Espagne, Espagne … Les guides de l’Etat du monde

Attention ! Si l’on voit de loin la couverture de ce petit ouvrage, on pourrait penser qu’il s’agit d’un énième guide touristique de l’Espagne. Fatale erreur !, Le titre de la collection à laquelle il appartient dissipe le malentendu.  Il s’agit de l’un des guides appartenant à une collection des éditions La Découverte, « Les guides de l’Etat du Monde ». Un guide sans adresses, un atlas sans bonnes cartes. Un entre deux qui vous laisse quelques bribes de connaissances sur l’Espagne pour ne pas mourir idiot ou pour meubler les longues soirées d’été. Dans la collection, on trouve d’autres numéros du même genre consacrés, par exemple, à l’Australie, au Brésil, à l’Egypte, à l’Inde et au Maroc.

14 chapitres vifs et secs, accompagnés d’encadrés très intéressants sur « l’énigme Basque », « le miracle du Califat de Cordoue », « le Roi Juan Carlos I », « Pedro Almodóvar » ou même « Le Corte Inglès », Les Galeries Lafayette espagnoles.

Un peu d’histoire, un tout petit peu puisque, par exemple, l’occupation romaine est traitée en 23 lignes, alors qu’elle a duré près de six siècles.

Disons franchement que les contraintes de l’édition conduisent à certaines incohérences. On peut bien lire le chapitre 10, « Un miracle économique ? » mais, bien qu’il s’ouvre sur l’annonce de la crise économique et sociale de 2008, il n’en propose aucune analyse. Il est difficile d’écrire sur la guerre pendant la guerre… Il est plus aisé d’écrire après. Nous attendrons la prochaine édition…

En dehors de ces critiques, je n’ai rien à redire à ce petit ouvrage qui pourrait s’avérer fort utile à qui s’intéresse à l’Espagne, un « digest » qui éclaire bien sur ce qu’il faut voir ou savoir sur ce pays.

Personnellement, je regrette que l’on fasse débuter la conquête de la péninsule par les Wisigoths en 470, qu’on oublie le « foedus », le pacte, qui lia dès 416 les Wisigoths, alors installés en Aquitaine, aux Romains, donnant (aux premiers) mission de combattre en lieu et place de l’Empire les autres peuples germaniques déjà présents dans la Péninsule (Suèves, Alains et Vandales). Et je regrette aussi qu’il ne soit pas fait mention de la bataille de Vouillé qui opposa en 507 (plus de trente ans après l’écroulement de l’empire romain d’Occident) les Wisigoths d’Aquitaine aux Francs. « L’entrée massive des Wisigoths en Espagne est postérieure à la bataille de Vouillé, au cours de laquelle fut défait et tué le roi Alaric II » nous dit Francisco Tomás y Valiente dans son célèbre Manuel d’Histoire du Droit espagnol (Tecnos, 1979, page 98). Mais nous savons que ce genre de petit ouvrage qui veut tout approcher sans entrer dans le détail ne peut se permettre de « faire long ».

A chaque lecteur de vérifier ce qui lui est affirmé. L’utilité de l’ouvrage n’est pas contestable, même certains étudiants des premières années de nos Universités pourraient en tirer très grand profit.

Bartolomé Bennassar et Bernard Bessière, Espagne, Histoire, Société, Culture, La Découverte, 2009, 224 pages.

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Des eaux troubles et de leur usage

Nous avons déjà évoqué l’eau du bain et les eaux glacées du calcul égoïste. Il existe une expression en espagnol qui relève aussi de la métaphore humide : « en agua de borrajas. » La définition donnée par le dictionnaire María Moliner (« no resultar nada de una cosa en definitiva ») rejoint celles que l’on peut trouver sur internet : «El modismo acabar en agua de borrajas se aplica a aquella circunstancia que, pareciendo que tendrá trascendencia, finaliza sin importancia alguna.» C’est l’eau de boudin bien connue des amateurs de déception à la française. Qu’est-ce donc que cette eau de bourrache qui serait aussi peu nutritive qu’elle serait la manifestation d’une déception totale? La « borrago officinalis » est toujours présentée comme une plante « pleine de vertus » par les jardiniers et, comme son nom latin l’indique, des vertus essentiellement médicinales. C’est sa richesse en nitrate de potassium et en thésinine (plante que les doctorants devraient consommer sous forme d’infusion,… je plaisante!) qui en fait une plante médicinale aux propriétés multiples relevant toutes des transits de toute sorte. La fleur se consomme en salade, la feuille en potages ou en gratins et, à défaut d’épinards, d’oseille ou de tétragone, elle remplit convenablement (j’allais dire « avec dignité ») sa fonction culinaire. En Navarre on la consomme en menestra, autrement dit mélangée à d’autres légumes (la carde ou bette de carde, la bette ou poirée, le haricot vert). Autant l’expression espagnole incite à la découverte gastronomique d’une plante relativement facile à cultiver, autant l’expression française est décourageante car elle évoque plutôt l’aléa gastrique et ses conséquences. Une interprétation intéressante voudrait que « l’eau de boudin » soit une dérivation d’expressions antérieures: « s’en aller en aunes de boudin » ou « s’en aller en os de boudin ». Mais sur ce dernier point, il y a contestation (http://www.expressio.fr/expressions/s-en-aller-en-eau-de-boudin.php) Je ne vois donc de lien entre l’expression espagnole et la française que dans la vertu laxative et ses effets. Il se trouve que l’expression espagnole dispose d’une variante : « quedar en agua de cerrajas ». Autre plante définie de la façon suivante dans le freedictionnary.com (http://es.thefreedictionary.com): «Cerraja (del b. l. serralia): f. BOT. Hierba de la familia compuestas (Sonchus arvensis) de tallo hueco y ramoso y cabezuelas amarillas, sin involucro, en corimbos terminales.» Sa traduction serait « Laiteron (ou Laitron) des champs », plante sauvage aux fleurs jaunes dont le suc (laiteux, précisément) serait un bon remède contre la goutte. Mais il reste un mystère : pourquoi l’expression espagnole s’obstine-t-elle à mettre la bourrache au pluriel ? Les définitions espagnoles utilisent la forme latine « borrago » pour en dériver des adjectifs à usage classificateur : borragináceos, plantes appartenant à la famille de la bourrache. On aurait un usage savant du masculin, el borrago, et un usage populaire du pluriel, las borrajas. Il faudrait chercher et affiner mais il est certain qu’on doit trouver une explication, mais je dois dire que je cale. Juste une petite intuition qui pourrait s’avérer fausse : le pluriel aurait très bien pu « migrer » et passer de « aguas » à « borraja » et « cerraja », mais ce n’est peut-être-là que le souvenir un brin poétique des « Eaux de mars », « Aguas de março », bossa nova de Tom Jobim et de Chico Buarque de Holanda, inventaire métaphorique du sentiment amoureux : É pau, é pedra, é o fim do caminho é um resto de toco, é um pouco sozinho é um caco de vidro, é a vida, é o sol… são as aguas de março fechando o verão é a promessa de vida no teu Coraçao…

Le vivre ensemble

Cette expression française appartient au jargon moderne de la science politique, au même titre que gouvernance, par exemple. Elle trouve sa lointaine origine dans le langage conceptuel de la théologie politique médiévale, telle qu’elle peut apparaître chez Thomas d’Aquin, qui est elle même une rumination de la scie aristotélicienne selon laquelle l’homme est un animal social (zoon politikon). Naturale autem est homini ut sit animal sociale et politicum, in multitudine vivens, magis etiam quam omnia alia animalia, quod quidem naturalis necessitas declarat., Sancti Thomae de Aquino, De regno ad regem Cypri Livre I, Chapitre I. Elle correspond à la tentative d’exprimer cette nécessaire capacité humaine d’exister comme être social. Pour être plus clair elle considère que l’homme (unus individualiter) n’a pas d’autre essence que dans le commerce avec les autres. Pour exprimer le même concept, la langue espagnole dispose d’un terme bien connu par mes étudiants, convivencia. L’italien lui aussi dispose d’un terme équivalent, celui de convivenzza. Nous pouvons nous demander pourquoi la langue française ne dispose pas d’un tel instrument conceptuel et nous oblige à utiliser cette forme périphrastique aussi lourde que laide ? Nos académiciens en avaient le souci. Surtout Mme Florence Delay, hispaniste portant un regard toujours extrêmement fin sur les faits de langue. Voici ce qu’elle disait en 2004 : « Convivialité » : mot sympathique, certes, emprunté de l’anglais et mis en circulation au XIXe siècle par le gourmet Brillat-Savarin, mais qui dit le goût des agapes joyeuses et dont la tonalité festive ne convient pas à la vie de tous les jours. Alors ? « Cohabitation » désigne une demeure partagée par goût… ou par nécessité. Ce mot nous rappelle l’obligation d’habiter avec un mari, avec un parti. Il nous met un peu à l’étroit, tandis que « coexistence » lance dans de trop vastes espaces où l’homme a pu coexister avec des espèces disparues comme le mammouth et l’aurochs. Bref, le terme capable d’exprimer tout simplement la vie les uns avec les autres nous manquait. Et lorsqu’un jeudi du mois d’avril, après avoir examiné son étymologie si naturelle, cum vivere, notre compagnie adopta « convivance » à l’unanimité moins une ou deux abstentions, une étrange sensation de reconnaissance m’envahit.”

http://www.academie-francaise.fr/immortels/discours_5academies/delay.html

Victoire à la Pyrrhus. Belle victoire de l’esprit, qui est restée sans suite pusque même si ce néologisme est entré dans le dictionnaire de l’Académie, il n’a pas “percolé” dans le langage social ni même dans celui des spécialistes de la science politique.
Pourquoi ? Parce que comme contrôleur de la norme, l’académie française est un Mont Olympe où les dieux livrent des batailles langagières qui laissent les animaux politiques terrestres indifférents. Peut-être aussi parce que l’invention en matière de langue ne vient pas de l’Olympe mais plutôt du 9-3. La seule fonction laissée à l’académisme est la conservation, ce qui n’est pas le cas en Espagne par exemple, où le dictionnaire de l’Académie, régulièrement édité et diffusé à des prix raisonnables est un véritable instrument pour les écoliers et les amateurs de mots croisés. On trouve mieux, bien sûr, en particulier le magnifique dictionnaire en deux tomes de Maria Moliner. Cette dernière fut à la langue ce que Thérèse d’Avila était à sa foi, un monstre de puissance intellectuelle, et, de plus, une femme.

Parlez-vous japonais?

Lu dans une brochure produite par l’Union européenne, « Traducteurs et interprètes, Le sens des langues »

(http://ec.europa.eu/dgs/translation/bookshelf/traduc_int_fr.pdf) :

La compréhension est une condition essentielle aux processus de traduction et d’interprétation. On ne peut en effet restituer le contenu d’un texte ou d’un discours de manière claire que si on l’a parfaitement compris. Le traducteur et l’interprète doivent donc posséder une connaissance approfondie de la langue de départ, une grande capacité d’analyse ainsi qu’une connaissance de la matière traitée. On peut discuter des termes employés par la brochure (restituer, contenu, texte, connaissance) et penser à d’autres (rendre, sens, document, culture)… Là n’est pas mon propos. Curieusement, en lisant cette brochure je reviens à l’une de mes marottes, le cinéma de Clint Eastwood. Ceux qui ont vu Flags of Our Fathers ont certainement vu aussi Lettres d’Iwo Jima qui reprend la même histoire : le combat pour la conquête d’une île située au sud du Japon par les troupes américaines en pleine bataille du Pacifique. 20 à 25 000 soldats japonais retranchés résisteront pendant 40 jours à une troupe de 100 000 soldats américains appuyés par leur puissance de feu aérienne et navale. Les pertes seront lourdes : 25 000 à 30 000 soldats américains et autant de japonais (seuls environ 300 d’entre eux se rendront). L’histoire repose sur les lettres du général Kuribayashi qui commandait la garnison et qui mourra lors de l’assaut final. Retrouvées par des chercheurs japonais enterrées dans le sol de l’une des grottes de l’ile, elles décrivent par le détail non seulement les réflexions tactiques du général mais aussi des réflexions plus privées. Mais voilà, il est question de lettres, donc de textes. Traduits, scénarisés par Paul Haggis et transposés (traduits) en images, sons et dialogues par Clint Eastwood. Mon objet n’est pas de vous raconter cette histoire qui nous donne l’un des films de guerre les plus nobles et les aboutis que le cinéma américain ait produit. Mais de revenir sur une courte scène du film. Les soldats japonais, hantés par la mort et la défaite font un prisonnier, un jeune soldat américain (avec une gueule d’adolescent embarqué dans un cauchemar terrible, on le comprend). L’un des officiers japonais, le lieutenant Ito, demande à ses soldats de l’épargner et l’interroge. Cet officier parle anglais, et, comme le général Kuribayashi, il a séjourné aux Etats-Unis. Il l’a fait comme champion de saut d’obstacles, participant aux Jeux Olympiques de Los Angeles en 1932. Plus tard, ce jeune soldat étant endormi, il trouve une lettre qu’il a adressée à sa famille et la lit à ses propres soldats. En japonais, bien sûr. Nous avons ici à faire à une scène exceptionnelle et inédite dans le cinéma qui pose une question : comment filmer une scène de traduction orale ? Pour Clint Eastwood, c’est l’effet de la lecture sur les jeunes soldats japonais qui compte, il filme donc leurs visages. Ils s’identifient, retrouvent les mêmes sentiments. Ce jeune américain venu à 20 ans de son Oklahoma natal, c’est eux, il n’y a pas de différence. Le succès de la traduction, sa qualité tient à l’intérêt et à la connaissance que cet officier a eu de l’ennemi en temps de paix. Il réunit toute les qualités pour être un bon traducteur : la connaissance de la matière — la guerre —, la connaissance de la langue source — l’anglais — et la culture des américains. Dans les films de John Ford on lit aussi des lettres mais surtout pour compenser l’analphabétisme de ses destinataires ou leur statut d’immigrants non anglophones (la famille Jorgensen dans The searchers, La fille du désert). On ment aussi en les traduisant. Dans ceux d’Eastwood, c’est le pont entre cultures qui éclaire la langue (on retrouve cette forte rhétorique magnifiquement rendue dans Gran Torino). Traduire n’est donc pas qu’une affaire de dictionnaire mais aussi de connaissance, de culture, j’ose le dire, de curiosité. Comprendre avant de traduire, est-ce là le bon moyen d’éviter les conflits ?

Apprendre tout l’espagnol?

Je suis un amateur assez tiède de tous les manuels, méthodes ou ouvrages d’apprentissage de la langue. Tiède parce qu’ils sont conçus comme des machines à apprendre, qu’ils essaient de saturer l’esprit, l’ouïe et la vue des amateurs de découvertes linguistiques en leur proposant tout un attirail de supports (depuis l’antique cassette audio en passant par la cassette vidéo VHS, le CD ROM et le DVD) plus perturbants qu’autre chose. On en trouve également en ligne… L’édition parascolaire en est friande parce qu’il existe une clientèle pour ce genre de produit. J’en suis aussi puisque je me suis mis à l’italien et au roumain de cette façon. Ne retiennent mon attention que ceux qui, manifestement, ne servent à rien, n’ont aucun propos pédagogique, refusent toute idée de progression et sont souvent des objets difficiles à identifier. Par exemple, en 2003, Brigitte Martin-Ayala et Henry Ayala avaient publié aux Presses Universitaires de Rennes un guide de l’argot espagnol qui prenait la forme sérieuse du dictionnaire alphabétique pour proposer un lexique du langage familier ou du langage grossier d’usage courant en Espagne. 2000 entrées, un travail tout à fait sérieux et conséquent. Fin 2008, une petite maison d’édition portant le nom équivoque de Blanche, propose un petit ouvrage dans la plus pure tradition du livre licencieux comme il s’en publiait tant au XVIIIème siècle : Je parle espagnol comme un(e) cochonn(e). Couverture aux couleurs de l’Espagne, il se présente sous la forme d’un ouvrage didactique parascolaire (et je l’ai d’ailleurs trouvé dans les rayons parascolaires de ma librairie à grande surface et pas dans les rayons de livres licencieux). Son auteur est anonyme ou plutôt il signe d’un pseudo plutôt amusant (Cándido Empalmado) et sa biographie est absolument fantaisiste. Mais l’ouvrage est rigoureusement charpenté, divisé en chapitres thématiques (Vida social, La percha, Fonctions 1, Fonctions 2, Picoler, Bouffer, Pognon, Bagnole…). Comme toute méthode qui se respecte, la mise en page est didactique. Chaque page impaire propose des textes, phrases ou dits traduits, la page paire proposant du vocabulaire (variant selon la thématique abordée), quelques remarques grammaticales et/ou d’usage. Une vraie méthode. Sauf que le contenu ne sera jamais mis entre toutes les mains… Mais tout y sonne tellement vrai quand on pratique l’espagnol de la rue, des bars ou des « juergas ». Dans cette veine, on retiendra, pour mémoire, l’ouvrage érudit de Camilo José Cela, « El Diccionario secreto », qui est la référence espagnole indépassable en matière de langage argotique ou grossier de notre époque. Cándido EMPALMADO, Je parle espagnol comme un(e) cochon(ne), 2008, Blanche, 125 pages. * Brigitte Martin-Ayala et Henry Ayala, L’Argotnaute, guide de l’argot espagnol, 2003, PUR, 394 pages.