règle… ; il a prouvé que, par la suite, la descendance ne pouvait primitivement qu’être comptée en ligne féminine, d’une mère à l’autre ; que cette validité exclusive de la filiation féminine s’est maintenue longtemps encore à l’époque du mariage conjugal… ».

Or, remarque Friedrich Engels, l’ouvrage de Bachofen est resté inconnu à tel point que cinq ans plus tard en Grande Bretagne, JF Mac Lennan publie un ouvrage sur les mêmes thèmes sans aucune référence à Bachofen. Pure ignorance ? Volonté de passer sous silence une recherche et des conclusions gênantes pour ce chercheur puisqu’elles contredisaient par avances les siennes propres ?

Friedrich Engels met en avant une autre explication :« Le gros in-quarto de Bachofen était écrit en allemand, c’est-à-dire dans la langue de la nation qui alors s’intéressait le moins à la préhistoire de la famille actuelle. C’est pourquoi il resta inconnu. »

Cette explication appelle un commentaire. La langue est le support et le témoin des intérêts culturels et scientifiques nationaux, si on suit le raisonnement du frère jumeau de Karl Marx. Telle ou telle langue dominera donc tel ou tel espace de la connaissance selon qu’elle appartiendra à une nation dont l’idiosyncrasie l’amènera à s’intéresser à tel ou tel aspect de l’histoire ou de la culture humaine. En quelque sorte, la langue et sa réception hors de ses aires de développement dépend de l’état et des orientations des « intérêts culturels » de la nation qui la porte et qu’elle porte. Je ne chercherai pas à conclure pas à ce propos, même si on peut considérer qu’Engels en n’évoquant pas le lien entre langue et puissance économique montre bien qu’il n’était pas marxiste 24 heures sur 24, à considérer les liens subtils entre infrastructure et superstructure…

Lewis Morgan, l’anthropologue américain né à Aurora, s’est intéressé aux Iroquois. C’est à partir de l’étude de cette société qu’il a fondé toute son histoire des sociétés anciennes, histoire dont Marx et Engels s’inspireront abondamment pour aboutir à l’ouvrage que ce dernier publiera après la mort de son alter ego en se servant des centaines de notes que Marx avait laissées.

Ceci m’amène à tout autre chose. Dimanche soir, j’ai vu un western que je n’avais pas revu depuis sa sortie en salles (1970), Un homme nommé cheval (A man called Horse). Je l’ai vu parce que mon ami A…, toujours attentif à nos nostalgies communes, m’avait signalé qu’il était proposé par la chaîne Arte ce soir-là.

Nous sommes dans les premières années du XIXè siècle. Un aristocrate anglais, dont le rôle est interprété par Richard Harris (le Marc-Aurèle de Gladiator), chasse sur les terres des Sioux dans les territoires libres du Dakota. Fait prisonnier par une tribu locale, il est offert pour compenser la mort de son fils à une vieille dame indienne en guise d’animal de labeur.

Le fil de l’histoire est essentiel pour un spectateur moyen car quasiment les trois quarts des dialogues sont écrits en langue dakota (non sous-titrée), les seuls personnages parlant anglais sont notre homme-cheval et le fou du village, un fils de trappeur français et de femme shoshone, Baptiste, qui devient l’interprète « assermenté » du héros du film, une sorte de Sancho à qui la présence de cet anglais a redonné une forte envie de liberté.

Par ambition et pour survivre dans un environnement qu’il ne comprend pas, l’homme-cheval gravira tous les échelons du statut tribal et acceptera toutes les épreuves imposées pour devenir guerrier sioux puis chef à la mort de Main-Jaune, le chef de la tribu et « beau-frère » de notre héros (un aristocrate anglais ne pouvait que devenir chef…).

Ce film analyse avec beaucoup d’intelligence les phénomènes d’acculturation d’un homme « civilisé » dans une société dite « sauvage » ou « primitive ». Il reflète aussi assez bien cette nouvelle vision des peuples conquis d’Amérique qui domine le cinéma dans ces années-là. On peut citer aussi Little Big Man comme autre film témoignant de cette modification de l’image de l’indien dans le cinéma d’Hollywood.

Il donne aussi envie d’apprendre la langue des Sioux

(http://kwaswa.tripod.com/id30.html ).

Mais le plus intéressant c’est le nom que les scénaristes ont donné à ce personnage incarné par Richard Harris, il s’appelle Lord John Morgan, petit hommage discret à l’auteur d’Ancient Society.


[1] Nous nous référons à l’édition française de cet ouvrage, celle que publièrent les Editions Sociales en 1972, édition supervisée par Emile Botigelli, texte traduit par Jeanne Stern.

Les pieds nus de Cendrillon

Et si on jouait au jeu du film préféré ? Le mien, depuis toujours est La Comtesse aux pieds nus (The Barefoot Contessa) de Joseph Mankiewicz. Pourquoi ? Pour diverses et multiples raisons.

La première tient à l’extrême modernité de ce film de 1954 : la multiplicité des narrateurs (ils sont trois), la voix off (celle des narrateurs) et un lieu du récit –le présent des narrateurs- qui est tout bonnement un cimetière italien, celui de Rapallo, ville côtière magnifique à mi-chemin entre Gênes et La Spezia. Et la pluie…

La deuxième est liée à la distribution (ce que des âmes modernes appellent aujourd’hui le casting) : Humphrey Bogart, Ava Gardner, Edmund O’Brien, Rossano Brazzi et, dans un tout petit rôle, Franco Interlenghi. Ce dernier a débuté au cinéma à 15 ans, en 1946, avec un premier rôle dans Sciuscià de Vittorio de Sica. Il avait aussi à son actif un rôle important dans I Vitelloni de Federico Fellini (1953) et un rôle de témoignage dans le dernier film de Michele Placido, Romanzo Criminale, magnifique histoire de bandes et de maffias romaines (2005).

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La troisième, c’est l’histoire elle-même. Dans le cimetière de Rapallo, un groupe de personnes (l’esthétique noire du deuil sur un fond de paysage méditerranéen est bouleversante) assiste à l’enterrement de María d’Amata, une actrice d’origine espagnole, météore qui  aura traversé le cinéma avant de mourir tragiquement. Le récit nous est donné par trois narrateurs, celui qui a mis en scène ses trois films (Humphrey Bogart), un agent et producteur haut en couleur (Edmund O’Brien) et le mari, veuf et assassin de la belle María, le Comte Torlato-Favrini (Rossano Brazzi). Le premier narrateur (Bogart) est le seul qui ne soit pas vêtu de noir, il porte un trench-coat (peut-être celui de Philip Marlowe) et ne s’abrite pas sous un parapluie. Il évoque sa « découverte », celle d’une jeune danseuse de cabaret qui se produit à Madrid, María Vargas (rôle tenu par Ava Gardner), qu’il emmènera à Hollywood où elle deviendra sous le nom de María d’Amata une star dès son premier film avant d’être courtisée par tous les hommes, de vivre la vie des palaces de la Côte d’Azur, d’épouser un Comte italien et de mourir de deux coups de feu tirés par ce dernier.

Pour ces années-là, l’histoire est difficile à raconter puisqu’il s’agit de l’ascension et de chute d’une star, mais aussi de la vie et de mort d’une jeune et belle femme à la recherche du bonheur impossible. Le fil rouge , c’est l’histoire de  Cendrillon. Une enfance malheureuse, une mère acariâtre et méchante, la misère vécue pendant la guerre d’Espagne dans un Madrid bombardé et affamé. Là où l’histoire tourne au cauchemar, c’est que le prince qui l’enlève (même s’il ne s’agit que d’un Comte) ne laisse aucun espoir au happy-end. Comment terminer cette histoire par le sempiternel « Ils vécurent heureux et eurent de nombreux et beaux enfants », quand le soir de la nuit de noces, le Comte apprend à la Comtesse qu’une blessure de guerre l’a privé à tout jamais de l’usage de son système reproducteur. Cette scène est formidable car s’il n’y avait eu l’extrême beauté d’Ava Gardner, sa sobriété et sa présence, le public, méchant par nature, aurait ricané. Mais on ne rit pas.

Venons-en à notre propos.

 Pour lui annoncer ce problème le Comte a choisi un stratagème. Il ne souhaite pas le dire à la Comtesse de vive voix mais il lui tend un document militaire qui rend compte de la gravité de ses blessures. Le problème, c’est que la Comtesse ne comprend pas l’italien. Il lui faut donc traduire ce texte. Le choix de Mankiewicz d’introduire cette déconvenue dans une scène aussi importante est tout simplement génial : il permet de mettre le Comte dans un embarras justifié, d’être tenu de faire face à cette humiliation qui consiste à dire à son épouse (et comme il s’agit d’Ava Gardner, on saisit encore mieux l’immense frustration!) qu’il ne peut plus… depuis le 25 octobre 1943.

Parce qu’il s’agit là du deuxième fil rouge du film, la langue. Tout au long du film le metteur en scène des films de María d’Amata (Bogart), qui ne parle pas espagnol, ne cesse de lui demander comment on dit ceci et cela en espagnol et, alors qu’il tient entre ses bras le corps sans vie de l’actrice et que le mari téléphone à la police pour se dénoncer, il demande à ce dernier « Comment dit-on Cendrillon en espagnol ? ». Le monde cosmopolite du cinéma et des palaces oublie souvent ses origines. Si María n’avait pas succombé à la stupide morbidité jalouse de son mari, elle aurait répondu « Cenicienta »… Un mot espagnol curieux puisqu’il est presque l’homophone de Cinecittá, le  studio romain où le film a été tourné. Et que menotté en espagnol se dit « esposado ». 

Et enfin, la pluie, les trois narrateurs pour une même histoire, c’est bien le fond narratif de Rashomon, film d’Akira Kurosawa (1950), mon deuxième film préféré…

La figure du traître

Dimanche dernier, nous étions le 27 septembre, j’ai regardé, sur une chaîne publique, en VF, un film américain moyen qui raconte en substance une histoire de Président des Etats-Unis sous la menace d’un attentat terroriste. Un film assez ennuyeux, qui nous rappelle que cette nation amie vit des moments de paranoïa chronique. Mais, il y a Kim Basinger dans le rôle d’une First Lady désespérée et Michael Douglas dans celui de l’agent secret après lequel tout ses collègues courent alors qu’il est innocent.

Dans les services rapprochés du Président (dont le nom de code pour ces agents en costume noir impec est « Classic »), il y a un traître… Il  collabore avec d’odieux maffiosi de l’est européen (des méchants sanguinaires à accent). Tout accuse P Garrisson (M. Douglas) alors que sa seule faute a été de vivre une love affair avec la First Lady, c’est tout. Finalement, le traître sera démasqué, Douglas-Garrisson blanchi, mais… viré. Le traître était l’agent responsables des déplacements du Président, Un certain William Montrose (Hal Hartley). Ancienne taupe du KGB, il continue de servir ses anciens contacts dont on ne voit pas bien pour quelle raison ils veulent attenter à la vie de ce Président… Il (le traître) meurt héroïquement en demandant à Douglas-Garrisson de protéger ses enfants.

Voilà pour le pitch de ce -presque- navet, ou daube comme disent les plus jeunes, pour passer d’une métaphore horticole à une métaphore culinaire empruntée à la langue espagnole. On peut aller consulter l’entrée  daube du Dictionnaire etymologique et historique du Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales,

http://www.cnrtl.fr/etymologie/daube .

Est-ce un moment d’ennui qui m’a saisi? Au bout de 30 minutes j’en étais à chercher les signes qui nous donneraient la clé de l’histoire ou le nom du traître. Il fallait laisser de côté la ridicule histoire de l’ami de Garrisson-Douglas, rôle tenu par Kieffer Sutherland, qui voue une haine tenace au premier parce qu’il croit qu’il a couché avec sa femme (mais non! Il n’a couché qu’avec la femme du Président…enfin, quoi…) et celle de la jeune femme agent dont on se demande ce qu’elle vient faire dans cette histoire (Eva Longoria). Certes, le dit Montrose renifle trop souvent -est-il sous l’emprise d’une drogue pituitante?- mais la clé, on le comprend aux deux tiers du film, c’est son patronyme, il s’appelle Montrose… traduction fantaisiste et cryptée de Rosenberg.

On l’avait là sous les yeux, on avait son nom et on n’avait pas compris que sous un nom patronymique aux Etats-Unis, il y a toujours un mystère! Un bon traducteur aurait compris tout de suite. Nous savons que les enfants des Rosenberg ont été sauvés après l’exécution de leurs parents, mais que, pour leur protection, ils ont changé de nom.

Je me méfierai donc de tous les noms que nous distille Hollywood ou le cinéma en général. Souvenons-nous aussi de Money Penny, la secrétaire de M, secrètement amoureuse de James Bond et du nom de toutes les James Bond Girls. Mais je laisse cette dernière question aux spécialistes, parmi lesquels mon ami Vincent Chenille qui en sait plus sur la série écrite et filmé des James Bond qu’aucun humain cinéphile au monde.