Le Droit
de pétition, Loi du 22 décembre 1960.
Puisqu’il est question de démocratie directe, de référendum d’initiative populaire ou d’initiative citoyenne en France, de référendum comme application du droit à l’autodétermination en Catalogne, il m’a semblé utile de revenir sur un épisode parlementaire de la dictature franquiste. En souhaitant que cet épisode éclaire sur la réversibilité et l’ambiguïté de toute proposition d’exercice des droits et en particulier du droit de revendiquer et du droit de décider et, de manière générale, de toutes les formes de prise de décision souveraines.
Le 12 novembre 2001, le Parlement espagnol adoptait la Loi organique
4/2001 règlementant l’usage du droit de pétition prévu par l’article 29 de la
Constitution espagnole[1].
Cette Loi venait se substituer à une autre Loi, à objet similaire,
datant du 22 décembre 1960, qui était restée en vigueur après le 27 décembre
1978 car elle n’était pas contradictoire avec la nouvelle Loi fondamentale.
Cette faculté lui permit donc de rester en vigueur jusqu’à l’adoption de la
nouvelle Loi mais également d’être l’objet d’un traitement jurisprudentiel qui
établissait le principe selon lequel une Loi ne pouvait être invalidée si elle
pouvait être jugée « en consonancia » [en harmonie] avec la
Constitution (sentences du Tribunal Constitutionnel du 2 février 1981 et du 8
avril 1985[2]).
Ce principe eut toute son importance dans l’étape de mise en conformité des
normes selon le principe de hiérarchie après 1978 car il permettait d’assurer
une continuité légale entre la Loi antérieure et celle qui devrait, un jour la
remplacer.
En 2001, c’est la dernière étape de ce processus qui s’achève puisqu’il
s’agit d’adopter une Loi Organique traitant de ce thème et, par là même, d’en
finir avec le maintien dans l’ordonnancement juridique d’une loi « pré-constitutionnelle »
d’autant plus encombrante d’un point de vue philosophique et éthique qu’elle
portait sur un droit rangé dans la catégorie des Droits Fondamentaux.
Ainsi, même s’il ne s’agit pas là du fond de cette réflexion, je
voudrais pointer une difficulté liée à la périodisation de cette étape de la
vie institutionnelle, politique et sociale de l’Espagne, qui est celle de la
détermination du « temps » de transition, quand commence-t-elle et
quand finit-elle ? Ce ne peut être réduit à une question de point de vue
mais bien un sujet de débat fondamental, puisqu’on voit bien que la transition
en matière de mise à jour du corpus législatif a été très lente et, sous
certains aspects, n’est pas encore terminée. Pour aller plus loin dans le
paradoxe, on pourrait presque s’aventurer à affirmer qu’elle ne le sera
probablement jamais. Admettons en tout cas que c’est le volontarisme espagnol
né des conditions de rédaction de la Constitution qui, en ce début de
millénaire, présidait encore à l’établissement de certaines lois (par exemple,
pour ceux qui en ont suivi la progression, la nouvelle Loi sur la Nationalité
adoptée en 2002[3]),
surtout celles qui concernent « el primer paquete de Derechos
fundamentales », c’est-à-dire celles qui correspondent aux articles 11 à
13 du titre premier, (nationalité), et articles 14 à 29 (droit fondamentaux
bénéficiant d’une protection constitutionnelle directe[4]).
L’objectif
de la Loi du 22/12/60
Il faut signaler qu’au départ de cette tentative de réflexion sur le
Droit de Pétition, il y eut surtout la lecture d’un curieux discours
parlementaire rencontré au fil des consultations du BOCE des années 59/66 dans
le cadre d’une autre recherche. Il avait attiré mon attention car il s’agissait
de l’un des premiers discours parlementaires de l’un des personnages politiques
les plus en vue du second franquisme, Laureano López Rodó. Devant un parlement
obéissant et docile, il se livra le 19 décembre 1960 à un exercice pédagogique
de théorie politique bien à sa manière et sûrement apprécié comme il devait
l’être par les Cortes[5].
Dans ces années-là Laureano López Rodó est encore relativement éloigné de
l’action politique. Professeur de Droit, il jouit, comme d’autres jeunes
juristes, d’une certaine complaisance, parce qu’il est brillant et qu’on peut
lui confier certaines tâches spécialisées, surtout dans son domaine (le Droit
public et le Droit administratif). De ce fait il peut participer à certaines
commissions (ici la Comisión de Leyes Fundamentales) et défendre devant
le Pleno des Cortes de nouvelles propositions de Loi avec une certaine
maîtrise technique, mais aussi avec habileté politique ; ce n’était pas la
qualité la plus partagée par les hommes du régime les plus en vue du moment.
Le discours
de López Rodó a pour but de donner à un Etat espagnol toujours en souffrance de
légitimité, quelques repères (on dirait aujourd’hui « éléments de langage »)
qui lui permettront, ou permettront surtout à ses acteurs, de faire face aux
critiques extérieures de plus en plus virulentes contre la dictature, des
critiques qui sont considérées par les nouveaux cadres du franquisme proches de
l’Opus Dei comme le fruit du complot éternel de la Réforme contre la conception
catholique, apostolique et romaine de l’Etat.
Si je
souligne le décalage entre la date d’adoption de la Constitution espagnole et
l’adoption d’une nouvelle Loi organique sur le Droit de Pétition (23 ans), je
pourrais relever un écart assez grand également entre la Loi de 1960 et le
texte fondamental dont elle prétend être l’application, c’est-à-dire le Fuero de los españoles du 17 juillet
1945. Mais, dans ce second cas, on doit souligner une différence majeure :
il n’existait pas de texte « préconstitutionnel », bon ou mauvais,
qui eût pu jouer le rôle de Loi d’application du Fuero. On peut donc avancer
qu’il y avait là un véritable vide légal, qui permettait à ceux qui
complotaient contre l’Etat franquiste de dire que les Droit Fondamentaux
étaient bafoués ou, quand ils étaient mentionnés dans le Fuero, étaient lettre
morte, ce qui n’était que la stricte vérité.
Le vide
devait donc être comblé en usant d’une stratégie de « lucarne propice »
correspondant à un moment de répit politique. En effet, le Plan de
Stabilisation commençait à faire ressentir ses effets positifs (réduction de la
dette et évitement de la banqueroute de l’Etat) avant que le maintien des
mesures d’austérité qui en découlaient
ne deviennent insoutenables et soient la cause des puissants mouvements sociaux
de 1962. On peut donc envisager de s’aventurer à quelques réformes dans le
domaine constitutionnel et, en tout cas se livrer à une démonstration de
démocratisme à peu de frais.
Dans cette
même période l’autre pilier de la démonstration ce sera la défense de la
négociation collective comme principe régulateur de la vie sociale.
L’avantage
était triple :
- montrer que l’Espagne avait la
capacité d’amender et de perfectionner son arsenal légal, qu’elle vivait les
mêmes préoccupations démocratiques que toute autre nation et qu’elle était
capable d’assumer les évolutions nécessaires.
- mettre en avant le caractère
humanistique de l’Etat espagnol, défenseur et promoteur de droits ancestraux
(donc liés étroitement au droit naturel), contre les versions totalitaires de
l’Etat, en mettant en avant la défense d’un droit fondamental de l’individu,
capacité qui lui était déniée par ses détracteurs extérieurs.
- lier de façon explicite le droit
public civil et le droit public chrétien, puisque le droit de pétition était un
droit qui était considéré comme trouvant son origine dans l’application dans
l’exercice de la souveraineté du principe de vertu princière marqué par trois
critères « piedad, condescendencia y misericordia » (José Carlos
Suárez Escalona, « La nueva regulación del Derecho de petición », Foro de Cultura Policial, www.forculpol.com).
Le discours
de López Rodó
L’angle d’attaque de la défense de la Loi adopté
par son rapporteur correspond à un objectif explicite : s’opposer au
formalisme de la théorie pure du droit qui ne conçoit l’Etat que comme confondu
avec l’ordonnancement des Lois, reflet pur d’un système normatif dans lequel la
place de l’individu (ou de la personne) ne serait que celle d’objet auquel
elles s’appliquent, autrement dit une conception totalitaire du droit, une
conception antihumaniste que Rodó rejette au nom de la tradition espagnole à la
fois d’ancien régime (qu’il fait remonter à la reconquista) et antilibérale, en toute logique.
Sous cette
apparente profession de foi humaniste se dissimule une vision planétaire dont
la figure principale serait le combat éternel, dont l’Espagne serait le porte
flamme, contre toute forme de pensée qui, comme le précise Fraga Iribarne dans
« la Crisis del Estado », ne ferait plus de la conscience religieuse
l’ultime critère en matière politique, autrement dit, n’appliquerait plus la
politique de Dieu[6]. Cette
lutte avait commencé contre le luthéranisme et avait été portée à bout de bras
par les penseurs de la néo-scolastique que tous ces auteurs citent abondamment
(Suárez, Vitoria, Saavedra Fajardo) et s ‘est poursuivie contre le
libéralisme parlementariste au XIXème (les figures citées en référence sont les
penseurs réactionnaires Juan Donoso Cortés et Ramiro de Maeztu).
Dans ces
années 50, la nécessité de donner une leçon d’histoire des idées politiques
semble être de mise chez ces jeunes universitaires ambitieux qui n’attendent
qu’une chose : se voir confier des postes de prestige[7]. La thématique est souvent
la même, les références aussi. Toutes visent à renouveler le contenu même de la
quête de légitimité de l’Etat franquiste. S’il n’est pas légitime par la Loi,
il l’est par l’histoire (c’est le retour permanent à la date fondatrice du 18
juillet 36 qui en témoigne) mais aussi par la permanence de quelques unes des
valeurs qu’il faut réaffirmer sans cesse et qui plongent leurs racines dans le
fonds historique et spirituel qui a fait l’Espagne.
Profitant
donc de l’occasion qui lui est fournie de faire une démonstration universitaire
de ses talents devant le parlement, López Rodó se risque à proposer une vision
de l’Etat plus « humaniste » que la simple assignation faite à ce
dernier de gestionnaire des rapports entre individus[8]. Il fonde cette conception
de l’Etat sur un concept de peuple, de destinée historique et de vie collective
(que l’on peut rapprocher évidemment de la formule bien connue de « España
como unidad de destino » qui apparaît dans les lois fondamentales du
franquisme, comme, dans la Ley de
Principios del Movimiento Nacional du 17 mai 1958[9]).
Cette
conception va trouver ses principaux soutiens dans la théorie chrétienne de
l’Etat. Il n’y a là rien de nouveau, rien de bien original puisque, depuis ses
débuts, l’Université espagnole des temps franquistes, épurée de ses
hétérodoxes, a tenté de restaurer ce qui lui semblait être la seule voie
idéologique valide, celle de la fidélité à la néo-scolastique. Il suffit de jeter
un regard aux Lois sur l’Université et aux nombreux témoignages d’intellectuels
et universitaires (Julián Marías, Enrique Tierno Galván, par exemple) mais
également aux contenus des travaux des philosophes et juristes non épurés du
courant des années 40 et 50 pour être édifié. Le fleuron de ces travaux reste
l’ouvrage de Manuel Fraga Iribarne, premier ouvrage de fond qu’il
publie en 1955, « La crisis del estado », mentionné plus haut.
Mais si nous
revenons à López Rodó, rien dans les apparences n’est changé, sinon l’assurance
que le modèle d’Etat proposé est le meilleur parce qu’il est tout le contraire
d’une démagogie, qu’il s’apparente à la seule vraie démocratie, celle qui est
inspirée de la tradition espagnole catholique du rapport entre le souverain et
ses sujets, que l’on convertira en citoyens sans souveraineté (la seule
souveraineté étant la divine a terminis).
Avec la
nouvelle perspective du Plan de Stabilisation, on peut avoir le sentiment
qu’une veine féconde se présente aux hommes du pouvoir devant ce nouvel
objectif économique pour satisfaire leur goût pour la métaphore filée devant un
cénacle aussi obéissant, aussi docile d’autant que bon nombre des Ministres
intervenant dans des domaines réputés comme difficiles ou techniques sont des
enseignants.
Laureano
López Rodó, en décembre 1960, inaugure cette veine stylistique, en défendant le
projet de réforme du Droit de Pétition[10] au nom de la Commission des
Lois. Ce personnage central du second franquisme fait alors ses armes devant
les parlementaires. Il relatera plus tard qu’au cours de l’année universitaire
1960-61 il eut le privilège de compter Juan Carlos parmi les étudiants
assistant à son cours de droit administratif[11].
Sa thèse
était simple et se résume en une expression: « El Estado como empresa
política ». Sa critique du point de vue théorique normatif de l’Etat est
des plus claires:
Les formalistes de la théorie ure du droit ont fini
par identifier l’Etat à l’ordonnancement légal, ne voyant en lui qu’un système
normatif et en la personne un centre de gravité sur lequel s’exercent ou se répercutent
les normes juridiques.
Face à cette
conception réglementariste de la norme et réductrice de l’Etat à la simple
gestion des rapports entre individus (qui est la base du discours libéral),
López Rodó propose une autre vision, plus « fusionnelle », qui se
fonde sur un triple concept de peuple, de destinée historique et de vie
collective. Pour paraphraser le titre d’un ouvrage de Lothar Baier sur la
France de la fin des années 80, l’Etat c’est le Directoire de « l’entreprise
Espagne ». Une seule volonté, déterminée par des objectifs et des
procédures (« el quehacer nacional »)
qui empruntent à l’entreprise industrielle ou financière ses principes
d’organisation, de déploiement et de discipline. S des ministres techniciens
comme Mariano Navarro Rubio ou Alberto Ullastres s’en tenaient encore à la
métaphore militaire classique chez les franquistes (conquête, reconquête,
avancées, victoires), López Rodó distille une idée de l’Etat relevant d’une
conception civile et universitaire à la fois. Il nous dit par exemple dans ce
discours que l’Etat est la personnification juridique de la Patrie et son
administration, le bras exécutif de l’Etat. Cette vieille métaphore du corps
étatique fait donc l’affaire, parce que elle est, par sa simplicité, accessible
à tous et surtout parce qu’elle induit comme modèle un patron universel qui
suppose, plus que la séparation, la fusion de ses distinctes parties selon le
critère d’obéissance à la tête et au cœur. On est évidemment bien loin du
concept démocratique, cette figure thomiste de l’Etat comme «organisme
vivant » était chère aux conservateurs[12]. Mais dans l’usage qu’en
fait López Rodó on est, au contraire, beaucoup plus près d’une conception
managériale de l’Etat puisqu’il est question de transposer au modèle d’Etat les
principes relatifs à l’organisation et à la direction des entreprises et de
montrer qu’entre cette conception et celles qui étaient défendues par le
néothomisme classique les convergences sont fortes. Comme si, en quelque sorte,
avec la modernité et l’industrialisation, une autre société parfaite eût surgi
aux côtés de l’Eglise : celle de l’entreprise.
Même s’il
continue à lui accorder une importance de premier plan, en passant de l’un à
l’autre des modèles, le critère hiérarchique semble moins accusé puisque López
Rodó essaie de dégager un lien de légitimité souveraine dans l’articulation de
la relation peuple/Etat.
La Loi
C’est ici
que cette Loi réformant le droit de pétition trouve toute son utilité. López
Rodó, comme rapporteur, n’hésite pas à l’élever au rang de « Loi
démocratique parfaite », tout en laissant apparaître sa parenté étroite
avec la néo-scolastique :
Le droit de pétition n’a pas seulement pour objet d’obtenir
des pouvoirs publics la réparation d’injustices ou la correction d’abus, mais
il permet de promouvoir du bas vers le haut la mise en œuvre concrète de
manifestations du bien commun… Il ne s’agit pas du simple droit « d’adresse »
…/… mais d’un droit politique fondamental lié à la condition de membre de la
communauté politique espagnole.
Naturellement,
qui parle d’entreprise comme modèle d’organisation, veut ignorer ou nier le
principe même du suffrage universel. Or cette dernière question est au cœur des
critiques faites à l’Etat franquiste, en particulier par les instances
européennes : le Conseil de l’Europe ou le Marché Commun que l’Espagne
souhaite pouvoir intégrer à plus ou moins court terme. Il faut donc persuader
de l’originalité de la démocratie organique espagnole ces instances même si on
murmure, dans les cercles du pouvoir espagnol, qu’elles sont investies par les
luthériens (allemands, belges et néerlandais). Il faut même s’en persuader
soi-même pour se donner une panoplie argumentaire qui pourrait être (et qui
fut) utilisée pour plaider la cause de l’Espagne en Europe et aux Etats Unis.
Donc, au
lieu de parler de souveraineté et de contrôle, López Rodó évoque la mise en
place d’une communication facile entre le groupe social qui constitue
l’entreprise Espagne et l’autorité qui la dirige.
On pourrait
penser, à première vue, que ce membre de l’Opus Dei réputé
« moderne » réduisait la relation peuple/dirigeant à une simple
politique de communication d’entreprise, liée à l’esprit corporatif[13].
En fait, il
se pose (et nous pose) une question en bon aristotélicien, qui place l’autorité
comme une immanence sans autre origine que divine, née de la nécessité de
diriger, et composée des meilleurs (cette pars
valentior que cite Marsile de Padoue). Le peuple en tant que tel est
constitué naturellement en une communauté organique d’individus et de sous-communautés
aux affinités immédiates, réunis non pas sous l’effet de leur volonté seule
mais parce que, par nature, l’homme vit en société, parce que selon la formule
consacrée d’Aristote, il est un zoon
politikon, un animal naturellement social. Cette insistance sur le
caractère communautaire de la société des hommes est présente dans le discours
politique ou philosophico-politique du franquisme parce qu’elle suppose la
séparation que nous citons plus haut entre la communauté humaine et l’autorité.
Si on peut parler d’établissement d’un lien, il n’est pas de dépendance, de
représentation, mais, de la part de celui qui exerce le pouvoir, d’écoute et de
volonté, et d’exercice de sa propre vertu (clemencia,
benignitas, humanitas, beneficientia, pour citer les vertus que Sénèque
souhaite voir arborées par Néron dans le
De Clementia).
Le lien est
une communication entre les éléments composant la communauté et entre la
communauté et son autorité comme s’établit une communication entre les
différents éléments composant le corps humain (bras, pieds, jambes, tête). La
communication trouve son fondement et son seul contrôle dans le droit de
pétition, conçu comme un mode de communication direct entre le peuple et les
autorités, comme une garantie de la collaboration loyale, active et ordonnée
des membres de la communauté avec les organes supérieurs chargés de sa
direction. Cette vision hiérarchique correspond, même dans son esquisse
métaphorique à l’élémentaire pensée scolastique. Voir le corps social comme un
corps humain où la tête dirige, le cœur transcende, les bras et les jambes
obéissent est aussi ancien que la pensée politique. On se retrouve bien sûr aux
antipodes du libéralisme classique, dont López Rodó fait la critique; mais il a
conscience que cela ne suffit pas et qu’il faut également se tenir à distance
de Locke ou de Rousseau. Il fait preuve d’une certaine habileté, puisque il en
vient à confondre dans sa critique le libéralisme individualiste (démocratie
souveraine égoïstement fondée sur l’individu, perversion luthérienne) et le
totalitarisme (héritier de Rousseau et de son Contrat social). Cette opération
lui permet de se placer sur un troisième plan de la pensée politique, le Droit
Public Chrétien, inaugurée comme une « troisième voie »:
L’erreur du libéralisme individualiste, que commet
également le totalitarisme, repose sur l’affrontement irréductible entre la
personne et la communauté politique…/… Les juristes espagnols des XVIe et XVIIe
siècles ont su défendre, face aux doctrines hétérodoxes, les Principes du Droit
Chrétien selon lequel s’il est bien vrai que l’homme porte en lui-même une vie
et des biens qui transcendent la société politique, il est également vrai que
chaque personne est liée à la communauté comme la partie est liée au tout.
En réalité,
le droit de pétition devient, si l’on suit le discours de López Rodó, « el colofón que cierra perfectamente
el sistema representativo », autrement dit la seule voie de recours et
d’intervention du peuple dans les affaires de la Cité[14]. Le corps social dispose
donc d’un maillage réactif (une sorte de système nerveux) qui peut faire
parvenir des informations à sa tête pour la préservation du bien commun du
corps tout entier. Cette communication c’est le droit de pétition, activation
du système nerveux social, merveilleuse mécanique représentative qui vient en
couronner la perfection. Comme l’analysent fort justement Francisco González
Navarro et José Francisco Alenza García dans leur ouvrage commentant la loi de
novembre 2001 [15]: la
loi de 1960 consistait à revivifier une fonction ancienne du droit de pétition
en tant que mécanisme compensatoire démocratique, autrement dit pour pouvoir ne
pas concéder d’autres libertés politiques. Ni toutes les libertés qui lui sont
naturellement associées, comme le droit de réunion et les droits d’expression
et d’opinion au sens large, ni non plus l’exercice du droit de vote pour
l’élection des Procuradores, ce qui reviendrait à changer la nature de
l’édifice de l’Etat en restituant la souveraineté au peuple conçu comme un
ensemble d’individus formant une volonté générale, ce qui, bien évidemment
renvoyait au concept rousseauiste de l’Etat.
Ce droit
devient dans ce discours la marque de la générosité extrême de la tête qui condescend
à écouter toute partie du tout (puisque l’individu est réduit à cette portion
congrue). Une générosité sans limites puisque López Rodó fait remarquer qu’il
était même accordé aux femmes mariées ! On ne sait pas s’il s’agissait
d’épater les Procuradores devant l’audace d’un discours aux nettes inflexions
savantes ou si le souci était de se montrer brillant et digne d’un grand avenir
aux yeux des faiseurs de carrière. On reste étonné par l’aristotélisme vibrant
du Ministre qui cite même nommément l’auteur du Livre des Politiques, quand il
soutient que les dimensions idéales de la Cité étaient les limites de la portée
de la voix humaine (on peut supposer qu’il pense aux limites de l’hémicycle
lui-même) !
***
La leçon de
philosophie politique de López Rodó, ou même celles de politique économique des
auteurs du Plan de Stabilisation faisaient figure d’exceptions dans la masse
des discours parlementaires. En effet, nous tirons de la lecture de la plupart
de ceux de l’époque qu’ils sonnent creux. Mais, au bout du compte, c’est leur
caractère répétitif qui attire l’attention.
Nous avons
déjà exposé quelques-uns des thèmes récurrents du discours parlementaire et
institutionnel de Franco et de l’Etat franquiste : références antilibérales
et même néo-scolastiques, vision hiérarchisée et corporative des corps sociaux,
habile anticommunisme et goût prononcé pour la réécriture incessante de
l’histoire. Nous pouvons cependant retenir une permanence dans le discours :
une certaine idée de la cohérence ou de la perfection institutionnelle[16], une
idée de la particularité et de la solitude impériale de l’Espagne, mère des
peuples et des destinées[17], de sa
manifest destiny, de la réitération
du rôle providentiel de Franco et de cette image d’une Espagne qui ne laisse
pas troubler par les attaques extérieures et qui poursuit son chemin
imperturbablement. Tout ceci exprimé à l’aide d’un arsenal métaphorique pesant
ou, selon la lecture qu’on en fait, d’un érotisme politique inédit : « Nous
savons bien la grande importance pour la vie publique que chaque espagnol
puisse apporte une sève rafraichissante et vigoureuse au corpulent arbre de l’organisation
politique nationale.»
Mais
l’essentiel, c’est que cette loi devait servir de levier à une offensive
diplomatique dirigée vers l’Europe, en faisant passer la pilule de la
« démocratie organique » et de sa représentation
« estamental »[18]
.
En 1964,
devant l’offensive de certains juristes européens contre les limitations des
droits fondamentaux en Espagne, la contre-attaque prend la forme d’un ouvrage
sans auteur, mais conçu et diffusé par le Service d’Information espagnol
(c’est-à-dire le Ministère de l’Information et du Tourisme dont Fraga est le
titulaire) dans lequel une tentative de réfutation aux critiques est proposée
point par point. Quand il s’agit de présenter à nouveau le Droit de pétition,
on croit reconnaître la patte de Fraga qui vient surtout justifier la
limitation de ce droit à la pétition individuelle.
Il en donne
une version mesurée (« à travers le droit de pétition, les pouvoirs
publics ramènent directement vers leur noyau central certaines préoccupations
des citoyens, dont la résolution n’est pas toujours facile par les voies
ordinaires propres à un Etat de droit, quelquefois rendue plus difficile par
les entraves bureaucratiques.»).
On est loin
du « colofón del sistema
representativo » de López Rodó, mais plutôt du côté du non-droit
strict, du gouvernement par ordonnances. Mais il faut dire que depuis 1960,
certains évènements ont obligé le régime à adopter un profil bas et à faire
preuve de moins de hardiesse. L’année 62, année de crise institutionnelle et
sociale, la répression anticommuniste et antisyndicale comme le Concile Vatican
II, ont obligé l’Espagne franquiste à revoir quelque peu son catéchisme
national, à faire le dos rond en attendant des jours meilleurs ou à essayer de
tourner les exigences politiques de l’Europe devant toute nouvelle demande
d’association ou d’adhésion que les différentes
organisations européennes (Conseil de l’Europe, Assemblée parlementaire
européenne) ne cessaient de mettre en avant (rapport Birkelbach, 15 janvier
1962)[19].
[1] Art. 29. 1. Todos los españoles tendrán
el derecho de petición individual y colectiva, por escrito, en la forma y con
los efectos que determine la ley.
2. Los miembros de las Fuerzas o
Institutos armados o de los Cuerpos sometidos a disciplina militar podrán
ejercer este derecho sólo individualmente y con arreglo a lo dispuesto en su
legislación específica.
[2] « La peculiaridad de las leyes preconstitucionales
consiste, por lo que ahora interesa, en que la Constitución es una Ley superior
-criterio jerárquico- y posterior -criterio temporal-. Y la coincidencia de
este doble criterio da lugar -de una parte- a la inconstitucionalidad
sobrevenida, y consiguiente invalidez, de las que se opongan a la Constitución,
y -de otra- a su pérdida de vigencia a partir de la misma para regular
situaciones futuras, es decir, a su derogación. »
[3] Ley 36/2002, de 8 de octubre, de modificación del Código Civil en
materia de nacionalidad, «BOE» n°. 242, 9 octobre 2002, p. 35638-35640.
[4] Art. 53. 1. Los derechos y libertades
reconocidos en el Capítulo segundo del presente Título vinculan a todos los
poderes públicos. Sólo por ley, que en todo caso deberá respetar su contenido
esencial, podrá regularse el ejercicio de tales derechos y libertades, que se
tutelarán de acuerdo con lo previsto en el Art. 161, 1 a)
2. Cualquier ciudadano podrá recabar la tutela de las libertades y
derechos reconocidos en el art. 14 y la Sección primera del Capítulo 2.º ante
los Tribunales ordinarios por un procedimiento basado en los principios de
preferencia y sumariedad y, en su caso, a través del recurso de amparo ante el
Tribunal Constitucional. Este último recurso será aplicable a la objeción de
conciencia reconocida en el Art. 30.
[5]
BOCE 160/R.687, pages 14332 et suivantes.
[6] « España no perdió en ningún momento
la conciencia religiosa como criterio definitivo en materia política. » La crisis del Estado, page 37, ed.
Aguilar, 1955.
[7] Ils y sont encouragés par le système:
dans une note biographique publiée dans la
Revista de Estudios Políticos, n° 31-32, janvier-avril 1947, on présente Manuel
Fraga Iribarne comme « uno de los
más recios valores intelectuales de la juventud española ».
[8]
«La doctrine politique du Mouvement souligne le caractère social et
représentatif de l’Etat. Ceci dit, ma représentation organique non seulement n’annule
pas la personne, mais, bien au contraire du bavardage du XIXe siècle, elle est
la meilleure façon de la respecter et de la servir. »
[9] « Yo, Francisco Franco Bahamonde, Caudillo de España,
1-España es
una unidad de destino en lo universal. »
Consciente de mi
responsabilidad ante Dios y ante la Historia, en presencia de las Cortes del
Reino, promulgo como Principios del Movimiento Nacional, entendido como
comunión de los españoles en los ideales que dieron vida a la Cruzada, los
siguientes:
[10]
BOCE 1960/R.687, 19 décembre 1960, page 14332 et suivantes.
[11]
Dans son ouvrage « La larga marcha hacia la Monarquía » (1977), López
Rodó évoque assez complaisamment cet épisode et fait remarquer qu’il avait
donné comme sujet d’examen « L’organisation et les fonctions du Conseil
des Ministres », sujet que le Prince avait traité « satisfactoriamente »,
ce qui indiquait qu’il restait dans la moyenne et ne laissait pas penser qu’il
saurait maîtriser le sujet pour pouvoir nommer Adolfo Suárez et lui demander de
préparer le référendum de juin 1976 sur la réforme de la Loi électorale.
[12] « Es necesario que además de que
haya algo que mueva al individuo a buscar su propio bien, haya algo que lo
mueva a buscar el bien común de la colectividad. Por ello, siempre que vemos
una muchedumbre de cosas ordenadas a un fin, ha de haber en ellas algo que las
dirija. Así, en los cuerpos celestiales, hay un cuerpo central; otros cuerpos
se rigen por la ordenación de la divina providencia y otros cuerpos son guiados
por la criatura racional. Y tratándose
de un hombre, el alma rige al cuerpo y la razón los aspectos irascibles y
concupiscibles del alma. Y aun entre los
miembros del cuerpo hay uno principal que dirige los demás, sea el corazón o el
cerebro. Es necesario, pues, que donde se da pluralidad se dé un principio
unificador. » SANTO TOMÁS DE AQUINO, Opúsculo
sobre el gobierno de príncipes, Ed. Porrúa, Méjico, 2000, page 258.
[13]
Cette politique qui développa les services de management et relations internes,
dans la version des flux informatifs du haut vers le bas, et des retours d’expertises
du bas vers le haut (dans les cercles de qualité par exemple).
[14] Droit de pétition qui est central
dans le Droit Public Chrétien, puisqu’il est le seul recours possible du peuple
(ou de la communauté) devant une décision du Souverain. Au cours du troisième
Congrès catholique, qui s’est tenu en octobre 1892 à Séville, c’est-à-dire dans
les débats postérieurs à la publication de l’Encyclique Rerum Novarum (Léon XIII, 15 mai 1891), c’est ce droit qui est mis
en avant pour combattre la menace de laïcisation des Etats: Insistiendo, pues, en lo acordado por el
Congreso Católico de Zaragoza, el derecho de petición, que asiste a todos los
españoles, según la Constitución vigente, debe ejercitarse sin interrupción
alguna por los católicos, mientras existan escuelas laicas toleradas por el
Estado con infracción del art. II de la misma Ley fundamental y mientras no se conceda a
la Iglesia la inspección que le corresponde en la enseñanza.
[15] GONZÁLEZ NAVARRO, Francisco, ALENZA
GARCÍA José Francisco, Derecho de
petición, Comentarios a la Ley Orgánica 4/2001, de 12 de noviembre,
Civitas, Madrid, 2002.
[16]
Cette image de société parfaite que développent les Procuradores derrière leur
maître es sciences politiques du jour.
[17]On retrouve ici l’accent des diatribes d’ Antonio Maura contre les « européistes » décadentistes et la glorification du mythe d’une Espagne, mère des peuples et des destinées: Hay en la existencia española un momento climatérico (los momentos de las naciones milenarias pueden muy bien durar siglos enteros) que comienza a raíz de la conquista de Granada y el descubrimiento de América y termina bajo Felipe IV y el Conde Duque, con la entrada de España en la guerra de los Treinta años.Durante ese lapso nada corto (claro que es por permisión
divina) estuvo al arbitrio de nuestra patria no sólo la elección de su propio
destino ulterior, sino quizá, además, el de la humanidad entera… » DUQUE DE MAURA, «La coyuntura histórica del Imperio
español», Conférence prononcée à Cadix
le 10 décembre 1946 et publiée dans Grandeza
y decadencia de España, Ed. Ambos Mundos (s.d.).
[18] FRAGA IRIBARNE Manuel, Organización de la convivencia, Acueducto, Madrid, 1961, p.67.
[19] SATRÚSTEGUI Joaquín, Cuando la transición se hizo posible,
Tecnos, Madrid, 1993.