Dans ce blog, dont le rythme de publication est plutôt irrégulier, c’est le moins que je puisse dire, je parle beaucoup de cinéma. La raison en est simple, c’est dans la fiction filmée que les enjeux de langue, de transmission des cultures et de traduction sont les plus fréquemment soumis à tout un chacun. Cet été, pourtant avare en soirées pluvieuses, j’ai eu l’occasion de revoir trois films qui, chacun à sa manière, posent la question même du caractère « décisif » de la langue et même de son rôle moteur dans la construction de l’intrigue. Dans l’ordre ces trois films sont Vicky Barcelona de Woody Allen (2008), Copie conforme d’Abbas Kiarostami (2010) et Inglorious Basterds de Quentin Tarantino (2009).
Ils n’ont aucune caractéristique commune si ce n’est d’être du cinéma et d’être le fruit d’u travail original de scénarisation de situations totalement différentes. Du point de vue du genre, ils s’appuient sur des codes éprouvés: le récit d’un apprentissage amoureux pour le premier, celui d’une rencontre fortuite pour le second et le film de guerre ou d’action. Comme d’autres grands metteurs en scène de cinéma (Hitchcock, Buñuel, Kubrick) l’adoption d’un genre est l’occasion d’user d’une commodité stylistique dans laquelle ils se sentent à l’aise pour la distordre de telle manière qu’elle en vient à devenir secondaire. J’oubliais une autre caractéristique commune, ils ont tous trois signé la scénario de leur film.
Le seul vrai trait commun est celui de l’usage qu’ils font des langues. Dans le film de Woody Allen, deux jeunes étudiantes américaines débarquent à Barcelone sans connaître un seul mot d’espagnol. Dans celui de Kiarostami, l’histoire se passe entre Arezzo et Lucignano, en Toscane et ses deux personnages centraux sont une galeriste française (Juliette Binoche) et un universitaire anglais (le chanteur d’opéra William Shimell). Dans le film de Quentin Tarentino, l’action se déroule en France pendant la guerre et l’occupation et les personnages sont allemands (ou plutôt germanophones), français et américains.
Ces situations sont banales mais, au lieu de gommer ces différences par l’emploi d’une sorte de lingua franca cinématographique (tout le monde comprend tout le monde et chacun se limite à ne pas faire oublier son origine en usant d’un accent reconnaissable -le phénomène Papa Shultz que j’ai évoqué dans une chronique précédente-), les trois se servent de la langue comme d’un authentique personnage.
Si nous voulons être clairs, prenons-les dans l’ordre.
Dans Vicky Barcelona, le personnage joué par Javier Bardem (il s’appelle Juan Antonio, comme l’oncle de Javier Bardem, Juan-Antonio Bardem, cinéaste fondamental des années cinquante et soixante) est bilingue. Il est une sorte de passeur, d’initiateur, qui ouvre aux deux jeunes filles certaines portes de son Espagne, rappelant aussi, sous certains aspects, le visiteur qu’incarne Terence Stamp dans Théorème de Pier Paolo Pasolini, immoral et mystique. Il est aussi au centre des disputes violentes qui embrasent l’atmosphère du « ménage à trois » qu’il partage avec son ex-épouse et la jeune Vicky. Dans ce cas-là il devient bilingue et exhorte son épouse (Penelope Cruz) à parler anglais quand elle s’adresse à sa rivale. La difficulté de se mettre d’accord sur une langue commune figure très bien la difficulté à maintenir un équilibre dans ce « montage » marital. On le sait depuis Jules et Jim, et même depuis que les sociologues chrétiens s’occupent de la famille, le corps social rejette tout ce qui n’est pas conforme à sa croyance. Je signale une bizarrerie intéressante: j’ai vu la version anglaise st et la version doublée en français. dans cette dernière, Penelope Cruz et Javier Bardem sont également doublés en espagnol par les acteurs qui les doublent en français, afin, je suppose, d’assurer une certaine continuité du timbre de voix.
Dans Copie conforme, Juliette Binoche incarne le rôle d’une française qui vit et travaille à Arezzo. Elle a un fils avec lequel les rapports semblent tendus et il n’y a pas de père à l’horizon. Elle jette son dévolu sur un universitaire anglais qui vient donner une conférence sur son dernier ouvrage (il est présenté au public par son traducteur, petit clin d’œil à la suite de l’histoire et au titre-concept du film). L’intrigue se déroule en 24 heures, elle commence en fin d’après-midi (la conférence) à Arezzo et s’achève à le lendemain à huit heures du soir dans une chambre d’hôtel de Lucignano. L’intrigue tient à trois fois rien mais est totalement surprenante car elle mêle deux motifs archi-rebattus du cinéma que nous pourrions résumer ainsi: « une femme rencontre un homme » et « une femme retrouve son mari ». Le jeu que cette femme impose à cet homme devient fascinant, mais je ne m’attarderai pas sur cette intrigue. Revenons plutôt à la langue: l’homme parle anglais, la femme parle français, le lieu parle italien. Le film est un savant broderie autour de ces trois impératifs naturalistes puisqu’il est toujours question de traduction et, surtout, d’interprétation (dire et traduire le vrai par le faux, le faux par le vrai, etc.).
Quentin Tarantino se sert des langues comme opérateur dans la progression de son intrigue. Le seul personnage multilingue du film est un officier allemand (le très bon Christoph Waltz) , à la perversité digne d’un personnage de Buñuel -violence et fétichisme-. dans la première séquence du film, fondatrice de l’intrigue, nous sommes chez un paysan français dans un pays de montagne. Ce dernier cache dans sa cave une famille juive qui a fui Paris. Cette séquence, faite de longs bavardages de cet officier sur la nature humaine, la chasse et les rats, bascule quand l’officier, aussi odieux que possible, se sachant écouté par les personnes cachées sous le plancher de bois de la ferme, décide d’employer l’anglais pour convaincre le paysan de lui céder et de dénoncer ces juifs. Comme dans tous les films de Tarentino, la violence (toujours extrême) est précédée par un monologue justificatif (toujours très long) de celui qui va l’exercer. Même si la construction de cette séquence rappelle, par ses effets visuels, les séquences d’ouverture des films de Sergio Leone, l’hypertexte remplace son exact contraire, le silence qui baignait les ouvertures des films du maître du western-spaghetti.
Le premier point commun, c’est l’impossibilité matérielle de voir ces films en version doublée. Dans sa chronique cinéma, Isabelle Regnier (Le Monde-Télévisions du 29 août) remarque à juste titre à propos d’Inglourious Basterds que ce film est « jouissif » (pardonnez le vocabulaire des journalistes, il date un peu) surtout par « le grand bonneteau linguistique qu’orchestre Tarantino, faisant parler leur propre langue à chacun de ses personnages, et utilisant la maîtrise linguistique comme une arme stratégique décisive. » Ainsi la seule version originale devient pertinente. Autre curiosité, afin de ne pas le confondre avec un obscur film de macaroni-combat d’Enzo Castellari, The Inglorious Bastards (1978)[1], l’orthographe du titre a été sciemment déformée, ainsi la copie se distingue de l’original par la méthode de l’altération, qui est le fondement même de la technique scénaristique de Tarantino.
Que penser de ces films-babel? Ils sont la tendance actuelle d’un cinéma qui s’affranchit peu à peu du doublage pour compter sur un minimum d’imprégnation linguistique du public, populaire ou pas. Les exercices de compréhension des langues par le contexte de l’intrigue deviennent intéressants, y compris d’un point de vue pédagogique, quand de nombreux profs de langues désespèrent de trouver des supports d’apprentissage (voir et entendre sur le site du CIRP, http://www.ciep.fr/forums/2006/index.php).
[1] Le titre italien de ce film est « Quel maladetto trene blindato« . L’acteur vedette de ce film, Bo Svenson, fait une apparition dans le film de Tarantino, hommage du plagiaire au nanar plagié.