La guerre de Syrie et ses références

J’ai relevé le titre suivant dans sur la page Syrie de la chaîne d’info continue internationale France 24 : « À l’ONU, Paris dénonce des « crimes de guerre »[1] et compare Alep à Guernica ». Le sous-texte résume un élément du discours de l’ambassadeur de France à l’ONU, François Delattre :

« L’ambassadeur de la France à l’ONU a dénoncé dimanche des « crimes de guerre » commis à Alep. Il a comparé Alep à Sarajevo pendant la guerre en Bosnie et à Guernica pendant la guerre d’Espagne. »

J’ai déjà eu l’occasion de critiquer cet emploi abusif de la comparaison. Il est le plus souvent lié au besoin de créer une forte empathie par le discours, en ajustant des parallèles difficilement justifiables entre les guerres qui se développent ici et là et la guerre d’Espagne. En 1937 , la France tenait-elle le même discours devant la société des nations aussi bien pour le cas espagnol que pour le cas de l’Abyssinie?

Par ailleurs, les contextes étaient radicalement différents (qui étaient les insurgés ? s’agissait-il d’un objectif militaire ?). Comparaison n’est jamais raison mais émotion.

Ce petit « élément de discours » me fait penser à autre chose. Hier, journée dominicale de détente et de beau soleil, nombreux étaient les flâneurs qui se promenaient sur la digue de la plage de Saint-Laurent-sur-Mer, dans le Calvados. Le ciel était bleu azur, la mer déclinait toutes les tonalités possibles de bleus d’une autre sorte. Sur cette digue une plaque commémore un fait de l’histoire du XXe siècle extrêmement connu : le débarquement de 1944. Le nom de guerre de cette plage, qui était son nom de code, est bien commun de tous : Omaha Beach.

Elle résume les faits et insiste sur le fait que ce fut la plus meurtrière (bloody) des batailles du débarquement (1200 Gi’s sont morts sur cette plage). Or, en termes de militaires tués au combat, le débarquement en Provence d’août 1944 et le débarquement en Sicile de juillet 1943 ont été bien plus meurtriers.

Et puis, si on compte souvent les pertes militaires, on oublie les pertes civiles. Je rappelle qu’à quelques 20 kilomètres d’Omaha Beach, la ville de Saint-Lô fut totalement rasée par l’aviation anglo-américaine, provoquant la mort de 1500 civils. Ceci se passait dans la nuit du 6 au 7 juin 1944.

Donc, pourquoi Guernica ? Pourquoi ne pas évoquer le bombardement d’Hiroshima et de Nagasaki, le siège de Leningrad, la bataille de Stalingrad ou le bombardement de Dresde ? Ou les bombardements d’Hanoï et Haiphong de 1972 ? Parce que le souvenir du bombardement de Guernica est devenu un pur motif de discours, et plus grand-chose d’autre. Les chrétiens d’Alep doivent bien  penser quelque chose  de cet étrange usage.

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[1] Les guillemets à « crime de guerre » ne sont pas de moi, mais bien de l’éditeur de cette page.

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La guerre civile: représentations, idéalisations, identifications

Un peu de visibilité pour un ouvrage collectif que viennent de publier les Presses Universitaires de Rouen.

Cet ouvrage constitue le deuxième volet d’un ensemble qui tente de faire le tour de cette notion, souvent utilisée, souvent peu pensée. Comment rendre compte de cette formule bien admise  que les auteurs de cet ouvrage nomment « notion paradoxale »?

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Janus et la guerre civile

Après avoir consciencieusement lu le Carnet du Monde  de l’édition du 19 octobre (page 29) pour bien m’assurer que j’étais encore de ce monde-ci (un rituel propre à tous ceux qui, comme moi, lisent de plus en plus le journal  en diagonale et à partir de la dernière page),  je suis passé à  la lecture d’un article de plus haut calibre, page 27,  dont le titre pouvait être interprété de différentes manières : Une CLIO extravertie. Ne croyez pas qu’il s’agissait de nous parler des avancées méthodologiques de la science historique (pour ça, il fallait aller voir dans le Supplément Livres de ce même quotidien). Il s’agissait tout bonnement de nous présenter la dernière version de la CLIO, « incarnation de la nouvelle esthétique Renault ».

L’article correspond à une vieille tradition de la presse depuis que  la Nationale 7 et le Guide Michelin existent, un article critique, comme on trouve dans un journal digne de ce nom des articles de critique théâtrale, cinématographique, musicale, culinaire, tauromachique, hippique, sportive, et j’en passe. Et l’auto reste dans ce genre de production journalistique un objet féminin, nous verrons que cela a une certaine importance.

Dans ses toutes dernières lignes une expression pouvait être prise comme un signe d’humour de son rédacteur (Jean-Michel Normand) adressé aux lecteurs. Je cite :

« Avec cette Clio très aguicheuse, lancée quelques mois après une Peugeot 208 plus pondérée que la 207, le rituel bras de fer entre petite Renault et petite Peugeot se joue désormais à fronts renversés. »

« Galbes, museau effronté », cette version devient « appétissante » même si, malgré son train-avant « agile » et ses « suspensions raffermies », lorsqu’on visite un peu son « intimité », je veux dire son intérieur, on est un peu déçu, nous dit le chroniqueur, puisque « l’habitacle brille par son conformisme et la qualité moyenne des matériaux utilisés ». Le bon sens populaire du mâle acheteur est de retour, puisque « la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a » et qu’il faut « se méfier des apparences ».

Mais si je reviens à la dernière phrase de l’article, c’est pour souligner l’émergence dans le langage de la presse (ou dans celui de ceux qui s’y expriment, experts et spécialistes de tout poil) d’une expression épatante comme on le disait dans les années 50,  « à fronts renversés ». Si j’ai bien compris ce qui relève du front renversé entre la petite Renault et la petite Peugeot, c’est que la Clio, d’ordinaire sage est devenue « aguicheuse » alors que la Peugeot 208 est présentée comme « plus pondérée » que sa version 207. En gros, la fonction d’aguichage a changé de bord, les mouches ont changé d’âne, etc. C’est ça « le front renversé».

Il ne fait aucun doute que dans ce tricotage voluptueux des mille façons de séduire l’acheteur, la Peugeot porte des couettes, une jupe bleu marine plissée au-dessous du genou et la Clio une minijupe provocante et des appâts bien en évidence.

Mais je me suis demandé pourquoi « à front renversé ». La réponse est simple : il s’agit d’une expression à la mode. Employée à tort et à travers pour expliquer par métonymie commet tel objet ou tel fait est l’équivalent d’un autre pourvu qu’on en renverse les termes.

Voici un exemple de front renversé renversant qui nous ramène vers l’Espagne. La pensée historique a fait de la guerre civile 1936-1939 la répétition symbolique de toutes les guerres civiles, opposant la démocratie humaniste au démon despotique. Les récents commentaires sur la « Révolution arabe » dont on nous abreuve depuis deux ans ne se sont pas privés, peut-être par souci médiatique (créer des « éléments de langage »  utilisables par tous) de nous servir du front renversé à toutes les sauces.

Le 9 septembre dernier, dans  Les Echos, Dominique Moïsi publie un point de vue, La Syrie et le spectre de la guerre d’Espagne, dont je retiens une première phrase :

« Hier, de la même manière, mais à front renversé bien sûr, l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste soutenaient sans états d’âme les rebelles franquistes, tandis que les régimes démocratiques distillaient au compte-gouttes leur soutien aux républicains espagnols. »

Nombreux sont les commentateurs qui ont tenté de comparer la guerre en Lybie à la guerre d’Espagne, mais à front renversé, bien sûr. Là, c’est le tour de la Syrie… Pour Dominique Moïsi, Alep c’est Guernica, les islamistes, les anarchistes et communistes d’alors, et tout à l’avenant :

« Hier soutenir les républicains, c’est-à-dire aussi les anarchistes et les communistes, n’était-ce pas faire le « lit des rouges » au moment où risquait de s’étendre sur l’Europe l’ombre portée de l’URSS ? On sait jusqu’où cette logique conduisit l’Europe et le monde. Aujourd’hui les « fondamentalistes Islamistes » ne sont-ils pas l’équivalent de ce qu’étaient les « rouges » hier ? »

Pauvre Guerre d’Espagne, instrumentalisée par les uns et les autres, un jour peut-être il nous faudra citer Machado pour comparer des bagnoles, Picasso pour choisir entre le moulé à la louche et le pasteurisé,  pourvu qu’on prenne toujours la peine de renverser les fronts.

Et, à propos, en espagnol, comment dit-on  « à front renversé » ? Je ne sais pas. Une expression me revient cependant, que j’ai pris la précaution de vérifier sur Frikipedia :

http://www.frikipedia.es/friki/Caraculo

Renversant, non?