Transfert culturel, l’exemple du vin

L’histoire du vin et de son négoce illustrent parfaitement, à bien des égards comment toute activité humaine complexe est avant tout une affaire de transfert culturel. Je souhaite évoquer aujourd’hui cette question à travers un petit livre republié récemment. en format Poche:  

Kermit Lynch: Mes aventures sur les routes du vin, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 2008, 347 pages.

Cet ouvrage date de 1988 et dispose en anglais d’un titre plus explicite: Adventures on the wine route, A wine buyer’s  Tour of France.Kermit Lynch est un  négociant en vins qui depuis qu’il a ouvert une boutique de vins fins en Californie en 1972 n’a cessé de sillonner le monde entier et en particulier l’Europe et plus particulièrement la France pour acheter des vins étrangers et les installer dans ses rayonnages aux côtés des vins locaux.

 Sa forme entre dans la tradition des livres de voyage mettant en scène un acheteur, prisonnier du goût de sa clientèle, qui aime les vins capiteux: « A l’époque, dit-il, les palais californiens exigeaient des « gros » vins qui en mettent plein la bouche sans considération d ‘aucune autre qualité, y compris l’authenticité. »

 Il était aussi assujetti à un problème, celui du transport par la voie maritime: les vins achetés traversaient en containers l’Atlantique, franchissaient le canal de Panama pour être débarqués dans le nord de la Californie, à San Francisco. Il sera l’un des premiers importateurs à utiliser des containers frigorifiques.

Alors qu’il s’était contenté d’acheter ses vins étrangers à des importateurs, il décida assez vite de les acheter lui-même et d’écumer l’Europe afin d’aller à la rencontre des vins qu’il souhaiter proposer tels qu’ils existaient dans leur propre environnement culturel. Il souhaitait se rendre dans les caves elles-mêmes, rencontrer les producteurs et éleveurs sans passer par le négoce.Une difficulté supplémentaire en découla: celle de la langue. Naturellement, Kermit Lynch ne parlait pas français, mais l’obstacle avait aussi une autre dimension qu’il évoque à peine, malheureusement: « On comprend mieux le style des vins californiens quand on pénètre l’esprit de nos pionniers et l’on ne peut apprécier réellement les vins français sans connaître la façon dont ils sont considérés par les Français eux-mêmes. Il faut aller à la source, descendre dans leurs caves froides et humides, déguster en leur compagnie, écouter enfin le langage qui est le leur pour décrire leurs vins. Ce n’est pas le vocabulaire qu’on utilise en Californie, de sorte que, le plus souvent, il est impossible de traduire exactement les termes du vin d’une langue à l’autre. » Le linguiste que je suis est sensible à ces considérations, traduire, ce n’est pas seulement régler une balance d’équivalences mais aussi transférer des critères culturels d’un contexte historique, sociétal vers un autre, en sachant que cette limite de l’impossible existe.

Voici donc le cœur de ces tribulations d’un marchand de vin californien en France: surpasser la barrière des contextes, celle de la langue et, enfin, celle du goût. Avec un impératif: ne pas perdre d’argent et si possible, en gagner.

Le livre est chapitré selon les régions de production, son trajet s’opère dans le sens des aiguilles d’une montre, il démarre par les pays de Loire pour s’achever à Chablis.

En dehors de toutes les considérations sur les conditions de production, les questions de terroir, la part d’innovation, le rôle du négoce (en particulier dans les vins de Bordeaux), l’environnement des vins (paysages et gastronomie), Kermit Lynch nous propose une successions de rencontres plus originales les unes que les autres, quelquefois cocasses, quelquefois savantes. C’est un véritable récit d’apprentissage, cet homme d’affaire nous dit qu’il a trouvé au cours de toutes ces pérégrinations à travers le vignoble français une sorte de vérité, synthétisée par la phrase qui conclut cet ouvrage, à lire comme on déguste une part de pizza à  la coupe en marchant le long de la Via dei Fori Imperiali:  » Un verre de bon vin contient plus  que du vin. »