Après avoir consciencieusement lu le Carnet du Monde de l’édition du 19 octobre (page 29) pour bien m’assurer que j’étais encore de ce monde-ci (un rituel propre à tous ceux qui, comme moi, lisent de plus en plus le journal en diagonale et à partir de la dernière page), je suis passé à la lecture d’un article de plus haut calibre, page 27, dont le titre pouvait être interprété de différentes manières : Une CLIO extravertie. Ne croyez pas qu’il s’agissait de nous parler des avancées méthodologiques de la science historique (pour ça, il fallait aller voir dans le Supplément Livres de ce même quotidien). Il s’agissait tout bonnement de nous présenter la dernière version de la CLIO, « incarnation de la nouvelle esthétique Renault ».
L’article correspond à une vieille tradition de la presse depuis que la Nationale 7 et le Guide Michelin existent, un article critique, comme on trouve dans un journal digne de ce nom des articles de critique théâtrale, cinématographique, musicale, culinaire, tauromachique, hippique, sportive, et j’en passe. Et l’auto reste dans ce genre de production journalistique un objet féminin, nous verrons que cela a une certaine importance.
Dans ses toutes dernières lignes une expression pouvait être prise comme un signe d’humour de son rédacteur (Jean-Michel Normand) adressé aux lecteurs. Je cite :
« Avec cette Clio très aguicheuse, lancée quelques mois après une Peugeot 208 plus pondérée que la 207, le rituel bras de fer entre petite Renault et petite Peugeot se joue désormais à fronts renversés. »
« Galbes, museau effronté », cette version devient « appétissante » même si, malgré son train-avant « agile » et ses « suspensions raffermies », lorsqu’on visite un peu son « intimité », je veux dire son intérieur, on est un peu déçu, nous dit le chroniqueur, puisque « l’habitacle brille par son conformisme et la qualité moyenne des matériaux utilisés ». Le bon sens populaire du mâle acheteur est de retour, puisque « la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a » et qu’il faut « se méfier des apparences ».
Mais si je reviens à la dernière phrase de l’article, c’est pour souligner l’émergence dans le langage de la presse (ou dans celui de ceux qui s’y expriment, experts et spécialistes de tout poil) d’une expression épatante comme on le disait dans les années 50, « à fronts renversés ». Si j’ai bien compris ce qui relève du front renversé entre la petite Renault et la petite Peugeot, c’est que la Clio, d’ordinaire sage est devenue « aguicheuse » alors que la Peugeot 208 est présentée comme « plus pondérée » que sa version 207. En gros, la fonction d’aguichage a changé de bord, les mouches ont changé d’âne, etc. C’est ça « le front renversé».
Il ne fait aucun doute que dans ce tricotage voluptueux des mille façons de séduire l’acheteur, la Peugeot porte des couettes, une jupe bleu marine plissée au-dessous du genou et la Clio une minijupe provocante et des appâts bien en évidence.
Mais je me suis demandé pourquoi « à front renversé ». La réponse est simple : il s’agit d’une expression à la mode. Employée à tort et à travers pour expliquer par métonymie commet tel objet ou tel fait est l’équivalent d’un autre pourvu qu’on en renverse les termes.
Voici un exemple de front renversé renversant qui nous ramène vers l’Espagne. La pensée historique a fait de la guerre civile 1936-1939 la répétition symbolique de toutes les guerres civiles, opposant la démocratie humaniste au démon despotique. Les récents commentaires sur la « Révolution arabe » dont on nous abreuve depuis deux ans ne se sont pas privés, peut-être par souci médiatique (créer des « éléments de langage » utilisables par tous) de nous servir du front renversé à toutes les sauces.
Le 9 septembre dernier, dans Les Echos, Dominique Moïsi publie un point de vue, La Syrie et le spectre de la guerre d’Espagne, dont je retiens une première phrase :
« Hier, de la même manière, mais à front renversé bien sûr, l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste soutenaient sans états d’âme les rebelles franquistes, tandis que les régimes démocratiques distillaient au compte-gouttes leur soutien aux républicains espagnols. »
Nombreux sont les commentateurs qui ont tenté de comparer la guerre en Lybie à la guerre d’Espagne, mais à front renversé, bien sûr. Là, c’est le tour de la Syrie… Pour Dominique Moïsi, Alep c’est Guernica, les islamistes, les anarchistes et communistes d’alors, et tout à l’avenant :
« Hier soutenir les républicains, c’est-à-dire aussi les anarchistes et les communistes, n’était-ce pas faire le « lit des rouges » au moment où risquait de s’étendre sur l’Europe l’ombre portée de l’URSS ? On sait jusqu’où cette logique conduisit l’Europe et le monde. Aujourd’hui les « fondamentalistes Islamistes » ne sont-ils pas l’équivalent de ce qu’étaient les « rouges » hier ? »
Pauvre Guerre d’Espagne, instrumentalisée par les uns et les autres, un jour peut-être il nous faudra citer Machado pour comparer des bagnoles, Picasso pour choisir entre le moulé à la louche et le pasteurisé, pourvu qu’on prenne toujours la peine de renverser les fronts.
Et, à propos, en espagnol, comment dit-on « à front renversé » ? Je ne sais pas. Une expression me revient cependant, que j’ai pris la précaution de vérifier sur Frikipedia :
http://www.frikipedia.es/friki/Caraculo
Renversant, non?