Lors d’une journée d’études qui s’est tenue début juin à l’Université de Rouen sur le thème des guerres civiles, j’étais revenu sur l’intense production mémorielle qui saisit la fiction historicisée espagnole ou péri-espagnole quand elle tente de revenir sur la guerre civile et ses conséquences. Une question demeure en toile de fond de ce genre appelé, faute de mieux, « roman historique », celle de la possibilité pour celui qui a vécu des évènements tragiques de ne pas vivre toute une vie sans mettre fin à ses « retours de mémoire ». La question centrale était la suivante :
L’homme peut-il échapper à l’histoire ?
Une réponse partielle est apportée par l’herméneutique historique et la notion de « retour au temps » propre à Wilhelm Dilthey. En se donnant le choix de « revivre son passé », capacité reprise sur le plan ontologique par Martin Heidegger qui la nomme « répétition » (Wiederholung), et dont Francisco J. Conde[1] disait qu’elle représentait «una suprema tentativa genial de escapar a la consecuencia de la radical historificación del ser del hombre».
Les exemples de cette philosophie du retour vers ce point de départ posent la question de la réparation des torts ou de la rechercher de l’équilibre, et les illustrations de l’usage de ce concept par les auteurs de fiction est des plus patents au cinéma. L’exemple de Gran Torino de Clint Eastwood est un modèle de répétition de l’acte qui a fait du personnage de Walter Kowalski un zombie prisonnier de son histoire, un individu broyé par l’histoire de l’Amérique. Il en échappe par un acte de retour sur ce passé, mais comme le souligne Philippe Julien[2] : « la répétition n’est en aucun cas une restauration conservatrice du passé, c’est une re-prise, au sens d’une répétition musicale. »
Un autre film, vu récemment, apporte une variante à la question. Le fils de celui qui a recherché, sans jamais l’atteindre, ce point de son passé qui l’a soumis à l’histoire pour retrouver la paix de sa jeunesse (retrouver « l’avant »), peut-il défaire ce qui a été noué ? Il s’agit de This must be the place de Paolo Sorrentino. Une rock star à la retraite vit une profonde dépression dans un château en Irlande. Le personnage, interprété par Sean Penn, a cessé de se produire vingt ans plus tôt parce que ses chansons avaient provoqué le suicide de jeunes fans. Ce personnage chaplinesque, clown pathétique fardé comme Marilyn Manson ou comme Robert Smith, le chanteur de The Cure, décide de retourner aux Etats Unis pour enterrer son père, juif polonais déporté à Auschwitz qui avait passé sa vie à tenter de retrouver le gardien de camp qui l’avait humilié. Ce retour vers ce moment qui avait empoisonné la vie de son père, c’est le fils qui l’accomplira en traversant les Etats-Unis d’est en ouest. Il retrouvera ce gardien, vieux cacochyme terré dans une cabane au milieu des neiges des Rocheuses. Dans une construction filmique étrange, le personnage de la rock-star dépressive, en menant à terme ce processus de wiederholung, redonnera la paix à son père et, du même coup trouvera la sienne.
Le film veut malheureusement tout dire sur cette traversée, sur les rencontres de Cheyenne (la rock-star), des moments savoureux –en particulier sa rencontre avec un chasseur de nazis, avec un courtier en bourse ou encore avec l’inventeur des valises à roulettes, petit rôle dans lequel on retrouve l’un des plus grands seconds rôles du cinéma des dernières quatre décennies, Harry Dean Stanton-.
Mais il reste le propos initial, celui de la nécessité des enfants de ceux qui ont été happés par l’histoire de revenir vers cette source pour, comme le dit Sean Penn dans un entretien accordé au Figaro en août 2011, à l’occasion de la sortie du film, « apprivoiser ses peurs ».
Rien de bien sûr… Ca reste de la fiction même si reviennent irrésistiblement en tête les vers du poème de Rudyard Kipling :
If you can wait and not be tired by waiting,
Or being lied about, don’t deal in lies,
Or being hated, don’t give way to hating,
… you’ll be a Man, my son!