Le pain quotidien

La Société des Amis de Jean-Louis Flandrin, De Honesta Voluptate, compte des « historiques ». Mohamed Oubahli est l’un d’enter eux. Marocain, homme de culture, passionné par l’histoire et l’anthropologie, il n’a eu de cesse au cours de ces vingt dernières années de mener, dans des conditions quelquefois difficiles, des recherches patientes sur l’alimentation au Maghreb dans cet espace culturel foisonnant d’échanges, de « transferts » de savoirs et de pratiques. Je me sens particulièrement heureux de pouvoir enfin avoir entre les mains l’ouvrage qui nous livre la quintessence même de ses travaux. Cet ouvrage vient d’être publié au Maroc par la Fondation du Roi Abdu-Aziz sous le titre La main et le pétrin, alimentation et pratiques culinaires en Occident musulman au Moyen-Age. Il s’agit d’un livre imposant de 590 pages dont l’objet essentiel est d’examiner la fabrication, les formes et l’usage du pain dans les sociétés médiévales de cette partie du monde dans laquelle l’Espagne musulmane tient une place importante.

Pains, galettes, couscous, pâtes, toutes ces formes de transformation de la farine sont passées en revue et chacun y trouvera des enseignements extrêmement précieux sur les usages, leurs transformations et les raisons de l’abandon de telle ou telle forme ou pratique. S’il est clair que les fidawsh entrent encore dans la confection de mets contemporains espagnols (les fideos que l’on ajoute aux potages ou dans les plats à la mode ressurgis ces dernières années à Valence – la fideuà-) on se demandera pourquoi le couscous (c’est-à-dire la semoule de blé) est absent des traditions culinaires espagnoles. La réponse est politique:  Mohammed en esquisse le contour en évoquant les traités :

« … manger un couscous [pouvait] apparaître come un acte vil, voire hérétique, et conduire par conséquent devant le Tribunal de l’Inquisition. »

Ces réflexions sur le phénomène d’acculturation religieuse par l’imposition du rite a toujours été au centre des débats de la néo-scolastique espagnole des XVIè et XVIIè siècles.  Je prendrai  un seul exemple. Grâce aux notes prises par ses étudiants, a pu être sauvée une leçon que le théologien Francisco de Vitoria (1483-1546) donné dans les années 1530-1540 à Salamanque. Elle a été publié sous forme de Traité sous le titre générique La Ley, et on voit très vite que la question de l’interdit est essentielle. Tournant autour de concepts de loi naturelle et de loi positive et traitant de la façon dont doivent être jugés les attitudes de chacun,  Vitoria s’y livre à un examen des dispenses accordées au jeûne. Il reste là à l’intérieur d’une tradition classique du débat autour de cette question:

« …porque antes de que estuviera prohibido era bueno comer carne el viernes, pero ahora es malo. Por consiguiente hay que tener por cierto que las leyes civiles, obligan bajo culpa.  »

Lectura 125, La Ley (édition de Luís Frayle Delgado), Madrid, Tecnos, 1995, page 40.

Mais, avec la prudence nécessaire du maître et théologien, quelques bribes allusives montrent bien qu’il pense au-delà de la question de la rupture du jeûne:

« No hay que juzgar […] que pequen mortalmente, porque la injusticia es pequeña, […] por ejemplo comiendo carne el Viernes Santo, o haciendo cosas semejantes. »

Lectura 127, id., page 60.

Les ouvertures que Mohamed Oubahli nous propose sur ces questions, son érudition et l’appel fait à des sources extrêmement diverses donnent à son ouvrage une dimension peu commune, une approche concrète des techniques, des outils, des métiers, une approche comparée des usages et de la consommation de produits panifiés depuis le Moyen-Orient jusqu’à l’Espagne musulmane. Passionnant.

On pourra aussi consulter avec avantage les deux  numéros de la revue Horizons Maghrébins,  55 et 59  consacrés aux nourritures du Maghreb (sous le titre général, « Manger au Maghreb »).

Par la même occasion, je vous signale que j’ai mis « en lien » l’adresse internet de la Société des Amis de Jean-Louis Flandrin, De Honesta Voluptate.

 

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Chorizos y chorizadas

Quest-ce que le chorizo?

L’une de ces pièces de charcuterie que seuls les espagnols et les portugais savent préparer. Salaison dont la couleur est due à l’emploi de pimentón, poudre de poivrons doux ou relevés qui lui donne aussi pour une bonne part sa saveur inimitable.

Mais un « chorizo » dans l’espagnol populaire est aussi bien autre chose. Par la vertu des glissements métonymiques que nous connaissons bien, un aliment a souvent désigné dans l’argot populaire celui qui le consomme, comme emblème de ses goûts (considérés comme peu raffinés ou étranges par ceux qui les donnent).

Depuis quelque temps le chorizo est très tendance en Espagne, pas celui que j’évoque plus ahut, mais un autre type de chorizo, type humain malfaisant, le politicien ou homme d’affaires corrompu. En somme depuis le début de la crise, les chorizos se portent bien. Ils constituent une appellation d’origine contrôlée, ceux qui ont tiré bénéfice de la spéculation éffrenée qui a sévi en Espagne au cours de ces dernières années. Les exemples de la dénonciation de ces corrompus sont légion., « trop de chorizo, pas assez de pain », lisait-on sur une pancarte brandie par un indigné du 15 mai 2011.

http://throughnikaseyes.blogspot.fr/2010/05/chorizos-ibericos.html

http://www.lemonde.fr/idees/article/2012/07/02/les-espagnols-en-ont-assez-des-chorizos_1728002_3232.html#ens_id=1271383&xtor=RSS-3208

Mais « chorizo » n’a pas toujours été égal à corrompu…  C’était tout simplement un voleur, de la même famille que « el carterista », le pickpocket. En général ils s’en prenaient au tout venant et , quelquefois, aux banques. Mais visiblement ceuyx qui font les poches du petit peuple en Espagne ce sont les banques, l’inverse n’est plus vrai. La famille de cet emploi argotique est très riche: « choricear », « choriceo », « choricero », « chorizar », et même « chorizada », dernier terme que ne relève pas mon édition du Gran Dicconario del Argot dans son édition de 2000. Pourtant « la chorizada », l’arnaque, est bien connue et employée depuis longtemps.

Dans le Nuevo Diccionario de voces de uso actual, quelques nouveautés:

« Chorizilla », femme facile et « chorizo », flotteur pour jeux de plage…

On trouve également une  acception à caractère raciste. Un chorizo (prononcer « chourissou »), pour les catalans de mes jeunes années était un espagnol du sud, un immigré. Vieille tradition raciste qui consiste à affubler l’autre du nom de son mets préféré: morue, melon, frog, etc.

Elle fait irrésistiblement penser à l’argotique chouraver (verbe) :synonyme argotique de voler. Chouraver, choucraver, chourrer, chourer (que nous prononcions toujours « tchourer » quand nous étions gamins, puisqu’on dit qu’il vient d’une variété de la langue tzigane: « tchorav », voler.

 

Vignes et vins

Dans un  article du Monde Style publié le 20 juin, est rapportée la nouvelle de l’inscription à l’inventaire des monuments historiques d’une vigne située en plein cœur de la zone de production gersoise.  C’est un fait assez exceptionnel qui mérite qu’on s’y arrête.

150 ans d’âge, une structure d’exploitation en carré… voilà qui est exceptionnel!

Mais notre attention a tout d’abord été sollicitée parce que l’auteur de l’article hésite dans l’emploi de formes différentes pour nommer cet ensemble. Il titre : « Des vignes centenaires classées monument historique ». Puis, dans son article il évoque une « parcelle de 0,4 hectare, plantée de souches non greffées, […] 600 pieds répartis sur 12 rangs ». Qu’est qui est plus que centenaire, la parcelle, la vigne ou les souches ?

Mon passé d’ancien vendangeur a refait surface. Dans mon Languedoc natal, cette confusion entre vigne-souche, vigne-parcelle et vigne-activité était vécue quotidiennement. Comme était absent du langage du vigneron celui du pluriel « vignes ». Il allait « à la vigne », même si les vignes qu’il « portait » étaient divisées en plusieurs parcelles. Les souches n’existaient que comme unité de comptage, on les appelait « pieds » et leur nombre indiquait l’extension ou l’exigüité du domaine, jamais exprimées en hectares. Surtout on ne parlait jamais de « vignoble », trait de modestie locale. Alors qu’en Espagne le terme « viñedo » a toujours été d’un emploi très courant.

Ensuite, mon attention a été interpelée par un détail commenté par Monsieur Olivier Bourdet-Pees, directeur de l’association des producteurs de vin du Gers, Plaimont-Producteurs. Il signale que sur les vingt variétés recensées sur cette parcelle 7 sont inconnues au bataillon des cépages, phénomène qu’il qualifie joliment de « multitude passionnante ». Comment se fait-il qu’une telle mémoire ait été perdue ? On peut l’expliquer. L’épidémie provoquée par le phylloxera vastatrix a fait disparaître de nombreux encépagements traditionnels soit parce victimes de la maladie, soit parce qu’interdits, éradiqués au sens premier du terme pour empêcher cet insecte malfaisant de se refaire la cerise. Seul le piémont pyrénéen a été épargné par cette méchante bête.

C’est donc dans cet ouest protégé qu’on continué à survivre la folle blanche, la folle noire (folle= feuille) le camaralet de Lasseube, le tannat et le malbec (qui on prospéré outremer, en Argentine en particulier, grâce à de nombreux vignerons du sud-ouest français installés dans cette région du monde); Y  survivaient aussi jusque dans les Cévennes et les Charentes les cépages interdits, Clinton, Noah, Jacquez, Herbemont, Othello, Isabelle

Sept de perdus, d’accord… Mais on sait qu’il y en a 5 à 6000 à travers le monde, portant des appellations souvent différentes (on avance le chiffre de 400 000 appellations!).

Un terrain idéal de recherche pour un terminologue ou un lexicographe!

Mais rien de tel que de lire toutes affaires cessantes :

Roger DION, Histoire de la vigne et du vin en France : des origines au XIXe siècle, Paris, Clavreuil, 1959, 770 p. (réédition, Paris, Flammarion, 1991 – réédition, Paris, CNRS, 2010).

Marcel LACHIVER. Vins, vignes et vignerons, histoire du vignoble français (Paris : Fayard, 1988 ; in-8°, 717 pages).

Enfin,  pour ceux qui aiment les vins espagnols sans trop les connaître, l’indispensable en matière de savoir sur la plus fameuse des appellations espagnoles, les vins de la Rioja, le livre de Joël BREMOND,

« Vignobles et vins de Rioja – Rencontre entre l’ancien monde et le nouveau monde ? », Dijon, PU de Dijon, 2011, 237 pp.

 

Un petit entremets avant de revenir bientôt aux dictateurs et aux dictatures.

Transfert culturel, l’exemple du vin

L’histoire du vin et de son négoce illustrent parfaitement, à bien des égards comment toute activité humaine complexe est avant tout une affaire de transfert culturel. Je souhaite évoquer aujourd’hui cette question à travers un petit livre republié récemment. en format Poche:  

Kermit Lynch: Mes aventures sur les routes du vin, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 2008, 347 pages.

Cet ouvrage date de 1988 et dispose en anglais d’un titre plus explicite: Adventures on the wine route, A wine buyer’s  Tour of France.Kermit Lynch est un  négociant en vins qui depuis qu’il a ouvert une boutique de vins fins en Californie en 1972 n’a cessé de sillonner le monde entier et en particulier l’Europe et plus particulièrement la France pour acheter des vins étrangers et les installer dans ses rayonnages aux côtés des vins locaux.

 Sa forme entre dans la tradition des livres de voyage mettant en scène un acheteur, prisonnier du goût de sa clientèle, qui aime les vins capiteux: « A l’époque, dit-il, les palais californiens exigeaient des « gros » vins qui en mettent plein la bouche sans considération d ‘aucune autre qualité, y compris l’authenticité. »

 Il était aussi assujetti à un problème, celui du transport par la voie maritime: les vins achetés traversaient en containers l’Atlantique, franchissaient le canal de Panama pour être débarqués dans le nord de la Californie, à San Francisco. Il sera l’un des premiers importateurs à utiliser des containers frigorifiques.

Alors qu’il s’était contenté d’acheter ses vins étrangers à des importateurs, il décida assez vite de les acheter lui-même et d’écumer l’Europe afin d’aller à la rencontre des vins qu’il souhaiter proposer tels qu’ils existaient dans leur propre environnement culturel. Il souhaitait se rendre dans les caves elles-mêmes, rencontrer les producteurs et éleveurs sans passer par le négoce.Une difficulté supplémentaire en découla: celle de la langue. Naturellement, Kermit Lynch ne parlait pas français, mais l’obstacle avait aussi une autre dimension qu’il évoque à peine, malheureusement: « On comprend mieux le style des vins californiens quand on pénètre l’esprit de nos pionniers et l’on ne peut apprécier réellement les vins français sans connaître la façon dont ils sont considérés par les Français eux-mêmes. Il faut aller à la source, descendre dans leurs caves froides et humides, déguster en leur compagnie, écouter enfin le langage qui est le leur pour décrire leurs vins. Ce n’est pas le vocabulaire qu’on utilise en Californie, de sorte que, le plus souvent, il est impossible de traduire exactement les termes du vin d’une langue à l’autre. » Le linguiste que je suis est sensible à ces considérations, traduire, ce n’est pas seulement régler une balance d’équivalences mais aussi transférer des critères culturels d’un contexte historique, sociétal vers un autre, en sachant que cette limite de l’impossible existe.

Voici donc le cœur de ces tribulations d’un marchand de vin californien en France: surpasser la barrière des contextes, celle de la langue et, enfin, celle du goût. Avec un impératif: ne pas perdre d’argent et si possible, en gagner.

Le livre est chapitré selon les régions de production, son trajet s’opère dans le sens des aiguilles d’une montre, il démarre par les pays de Loire pour s’achever à Chablis.

En dehors de toutes les considérations sur les conditions de production, les questions de terroir, la part d’innovation, le rôle du négoce (en particulier dans les vins de Bordeaux), l’environnement des vins (paysages et gastronomie), Kermit Lynch nous propose une successions de rencontres plus originales les unes que les autres, quelquefois cocasses, quelquefois savantes. C’est un véritable récit d’apprentissage, cet homme d’affaire nous dit qu’il a trouvé au cours de toutes ces pérégrinations à travers le vignoble français une sorte de vérité, synthétisée par la phrase qui conclut cet ouvrage, à lire comme on déguste une part de pizza à  la coupe en marchant le long de la Via dei Fori Imperiali:  » Un verre de bon vin contient plus  que du vin. »

Des eaux troubles et de leur usage

Nous avons déjà évoqué l’eau du bain et les eaux glacées du calcul égoïste. Il existe une expression en espagnol qui relève aussi de la métaphore humide : « en agua de borrajas. » La définition donnée par le dictionnaire María Moliner (« no resultar nada de una cosa en definitiva ») rejoint celles que l’on peut trouver sur internet : «El modismo acabar en agua de borrajas se aplica a aquella circunstancia que, pareciendo que tendrá trascendencia, finaliza sin importancia alguna.» C’est l’eau de boudin bien connue des amateurs de déception à la française. Qu’est-ce donc que cette eau de bourrache qui serait aussi peu nutritive qu’elle serait la manifestation d’une déception totale? La « borrago officinalis » est toujours présentée comme une plante « pleine de vertus » par les jardiniers et, comme son nom latin l’indique, des vertus essentiellement médicinales. C’est sa richesse en nitrate de potassium et en thésinine (plante que les doctorants devraient consommer sous forme d’infusion,… je plaisante!) qui en fait une plante médicinale aux propriétés multiples relevant toutes des transits de toute sorte. La fleur se consomme en salade, la feuille en potages ou en gratins et, à défaut d’épinards, d’oseille ou de tétragone, elle remplit convenablement (j’allais dire « avec dignité ») sa fonction culinaire. En Navarre on la consomme en menestra, autrement dit mélangée à d’autres légumes (la carde ou bette de carde, la bette ou poirée, le haricot vert). Autant l’expression espagnole incite à la découverte gastronomique d’une plante relativement facile à cultiver, autant l’expression française est décourageante car elle évoque plutôt l’aléa gastrique et ses conséquences. Une interprétation intéressante voudrait que « l’eau de boudin » soit une dérivation d’expressions antérieures: « s’en aller en aunes de boudin » ou « s’en aller en os de boudin ». Mais sur ce dernier point, il y a contestation (http://www.expressio.fr/expressions/s-en-aller-en-eau-de-boudin.php) Je ne vois donc de lien entre l’expression espagnole et la française que dans la vertu laxative et ses effets. Il se trouve que l’expression espagnole dispose d’une variante : « quedar en agua de cerrajas ». Autre plante définie de la façon suivante dans le freedictionnary.com (http://es.thefreedictionary.com): «Cerraja (del b. l. serralia): f. BOT. Hierba de la familia compuestas (Sonchus arvensis) de tallo hueco y ramoso y cabezuelas amarillas, sin involucro, en corimbos terminales.» Sa traduction serait « Laiteron (ou Laitron) des champs », plante sauvage aux fleurs jaunes dont le suc (laiteux, précisément) serait un bon remède contre la goutte. Mais il reste un mystère : pourquoi l’expression espagnole s’obstine-t-elle à mettre la bourrache au pluriel ? Les définitions espagnoles utilisent la forme latine « borrago » pour en dériver des adjectifs à usage classificateur : borragináceos, plantes appartenant à la famille de la bourrache. On aurait un usage savant du masculin, el borrago, et un usage populaire du pluriel, las borrajas. Il faudrait chercher et affiner mais il est certain qu’on doit trouver une explication, mais je dois dire que je cale. Juste une petite intuition qui pourrait s’avérer fausse : le pluriel aurait très bien pu « migrer » et passer de « aguas » à « borraja » et « cerraja », mais ce n’est peut-être-là que le souvenir un brin poétique des « Eaux de mars », « Aguas de março », bossa nova de Tom Jobim et de Chico Buarque de Holanda, inventaire métaphorique du sentiment amoureux : É pau, é pedra, é o fim do caminho é um resto de toco, é um pouco sozinho é um caco de vidro, é a vida, é o sol… são as aguas de março fechando o verão é a promessa de vida no teu Coraçao…