Le contexte du canard

Dans les modalités de l’apprentissage de la traduction on distingue la traduction de phrases  hors-contexte et celle de phrases dans leur contexte (en réalité, la traduction de textes originaux).

Le passage d’un exercice à l’autre est considéré comme une opération pédagogique délicate. Dans le premier cas on demande à l’apprenti traducteur d’affirmer sa connaissance d’un méta-contexte grammatical en lui proposant une progression le menant des systèmes les plus simples vers les systèmes les plus complexes. M. LE Duc Quang les distingue en qualifiant la première de traduction pédagogique et la deuxième de traduction professionnelle[1].

Dans le cas de la traduction pédagogique, il faut donner à traduire des phrases qui constituent leur propre contexte d’énonciation. Sinon, on court à la catastrophe.

Dans l’introduction de Dire presque la même chose (Grasset, 2003), livre traduit par l’éminente italianiste Myriem Bouzaher, Umberto Eco propose l’exemple connu de la traduction hors contexte de l’expression anglaise « it’s raining cats and dogs ». Je passe sur sa démonstration mais je retiens sa conclusion :

« Vous voyez combien il est difficile de dire quelle est la chose qu’un texte veut transmettre, et comment le transmettre. » .

Prenons un autre exemple pour varier les plaisirs. Donnons-nous une phrase courte, à énoncé simple :

 

« Les canards circulent, tantôt noirs, tantôt roses. ».

 

Il y a quelques difficultés  si on souhaite traduire cette phrase vers l’espagnol :

 1. Rosa est un substantif utilisé comme qualificatif dans « la langue informelle » comme le remarque le dictionnaire María Moliner, pour éviter d’avoir recours à la forme périphrastique « color de rosa » dont l’emploi tend à disparaître de l’usage courant sauf si on souhaite mettre de l’effet. Peut-être est-ce justifié chez Homère[2], mais pas dans notre affaire de canards.

2. La traduction de tantôt… tantôt… en est une autre. On serait tentés de la traduire avec un léger glissement : unos…, otros…

On en arrive donc à une traduction qui a déjoué tant bien que mal ces deux pièges:

« Van y vienen los patos, unos negros y otros rosa. » 

Donnons maintenant la même phrase dans son contexte:

« De ce qui se passe ailleurs on ne sait rien. Et on ne s’embarrasse pas davantage. Les canards circulent, tantôt noirs, tantôt roses. On écoute paisiblement le canon et la fusillade, en buvant sur le comptoir du marchand de vins. Quant à porter secours aux positions assaillies, on n’en a pas même l’idée. « Que chacun défende son poste et tout ira bien. » , disent les plus solides. Ce singulier raisonnement tient à ce que la plupart des insurgés se battent dans leur propre quartier, faute capitale qui a des conséquences désastreuses, notamment les dénonciations des voisins après la défaite. »

 

Que viennent faire des canards dans cette histoire de barricades et d’insurrection ?  Evidemment il a le sens de bobard, de fausse nouvelle qui se répand « comme la poudre », pour rester dans l’ambiance. L’auteur nous dit comment les bonnes et les mauvaises fausses nouvelles circulent sur les barricades. L’auteur de ce paragraphe magnifique n’est pas Louis-Ferdinand Céline, ni Louis Aragon, mais Auguste Blanqui dans ses Instructions pour une prise d’armes, ouvrage dans lequel il tente de tirer des leçons des révolutions de 1830 et de 1848 sur un plan purement militaire[3]. Il écrit ce texte entre 1863 et 1869, selon ses éditeurs. Les canards susmentionnés disposaient donc d’un contexte, pas très culinaire, celui de l’insurrection.

D’ailleurs, réflexion faite, même si je ne suis pas un spécialiste de la volaille, je n’ai jamais vu de canards roses…

Traduction –plate- dans le contexte: «Corrían las noticias falsas, malas como buenas. »

Maria Moliner propose infundio et quelques équivalents: borrego, bulo, engañifa, pajarota, paparrucha et même, tenez-vous bien… canard!


[1] Réflexions théoriques pour une valorisation authentique des exercices de traduction en classe de langue (cursus universitaire). A consulter à l’adresse suivante : (http://refef-asie.org/document/nhatrang/40%20%20LE%20Duc%20Quang-Hue.pdf) 

[2] « Dès que parut Aurore aux doigts de rose, qui naît de grand matin,  j’envoyai mes compagnons au manoir de  Circé, pour en emporter le corps sans vie d’Elpénor. » L’Odyssée, Chant XII. Garnier Flammarion, 1965, page 175. 

[3] Auguste Blanqui, Instructions pour une prise d’armes, L’éternité par les astres, textes réunis et présentés par Miguel Abensour et Valentin Pelosse, Ed. sens&tonka, 2000, page 37.

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Pour rire

Mercredi dernier un collègue spécialiste d’une discipline autre que les langues, à l’occasion d’une pause au cours d’une réunion importante d’universitaires de tous horizons, me posait la question qui tue : « Comment peux-tu nous expliquer pourquoi, nous, français, sommes aussi nuls en langues étrangères ? »

 Cette question laisse toujours les enseignants de langues sans voix parce qu’elle part de prémisses de sens commun qui ne reposent sur aucune analyse sérieuse de la réalité. Il faudrait inventer une sociologie de la pratique diglossique pour pouvoir répondre, arguments à l’appui, à de telles questions. Nous savons tous que ce qui n’est qu’une opinion s’est mu en croyance et qu’il n’y a pas un français qui ne soit convaincu que nous sommes nuls dans ce domaine, quelles que soient l’appartenance sociale, le rapport avec la sphère d’apprentissage des langues ou même les responsabilités sociales des uns et des autres. Nous sommes nuls, voilà, tout est dit.

Mes réponses sont variables et, en pur vieux routier du débat, elles sont elles-mêmes des questions. Je demande à mon interlocuteur s’il se sent lui aussi « nul en langues » puis s’il considère que ceux qui ont tenté de lui enseigner une langue étrangère un jour dans sa vie étaient nuls, etc.

La réponse ne varie pas : oui, je suis nul, oui, mes profs étaient nuls.

Pour répondre plus sérieusement, trois arguments :

1. L’apprentissage de la langue n’est pas un enseignement de compétition comme l’éducation physique et sportive n’est pas une fabrique de champions du saut à la perche. C’est l’un des apprentissages des facultés combinatoires de l’entendement humain.

2. Nous trouver nuls dans ce domaine, c’est décréter par la même occasion que la France s’en sort bien quand même puisque nous exportons des Rafales, des Airbus, du Champagne, etc. Donc la maîtrise d’une langue étrangère est marginalement utile pour prospérer.

3. Si nous sommes nuls (c’est ma réponse favorite), les autres sont pires. Les Anglais parlent étranger dès leur naissance, les Américains aussi, les Luxembourgeois sont bilingues par nature géopolitique, les Italiens sont les rois de l’acrobatie linguistique et les Belges sont belges.

Les Espagnols dans tout ça ? Disons qu’ils sont pathétiques et le savent. Puisque la nullité en langues étrangères se résume souvent dans les faits par la maîtrise plus ou moins grande de la langue anglaise, voici un petit document, déniché par le quotidien elpais.com, qui montre combien nous sommes moins nuls. Ca console.

http://www.100spanglish.es/