Quelques repères historiques espagnols
Dans le cas de l’Espagne, la constitution de ce que l’on appelle aujourd’hui les NMS dans leur forme contemporaine, fondamentalement associative, est une affaire aussi ancienne en Espagne que le suffrage universel (1891). Ces mouvements sociaux prennent des formes multiples et ont une origine diverse selon qu’ils sont l’émanation d’une demande locale, de l’implantation locale d’un dessein plus ample ou une combinaison des deux.
Tout d’abord ils furent le fait de l’Eglise ou des laïcs liés de très près à l’Eglise catholique, à l’image de ce que fut le catholicisme social en France, et à la faveur de nouvelles lois protégeant les associations (1887).
Après le grand mouvement caritatif social catholique des années 1880-1900 (avec une figure emblématique, celle de Concepción Arenal, femme, catholique et sociologue avant la lettre), dès le début du XXe siècle le sociologue universitaire catholique Severino Aznar crée une association, La Paz social, à visée éducative – El Curso social– qui, au-delà du fait de représenter une réponse explicite de l’Eglise aux « ravages » que produit dans ce pays l’idéologie socialiste dénoncés par la De rerum novarum, suscitera le développement d’ un puissant mouvement associatif chrétien à profil social. Il sera à l’origine des fraternités ouvrières de l’Action catholique (HOAC) et d’un mouvement coopératif ouvrier significatif dont le fleuron est toujours aujourd’hui la Mondragón Corporación Cooperativa, la plus grande entreprise coopérative du monde, créée au Pays basque par un prêtre au tout début des années quarante avec l’intention première de former des techniciens de haut niveau.
Ces mouvements, reconnus par la loi pendant le franquisme, le seront dans un cadre légal associatif qui ne changera pas substantiellement au cours de la dictature (Décret du 25 janvier 1941 sur le droit d’association, lui-même limité par l’article 28 de la loi de sécurité intérieure, véritable loi anti-terroriste, datée de mars 1941). En 1964, une tentative pour ouvrir légèrement cet espace aux associations de type politique sera portée par les éléments les plus libéraux du régime. Elle restera sans effet puisque la loi prévoyait dans son article 1-3 qu’étaient proscrites toute les associations dont les visées seraient « contraires aux Lois fondamentales du régime », celles qui mettraient en danger « la morale et l’ordre public » ainsi que celles qui « représenteraient un danger pour l’unité politique et sociale de l’Etat.»[1]
Dans ce cadre législatif qui interdit la création de toute association ayant des fins politiques ou sociales (partis et syndicats libres) les associations liées à l’Eglise et non soumises à la loi (Article 2-1) joueront un rôle décisif dans la création des Commissions Ouvrières (dont on peut dire que la genèse au tournant des années 50/60 en fait un NMS typique) en accord ou collaboration avec les secteurs communistes clandestins de cette époque. Dans un cadre politico-institutionnel extrêmement étroit, frôlant souvent l’illégalité, un mouvement associatif très diversifié verra le jour en s’appuyant le plus souvent sur l’église des paroisses de quartiers ou sur les aumôneries d’usines. Dans ces lieux, les réunions étaient permises, sans contrôle policier, par conséquent, se retrouver entre gens du même quartier, de la même entreprise, de la même école ou de la même université était possible. On pouvait y traiter de l’organisation de fêtes, mais on pouvait aussi s’y réunir pour tenter de trouver une solution collective à tel ou tel problème ou à telle ou telle question collective de voisinage ou professionnelle.
Par exemple, avec le développement accéléré de l’urbanisation qui se produit à la même époque, c’est un mouvement incarné par des associations de quartier (movimiento vecinal), qui va jouer un rôle prépondérant dans la solidarisation de demandes concrètes fondamentales (droit au logement, droit à l’éducation, droit à l’accès aux soins)[2]. Ce mouvement, concentré principalement dans les grandes agglomérations et leurs nouveaux quartiers populaires, Madrid, Barcelone, Bilbao, Séville et leurs banlieues, et animé une fois de plus par des militants communistes et des fraternités liées à l’Eglise catholique, jouera aussi un rôle déterminant dans la lutte globale contre le régime. Citons le cas emblématique d’une association animée par un prêtre jésuite devenu communiste, le père Llanos dans un quartier de Madrid, où il exerça son apostolat à partir de 1955[3]. Cette association est connue par le nom de cet immense bidonville devenu quartier urbanisé après des années de luttes et de protestations, El Pozo del tío Raimundo. La figure de Llanos, toujours considéré positivement depuis peut très bien correspondre à une figure apostolique, mais aussi à ces figures individuelles charismatiques qui ont synthétisé l’élan associatif de ces années-là : l’association de la composante charitable et humaniste de l’Eglise et du communisme social. Il y eut des figures similaires en Catalogne et au Pays Basque qui surent développer des mouvements du même ordre.
Le mouvement des associations de quartier continuera à être présent et formera en 1980 une première coordination qui essaimera dans toute l’Espagne et existe toujours. Elle est devenue l’un des appuis du mouvement social local qui donna non seulement le 15 mai 2011 mais aussi, antérieurement, un soutien à tous les mouvements liés au droit au travail (mileuristas), au droit au logement, à l’éducation, etc. A Madrid, existe la Federación Regional de asociaciones de vecinos7[4] , à Barcelone, la Federació d’associacions de veïns i veines de Catalunya8[5] dont le rôle est plus coordinateur que centralisateur. Dans les Asturies le mouvement fut similaire. L’historienne Claudia Cabrero le souligne:
Dans les années 60 eurent lieu les premières mobilisations de quartier dont les femmes constituaient le contingent le plus dynamique. C’set en 1969 que se déroula l’évènement le plus significatif, la manifestation des cierges. Un groupe de femmes du quartier de Barredos, à la tête desquelles se trouvait Aida Fuentes Concheso réussit à rassembler 1500 habitants du quartier qui, un cierge allumé à la main, marchèrent vers la Mairie de Laviana. La Garde civile bloqua la manifestation, blessant un participant, mais finalement les manifestants obtinrent gain de cause. On leur promit la mise en route de l’alimentation électrique du quartier bloquée pour cause de conflit entre la mairie et la compagnie d’électricité. De ces premières actions revendicatives, on est passé dans les années 70 à une “pression organisée”, avec pétitions, occupation de locaux publics, assistance aux conseils municipaux pour faire connaître leurs demandes. [6]
On pourrait multiplier les exemples, mais il faut souligner que ces mouvements sont nés et ont vécu dans ce cadre légal étroit et continuent encore à conserver une certaine capacité offensive dans les grandes concentrations populaires. Il n’est pas non plus sans intérêt de souligner qu’ils donnaient aux femmes un rôle prépondérant. Les travaux de José Babiano sur ces mouvements et leur articulation avec les luttes politiques apportent d’abondants éléments vesr lesquels nous pouvons renvoyer avec grand profit.[7]
Si nous intéressons à la création des Commissions ouvrières à la fin des années cinquante et au début des années soixante, nous retrouvons un contexte similaire. La loi syndicale interdit tout autre syndicat que la CNS, syndicat intégré au pouvoir d’Etat, ce que l’on appelle par traditions le syndicat vertical à cause de sa structure corporative qui nie l’existence d’intérêts de classe. Cette structure syndicale va voir se développer dans ses marges des structures que l’on qualifierait aujourd’hui de « spontanées » qui vont rapidement se multiplier et s’enraciner de façon souple au sein des grandes entreprises puis se fédérer par branches et se constituer en confédération en 1964.
La première phase fut est celle de la création au sein des entreprises de commissions qui tentaient de peser sur les syndicats officiels pour obtenir quelques avancées en matière de salaires et de conditions de travail. La première commission fut créée en 1957 par les mineurs de La Camocha, dans les Asturies. L’insistance aujourd’hui sur la célébration de ce fait protestaire correspond bien à l’état d’esprit de la création de ces entités. S’exprimait avant tout une volonté unitaire dépassant les différences politiques, ce que le PCE soulignait encore à l’occasion de la célébration du 50e anniversaire de sa création :
En janvier 1957, un phalangiste connu, un communiste clandestin, un militant catholique, un socialiste de cœur et un mineur sans engament déclaré défièrent la dictature franquiste pendant neuf jours. Leur action, soutenue par 1500 travailleurs de La Camocha, fut à l’origine d’un mythe : la mine de la région de Gijón fut le berceau des Commissions Ouvrières.[8]
Elles vont devenir commissions ouvrières et s’étendre à travers tout le pays à partir des grèves de 1962, date qui mérite encore qu’elle soit pensée dans un principe de continuité et de rupture dans les formes prises par les mouvements sociaux pour agir dans un espace social totalement cadenassé par la répression, telle est l’analyse proposée par l’historien Xavier Domènech, par ailleurs député élu au Parlement de Catalogne et président du groupe En comú-Podem :
En réalité, le printemps 1962, malgré l’effet optique qu’il peut encore projeter, n’a pas été le début d’un cycle de conflits comme en 1956, mais la transition d’un modèle de conflictualité expansive dans un temps donné à un autre modèle, polycentrique et installé dans un cadre régional qui se cherchait encore. [9]
C’est en septembre 1964 qu’un comité de liaison à l’échelle nationale verra le jour, esquisse d’une future confédération. Cette création verra émerger une figure charismatique de ces commissions ouvrières, celle du communiste Marcelino Camacho Abad.
Ces
quelques exemples viennent souligner le fait que, quand les canaux légaux et institutionnels
ne donnent pas de voie à l’expression des conflits, et, à propos du franquisme,
nous ne sommes pas dans un contexte d’Etat affaibli mais bien d’Etat
autoritaire et répressif, le mouvement associatif devient le lieu où se
combinent actions légales et actions illégales à travers lesquelles s’exprime
la demande sociale.
[1] Ley 191/1964 de 24 de diciembre, de Asociaciones, BOE n° 311 du 28 décembre 1964, page 17334.
[2] http://www.zabalganabatuz.org/2013/04/20/auzo-del-movimiento-de-barrios-al-movimiento-vecinal/
[3] José María de Llanos Pastor, Fundación Gustavo Bueno, http://www.filosofia.org/ave/001/a032.htm
[4] http://www.aavvmadrid.org/
[6] La Nueva España, , 13 mai 2011,
[en ligne]: http://www.lne.es/gijon/2011/05/13/claudia-cabrero-asociaciones-vecinalesfranquismo- escuelas-democracia/1073972.html
[7] Del hogar a la huelga, trabajo, género y movimiento obrero durante el franquismo, Madrid, Fundación 1ero
de mayo, 2007.
[8] Secretaría de Comunicación del PCE/ la Nueva España / 25 février 2007.
[9] Xavier DOMÈNECH SEMPERE, El cambio político (1962-1976). Materiales para una perspectiva desde abajo, Barcelone, Espai marx, 10 avril 2016.