Très souvent, quand ils sont en grande forme, mes étudiants posent une question que je restitue sous sa forme naïve : Pourquoi en espagnol trouve-t-on deux formes du subjonctif imparfait ? Si, pédagogue habile, je leur retourne la question avant d’esquisser la moindre réponse, ils répondent le plus souvent qu’ils n’y voient qu’une « aberration tranquille de la langue ». Et avancent la meilleure des réponses grammaticales possibles « Parce que c’est comme ça ». Si sur internet nous interrogeons Google, le Monsieur-je-sais-tout du Net, il répond 34200 fois à la demande « imparfait du subjonctif espagnol ». Un tel chiffre d’occurrences peut faire penser qu’il y a matière à interrogation, tant mieux. Pour rire, je vous donne une extrait de réponse passée au traducteur automatique dont la paternité (celle de la réponse mais aussi un peu celle de la traduction) revient à M. Gérald Erichsen, présenté comme « Guide de langue espagnole », fonction qu’il exerce depuis 1998. Je dis pour rire même si sa réponse, à peine compréhensible en français, contient du vrai : Le SE-forme pourrait être considéré comme le “traditionnel” de la forme imparfaite (ou passé) subjonctif, tandis que les ra-vient d’une ancienne forme latine indicatif. Au fil du temps, les deux formes verbales sont venus à être utilisés identique. Aujourd’hui, avec quelques exceptions régionales, le ra-forme a pratiquement remplacé le SE-forme, et il est donc le ra-forme, vous devez apprendre. Lorsqu’il est utilisé comme le subjonctif imparfait, les deux formes sont interchangeables. Le SE-forme est parfois connue comme une forme littéraire, car il est beaucoup moins utilisé, mais il n’ya pas de différence de sens. http://translate.google.fr/
On peut simplement contester qu’il faille considérer les deux formes comme « interchangeables » car cette affirmation conduit souvent à ce conseil : « Il est donc le ra-forme, vous devez l’apprendre » qui en français normalisé se traduit par : « Vous devez donc apprendre la forme en –ra. » Dans un blog plus détendu, celui de Jean-Marc Bellot, cet enseignant de techniques de ventes nous propose une réflexion sur « La beauté de l’imparfait du subjonctif ».Voilà un amoureux du verbe qui en oublierait l’âpreté de son métier pour se lancer dans un vibrant chant à la gloire du subjonctif: « … il y a quelques mois, j’ai animé un cours de vente à Barcelone. C’était la première fois que je le faisais en espagnol. … une fois sur place, en dépit des moments de difficulté éprouvés à trouver le mot juste, malgré l’expression d’incompréhension lue sur les visages après avoir prononcé une locution manifestement née dans les méandres de mon esprit confus, mes appréhensions tombèrent. Voire, j’éprouvai un plaisir intense à m’exprimer dans la langue de Cervantès. Et savez-vous en particulier ce qui me procura le plus de plaisir ? Je vous le donne en mille : l’emploi du subjonctif. » Respect, comme on dit dans ma confrérie. Nous aimons les enseignants qui s’étonnent encore eux-mêmes. Mais Jean-Marc Bellot ajoute : « Là où les choses se compliquent, c’est savoir quand employer l’un ou l’autre, l’un plutôt que l’autre. A chaque fois que j’ai posé la question à des Espagnols, ils m’ont répondu : “Fais comme tu le sens”. Alors, je les ai pris au mot. Mais plutôt que de me laisser aller uniquement à des considérations d’euphonie, j’ai décidé de distinguer ces temps selon le moment auquel se rapportait l’action. Si l’action s’inscrivait dans le passé, j’utiliserais le subjonctif passé (estuviese). En revanche, si l’action était projetée dans le futur, j’emploierais l’imparfait du subjonctif (estuviera). » La référence choisie est celle du portugais (le bon linguiste est aussi un bon comparatiste) : « Dans cet idiome, le subjontif passé “se tu quisesses” (si tu avais voulu) ramène à une action déroulée dans le passé. La chose a été bel et ben entérinée. Il est inutile de revenir dessus, si ce n’est sur le mode du regret. Le subjonctif futur “se tu quiseres” (si tu veux), lui, se rapporte à un choix qui n’a pas été encore fait. C’est donc le temps du libre arbitre. D’où la fameuse salutation “Até amanhã, se Deus quiser” (à demain, si Dieu le veut), où l’idée de nous revoir demain ou un autre jour reste soumise, à tout moment, au bon vouloir du divin. » http://jmbellot.blogs.com/personnel/2008/04/le-subjonctif-e.html
Mis à part le lien entre le subjonctif et l’activité commerciale de « la compra-venta » (« la rhétorique de la vente trouve ses ressorts dans le doute, le questionnement, la projection, la formulation d’hypothèses, la crainte… »), la suite de son discours est une longue lamentation sur l’incapacité du français à préserver cette richesse (« Je souffre de devoir assister, impuissant, au dessèchement du français. »). Il nous apporte au moins une explication à partir des notions de présent, de passé et de futur qui peut être entendue, et une comparaison avec le portugais qui mérite aussi d’être vérifiée.
Chez les linguistes le langage d’approche est plus pointu, en voici un exemple. En 2006, sous la direction de Gilles Luquet a été publié aux Presses de la Sorbonne Nouvelle un ouvrage de 236 pages qu’il nous est loisible de consulter sur Internet ( http://books.google.fr/ ), « Le signifié de langue en espagnol ». Il s’agit d’un ensemble d’articles qui sont le fruit de l’activité de recherche du Gerlhis, groupe d’étude et de recherches en linguistique hispanique. Sous la signature de Gilles Luquet, page 110, nous pouvons lire ceci : « L’utilité de l’approche différentielle paraît ressortir du constat que le signifié modal d’un imparfait du subjonctif en –ra, en espagnol actuel, est le même que celui d’un imparfait du subjonctif en –se –ils sont l’un et l’autre inactualisants- et du constat que leur signifié temporel est lui aussi le même, puisque l’un et l’autre sont indifférents à l’opposition entre passé, présent et futur et même à l’opposition entre révolu et non-révolu. » L’intérêt de l’article est de forger l’analyse de la « différence » entre les deux formes en la contrastant avec la forme du futur du subjonctif que Gilles Luquet présente comme disparue mais qui a encore une forte présence dans les textes de loi et dans la langue juridique en général. Une réponse pertinente mais dont le défaut est qu’elle doit être prédigérée pour servir d’explication utile à mes étudiants. On peut donc se retourner vers quelques manuels de linguistique historique pour trouver des point d‘appui. Ainsi, toujours sur http://books.google.fr/, un petit ouvrage de Pierre Dupont attire l’attention : « La langue du Siècle d’Or, syntaxe et lexique de l’espagnol classique », publié en 1994 aux Presses de la Sorbonne Nouvelle. 185 pages d’exemples. Nous retrouvons la trace de l’imparfait du subjonctif page 34. Après avoir déduit de l’histoire de ces formes que « la forme en –ra n’a de valeur proprement subjonctive que de façon sporadique, et seulement à partir du XVIIème siècle », il nous propose l’analyse suivante : « La différence entre la forme en –ra et la forme en –se éclate si l’on examine l’expression de l’hypothèse… Dans tous les cas la forme en –ra peut être remplacée par une forme en –se sans que le sens soit modifié. Il en allait tout autrement au Siècle d’Or, qui était sensible à la distinction potentiel-réel. Si la condition exprimée dans la subordonnée peut être réalisée dans le présent ou dans le futur, il s’agit du potentiel. Si la condition n’est pas réalisée (dans le présent ou dans le futur), c’est de l’irréel. ». Dans ses exemples la forme en –se correspond au potentiel, la forme en –ra à l’irréel. Mais il nie que cette sensibilité se soit encore maintenue dans la langue. C’est aussi le point de vue de Jean Coste et d’Agustín Redondo dans leur célébrissime «Syntaxe de l’espagnol moderne » : « Il serait vain d’établir de nos jours, une différence d’emploi entre les formes en « -se » et les formes en « -ra », tant est grande la confusion qui règne dans leurs emplois. » (Page 436 de l’édition SEDES de 1965, huitième édition). C’est ce que l’on appelle « renvoyer la balle ». “La Grammaire d’usage de l’espagnol” de Pierre Gerbouin et Christine Leroy dit la même chose : « Les imparfaits en –ra et en –se ont la même valeur quand ils sont employés en tant que subjonctifs… » (Page 212, Hachette Education, 1994). Bernard Pottier et Bernard Darbord, dans leur précieux petit ouvrage « La langue espagnole, éléments de grammaire historique », ne disent pas autre chose : « On ne conçoit guère de différence aujourd’hui, entre les formes subjonctives en –ra et en –se. » (Page 173 de l’édition Nathan Université, 1988). Finalement, la déception est grande, il n’y a rien à voir, la différence sera rangée dans le vaste monde des phénomènes du passé. Et pourtant, il serait tellement tentant de penser que « le mouvement du réel au virtuel » (Pottier-Darbord, 1988) de la forme en –ra n’est toujours pas terminé… et que ne “guère” concevoir de différence aujourd’hui laisse entendre qu’il se pourrait bien qu’il y en ait encore une.