Pour le petits, la crise est mortifère

Trois suicides en un mois en Espagne liés tous les trois de façon avérée à une raison identique, il s’agissait de personnes dont le logement allait être saisi par voie judiciaire pour défaut de paiement. Logement saisi par celui qui allait devenir son propriétaire légitime, la banque qui avait consenti un prêt à ces personnes.

http://periodismohumano.com/economia/lo-llaman-suicidio-por-desahucio-pero-es-genocidio-financiero.html

Dans les trois cas, il s’agissait de personnes qui étaient en défaut soit parce qu’elles avaient perdu leur travail soit parce qu’il s’agissait de personnes seules (deux femmes sur les trois derniers). La question devient tellement essentielle que le quotidien El País a ouvert une rubrique spéciale dans son édition numérique, la rubrique « Desahucios » (Expulsions). Elle a aussi donné l’occasion à l’ouverture d’une bataille de chiffres qui oppose le gouvernement et les banques d’un côté aux associations, juges et médias de l’autre. Les premiers minimisent les effets des défauts de paiement et le nombre d’expulsions, les second produisent des chiffres qui ne laissent pas d’effrayer. Pour le gouvernement les expulsions de familles de leur résidence principale pour défaut de paiement varient annuellement depuis le début de la crise de 5000 par an à 15000. Pour les juges du Consejo General del Poder Judicial (l’équivalent espagnol du CSM) et pour l’association des « Juges pour la Démocratie », depuis 2007, 370 000 expulsions « bancaires » ont été exécutées (après décision judiciaire).

Le gouvernement, même s’il tente de minimiser les chiffres, n’en n’est pas moins inquiet puisqu’il a tenté par la voie de la loi de calmer le jeu de limiter les effets de ces expulsions qui vont bon train en Espagne (500 par jour). Mais de façon unanime ce décret a été considéré comme insuffisant car il ne remet pas en cause les pratiques des banques qui exproprient. Il aménage tout tout juste quelques critères empêchant l’expulsion. Or ce qui est demandé avec de plus en plus de force c’est que soit modifiée la loi sur le crédit qui prévoit toujours que la banque émetrice d’un prêt peut demander la confiscation du bien après un seul mois de défaut de paiement des traites, qu’elle fixe elle-même la valeur de reprise du logement saisi et qu’elle persiste à réclamer la différence entre ce prix fixé (naturellement très inférieur au prix consenti au moment de l’achat du logement par le débiteur, en moyenne, 60% du prix d’achat initial). En Espagne nombreux sont ceux qui y voient une manoeuvre des banques sur le dos des plus infortunés pour augmenter leur marge de profit et opposent un autre principe: la dation.  Si la banque souhaite saisir le bien garant du prêt, elle ne peut fixer comme valeur que celle du bien au moment de son achat par la personne (ou la famille) qu’elle souhaite exproprier. La deuxième solution, c’est, outre la dation, accepter que ces familles restent dans leurs meubles moyennant un loyer raisonnable.

http://www.bbc.co.uk/mundo/noticias/2012/10/121003_espana_desahucios_rg.shtml

La réponse du gouvernement Rajoy consiste à dire que les conditions d’obtention de crédits immobiliers  en seraient mécaniquement durcies et qu’à terme la crise n’en serait que plus profonde. On pourrait ajouter que ces conditions plus difficiles l’obligeraient à avoir (enfin, dirait-on) une politique sociale du logement, or les profits des sociétés immobilières et des banques sont bien moindres quand la politique de l’habitat est administrée puisque les marchés sont publics et que l’offre de prix n’est pas liée à la capacité de crédit offert par les banques mais au rapport coût-qualité des projets. Il reste encore une espérance pour les banques et les sociétés immobilières, même dans un contexte de politique authentique de logement social: la corruption. Mais la justice veille, c’est ennnuyeux…

 

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Le pain quotidien

La Société des Amis de Jean-Louis Flandrin, De Honesta Voluptate, compte des « historiques ». Mohamed Oubahli est l’un d’enter eux. Marocain, homme de culture, passionné par l’histoire et l’anthropologie, il n’a eu de cesse au cours de ces vingt dernières années de mener, dans des conditions quelquefois difficiles, des recherches patientes sur l’alimentation au Maghreb dans cet espace culturel foisonnant d’échanges, de « transferts » de savoirs et de pratiques. Je me sens particulièrement heureux de pouvoir enfin avoir entre les mains l’ouvrage qui nous livre la quintessence même de ses travaux. Cet ouvrage vient d’être publié au Maroc par la Fondation du Roi Abdu-Aziz sous le titre La main et le pétrin, alimentation et pratiques culinaires en Occident musulman au Moyen-Age. Il s’agit d’un livre imposant de 590 pages dont l’objet essentiel est d’examiner la fabrication, les formes et l’usage du pain dans les sociétés médiévales de cette partie du monde dans laquelle l’Espagne musulmane tient une place importante.

Pains, galettes, couscous, pâtes, toutes ces formes de transformation de la farine sont passées en revue et chacun y trouvera des enseignements extrêmement précieux sur les usages, leurs transformations et les raisons de l’abandon de telle ou telle forme ou pratique. S’il est clair que les fidawsh entrent encore dans la confection de mets contemporains espagnols (les fideos que l’on ajoute aux potages ou dans les plats à la mode ressurgis ces dernières années à Valence – la fideuà-) on se demandera pourquoi le couscous (c’est-à-dire la semoule de blé) est absent des traditions culinaires espagnoles. La réponse est politique:  Mohammed en esquisse le contour en évoquant les traités :

« … manger un couscous [pouvait] apparaître come un acte vil, voire hérétique, et conduire par conséquent devant le Tribunal de l’Inquisition. »

Ces réflexions sur le phénomène d’acculturation religieuse par l’imposition du rite a toujours été au centre des débats de la néo-scolastique espagnole des XVIè et XVIIè siècles.  Je prendrai  un seul exemple. Grâce aux notes prises par ses étudiants, a pu être sauvée une leçon que le théologien Francisco de Vitoria (1483-1546) donné dans les années 1530-1540 à Salamanque. Elle a été publié sous forme de Traité sous le titre générique La Ley, et on voit très vite que la question de l’interdit est essentielle. Tournant autour de concepts de loi naturelle et de loi positive et traitant de la façon dont doivent être jugés les attitudes de chacun,  Vitoria s’y livre à un examen des dispenses accordées au jeûne. Il reste là à l’intérieur d’une tradition classique du débat autour de cette question:

« …porque antes de que estuviera prohibido era bueno comer carne el viernes, pero ahora es malo. Por consiguiente hay que tener por cierto que las leyes civiles, obligan bajo culpa.  »

Lectura 125, La Ley (édition de Luís Frayle Delgado), Madrid, Tecnos, 1995, page 40.

Mais, avec la prudence nécessaire du maître et théologien, quelques bribes allusives montrent bien qu’il pense au-delà de la question de la rupture du jeûne:

« No hay que juzgar […] que pequen mortalmente, porque la injusticia es pequeña, […] por ejemplo comiendo carne el Viernes Santo, o haciendo cosas semejantes. »

Lectura 127, id., page 60.

Les ouvertures que Mohamed Oubahli nous propose sur ces questions, son érudition et l’appel fait à des sources extrêmement diverses donnent à son ouvrage une dimension peu commune, une approche concrète des techniques, des outils, des métiers, une approche comparée des usages et de la consommation de produits panifiés depuis le Moyen-Orient jusqu’à l’Espagne musulmane. Passionnant.

On pourra aussi consulter avec avantage les deux  numéros de la revue Horizons Maghrébins,  55 et 59  consacrés aux nourritures du Maghreb (sous le titre général, « Manger au Maghreb »).

Par la même occasion, je vous signale que j’ai mis « en lien » l’adresse internet de la Société des Amis de Jean-Louis Flandrin, De Honesta Voluptate.

 

Trillando Granzas

Juste un mot pour vous aiguiller vers ce petit livre. Je suis attaché à son auteur par de grands liens d’affection, j’en ai un peu  parlé cet été. Allez voir, j’en reparlerai plus longuement une autre jour:

http://www.bubok.es/libros/219507/Trillando-Granzas

Que les enfants de Florencio soient salués pour avoir mené à son terme la mise à disposition de ce texte dont je connaissais bien le contenu mais que, par pudeur, Florencio hésitait à éditer.

Vive la crise!

Déambulez dans le Madrid populaire ou chic et vous en apprendrez beaucoup sur les effets de l’austérité. C’est ce que j’ai fait ces derniers jours.

Tout d’abord, nous le savons, l’être espagnol marche, il se promène, il processionne, il excursionne, c’est au centre même de son être. Nous sont familiers ces couples de vieilles dames qui, bien mises et bras-dessus, bras-dessous, arpentent les mêmes rues dans un sens puis dans l’autre, à des heures et quelquefois par un froid qui ne permettrait à aucun d’entre nous de mettre le nez dehors. L’invencible armada espagnole ce n’est pas celle des bateaux de papier de Philippe II mais bien celle de ces vieilles dames permanentées qui occupent l’espace et patrouillent entre les stations de métro Quintana et Ciudad Lineal.

Elles font irrésistiblement penser à cet écuyer que Lazarillo prend comme maître et qui en guise de repas arpente en long et large, matin comme après-midi,  les rues de Tolède.

Dans les rues du Madrid d’aujourd’hui les effets de la crise sont bien concrets.

Le premier est celui-ci: de nombreuses bouches de métro sont fermées par souci d’économie (ici celle de Ciudad Lineal à la hauteur d’Alcalá, 433).

Puis il y a les signes d’adaptation de la publicité de proximité (« Con nosotros, ahórrate la subida del IVA »). Et les offres que vous ne pourrez jamais refuser tant elles participent du don désintéressé plutôt que du commerce. Deux exemples relevés près de la station de métro Pueblo Nuevo:

Permis pas cher pour les jeunes:

Coupe « obole » pour tous (pardonnez le mauvais calembour):

Dans le quartier de Chueca, l’acrimonie est plus explicite, moins charitable, pointant d’un doigt vengeur l’ennemi des Espagnols, l’indignation est dans l’air:

Enfin, chez lez riches, la crise a des expressions paraboliques, cryptées, somme toute étranges, où l’interprétation peut permettre toutes sortes de conclusions.

Un seul exemple, glané au fil de mes ballades dans le très chic barrio de Salamanca, rue Claudio Coelho, tout près de la calle Serrano. Une Cendrillon dépitée ou le fantôme de la Comtesse aux pieds nus? On ne saura jamais.

Il faut dire que la crise est passée loin  d’Edith, adorable expat qui a choisi ce quartier pour y installer sa petite famille en 2008. Elle le disait fort joliement en juillet 2011:

« Si je devais tout reprendre à zéro ? Je crois que je ne changerais rien, le même appartement dans le même quartier (même avec les mêmes en manteaux de fourrure) »…

http://expatespagne.canalblog.com/archives/2011/07/27/21666534.html

A chacun sa crise.