Notes
sur les nouvelles formes de l’agir politique, France/Espagne
Podemos, Ciudadanos, La France insoumise, La République en marche: nouveaux partis, nouveaux mouvements sociaux ou artefacts parlementaires?
Serge Buj
Les élections législatives espagnoles
du 26 juin et du 20 décembre 2015 comme l’élection présidentielle française de
mai 2017 conduisent à poser un certain nombre de questions autour des
phénomènes politiques qui se développent depuis quelques années en Espagne et
en France ou, plus largement, dans les Etats constitués et dont la souveraineté
repose sur le suffrage dit « universel » et l’exercice du pouvoir sur
la démocratie de délégation, démocratie parlementaire.
Ces phénomènes sont le plus souvent classés
comme NMS (nouveaux mouvements sociaux)[1]
dans la mesure où ils rejettent dans
leur discours la forme-parti, tant en matière de structure (centralisée,
hiérarchisée) que de fonctionnement, en particulier dans les prises de décision
qui dépassent l’échelon local. Sont-ils proches de ce que furent les Conseils
révolutionnaires de l’Europe du début du XXe siècle ou même des
clubs de la Révolution Française? Sont-ils plutôt une manifestation parmi
d’autres d’un mouvement de crise et de rénovation
du système des partis politiques ou sont-ils symptomatiques d’une période de
grand reclassement idéologique mondial?
Telles sont les questions qui se posent au moment d’observer et d’apprécier les
situations locales.
A partir de ces deux exemples nous
tenterons de développer une réflexion sur la nature et le discours de ces NMS,
y compris pour se demander si les traiter comme tel n’est pas aller trop vite
en besogne.
Il est
nécessaire aujourd’hui de réfléchir au lien qui peut exister entre les
conditions de l’affaiblissement de la forme-parti et le surgissement de mouvements
adoptant des formes distinctes, question assez similaire au conflit qui opposa
et oppose toujours des formes intégrées, centralisées et hiérarchisées de
l’expression religieuse, dont l’église catholique est un exemple
caractéristique, et les nébuleuses de croyances qui se développent à sa
périphérie monothéiste et qui, le plus souvent, se fédèrent autour d’une figure
charismatique ou d’un discours livré « à portée de voix » autrement dit à
l’échelle locale avec, de temps à autre, la conquête de positions dominantes à
travers les médias. C’est, en gros, le même phénomène. En un sens,
l’application de la rhétorique hobbesienne d’Ernesto Laclau et de Chantal
Mouffe[2] a été parfaitement mise en
route, non pas seulement par Podemos ou la France Insoumise, ni par Syriza mais
bien par les partis nationalistes séparatistes (le Scottish National Party ou les partis nationalistes PDeCat et ERC en Catalogne), les nouvelles formes émergentes de la droite (Ciudadanos en Espagne ou les Cinque Stelle et la Ligue en Italie), et, cas
d’exception par son efficacité et sa fulgurance, par la candidature d’Emmanuel
Macron et la formation en quelques mois de son mouvement, La République en marche. Dans tous les cas que nous venons de
citer, le point commun c’est qu’il
s’agit de mouvements défendant avec acharnement le mélange subtil entre la
libre entreprise et un Etat autoritaire en matière de gestion des personnes, réduisant
son intervention à la défense de l’entrepreneur comme figure sociale-clé. Nous
sommes loin encore de la figure du Léviathan de Hobbes, ou du moins plus proche
de sa caricature.[3]
Ou encore assez proches des combinaisons libérales autoritaires prônées par
Milton Friedmann ou Friedrich Hayek.
Dans
l’histoire du XXe siècle, l’apparition de groupes spontanés, correspond
à une certaine continuité historique. Un certain nombre de ces groupes émergents
combinaient d’ailleurs aussi bien la revendication sociale que mystique[4]. Si nous prenons le cas
des révoltes paysannes en Andalousie au début du XXe siècle, en s’opposant
à la foi catholique, souvent considérée comme celle du maître, ce sont les
idéaux anarchistes qui jouaient le rôle de ferment coagulateur de nombreuses
luttes pour de meilleurs salaires et de meilleures conditions de travail[5]. Dans les cas que nous
avons cités plus haut, la mystique est variable, elle peut-être libertarienne (moins
d‘Etat) ou egocentrée (la « casa nostra » des nationalistes
catalans), thaumaturgique (l’homme-providence, prophète, jupitérien et
« maître des horloges »), elle peut aussi être xénophobe ou
quelquefois résulter d’un cocktail subtil entre toutes ces croyances. Sans abandonner
des objectifs très concrets, ces idéaux se teintaient fortement d’une certaine
forme de « radicalisme illuminé » qu’Eric Hobsbawm, dans le cas de
l’Espagne, qualifiait, faute de mieux, de «millénariste » en s’appuyant sur les
études de terrain de Juan Díaz del Moral pour les années 1918-1920 (pendant le
« triennio bolchevique ») et de Gérald Brenan pour les années 30 (The Spanish
Laberinth, 1942)[6].
[1] Jean LOJKINE, Une
autre façon de faire de la politique, Le temps des cerises, Paris, 2012.
[2] Signifiants vides (l’ordre en
tant que tel), relation hégémonique et posture antisystème. Voir à ce sujet Ernesto
LACLAU, La guerre des identités,
grammaire de l’émancipation, Paris, Editions de la Découverte, 2000/ 2015, 141
p.
[3] – Job 41:17 : «
Quand il se dresse, les flots prennent peur et les vagues de la mer se
retirent. »
[4] E. J. HOBSBAWM, Les Bandits, 4e
édition revue et augmentée par l’auteur, traduction de l’anglais par J. P.
Rospars et N. Guilhot de Bandits, Weidenfield & Nicolson Ltd,
London. 2000 (1ère édition en 1969),
Paris, Zones, 2008, 21 p.
[5] Rose DUROUX, « Jacques Maurice, El anarquismo
andaluz, una vez más », Cahiers de civilisation espagnole contemporaine [En
ligne], 2 | 2008, mis en ligne le 26 octobre 2012, consulté le 20 juin 2016.
URL :http://ccec.revues.org/863
[6] J. HOBSBAWM, Les primitifs de la révolte dans
l’Europe moderne, Paris, Fayard, col. Pluriel, 2012 (p. 132); Juan DIAZ DEL
MORAL, Historia de las agitaciones
campesinas andaluzas, Alianza Editorial, Madrid, 1967. 509 p.; Gérald
BRENAN, Le labyrinthe espagnol, origines
sociales et politiques de la guerre civile, Paris, Editions Ruedo Ibérico, 1962, 281 p.