Se conformer aux règles de la grammaire de l’espagnol est un casse-tête pour tout étranger qui tente de respecter ce qu’il pense être «la correction» écrite et parlée de la langue. Il pense que cette «correction» est unanimement partagée par les hispanophones auxquels elle ne poserait aucun problème.
Quand on examine d’un peu plus près tel ou tel aspect de la langue, de ses règles exprimées par les grammaires de l’espagnol (qu’elles soient le fait de grammairiens espagnols ou non) et de l’usage quotidien qui en est fait, on peut cependant commencer à douter du ton quelquefois péremptoire des bibles grammaticales (le côté «sûr de soi et dominateur» des énonciateurs de règles).
J’ai choisi un exemple, tout petit fait de la langue espagnole, celui de l’accentuation graphique (ce que les grammairiens de l’Académie espagnole de la langue appellent «acento de intensidad») appliquée aux noms propres. Il est rare que les grammairiens s’attardent sur la question (on trouve rarement de mention sur cette question dans les ouvrages de grammaires, qu’ils soient bons ou mauvais). Je vous fais grâce de la règle qui distingue entre oxytons, paroxytons et protoparoxytons pour ne retenir que l’idée suivante: cette règle s’applique aux mots sans distinction de type.
Autrement dit, elle s’applique aussi bien aux substantifs, pronoms, verbes, adverbes… qu’aux noms (toponymes, prénoms, patronymes). La seule restriction à cette dernière application est déterminée par l’origine du nom et le rapport créé entre l’usage local et l’usage de sa transcription en espagnol (Paris devient París, mais Washington reste Washington). Dans les deux exemples cités, la langue espagnole admet une traduction d’usage du nom de la capitale française mais aucune de celle des Etats-Unis.
En cherchant sur le web ce qu’en disent certains «régulateurs» plus ou moins improvisés de la langue et de son usage, on trouve un certain nombre de sources qui s’intéressent à la question. Pourquoi y-aurait-il flottement en matière de transcription écrite de l’accentuation d’intensité des noms propres?
Pour une raison très simple: ceux-ci peuvent être transcrits selon la règle d’usage des majuscules (Zapatero) ou, assez souvent, tout en majuscules, en particulier dans les notices bibliographiques ou dans les titres de presse (ZAPATERO). Cet usage fréquent de la majuscule dans la transcription des noms propres semble avoir semé le trouble y compris chez les hispanophones.
Que nous dit le manuel du bien écrire l’espagnol publié par la RAE -Académie Royale-, Ortografía de la lengua española?
Il nous dit, de façon très claire que l’emploi des majuscules ne dispense pas de l’usage de l’accent écrit si les règles de l’accentuation l’exigent (Chapitre III, 3.1.1). On doit donc écrire Rodríguez mais aussi RODRÍGUEZ. Tout est clair et bien ordonné.
C’est ce que vient corroborer Jorge de las Casas dans un court article relayé par de nombreux sites internet dédiés (comme disent les modernes) à la langue et à la correction de son usage:
«Un mito bastante difundido es que la acentuación de los apellidos no depende de norma alguna, sino de la voluntad de sus poseedores.»
Ce mythe est donc proprement espagnol puisqu’il nous dit que nombre de ceux qui portent un nom espagnol des plus courants (Ortiz) croient qu’il faut l’écrire avec accent. On peut lire ce court article en consultant la page web suivante:
http://www.padigital.com.pa/periodico/edicion-anterior/opinion-interna.php?story_id=1041989
Le patronyme est donc soumis aux mêmes règles que le mot, tout est encore une fois bien clair.
Là où tout devient complexe c’est quand Jorge de las Casas évoque des patronymes espagnols en usage dans un autre contexte national: faut-il écrire Cameron Díaz ou Cameron Diaz, Trini López ou Trini Lopez? Pour lui, la règle s’applique à tous les patronymes espagnols quelque soit leur contexte (qu’ils soient espagnols ou «d’origine espagnole»).
On pourrait qualifier cette préconisation d’une règle extensive de l’espagnol, d’équivalent de règle extraterritoriale, applicable dès l’instant ou le patronyme en question est d’origine espagnole, urbi et orbi. Un peu à l’image de la loi américaine dite Loi Helms-Burton (1996) qui provoqua polémiques et controverses dans le monde des juristes car elle interdisait à quiconque à travers le monde de commercer avec Cuba, c’est-à-dire avec un Etat qui avait confisqué des biens américains, sous peine de se voir traîner devant les tribunaux des USA.
Mais le désordre est plus vivace qu’il n’y paraît. J’en retiens quelques exemples « visuels » glanés dans les rues de Madrid qui montrent que même les institutions officielles hésitent au moment de baptiser des rues et que des tendances ou des modes s’affichent en toute placidité.
En voici un, bien placide. Dans le Madrid populaire, un quartier inventé dans les années cinquante appelé Barrio de la Concepción – une conception tout à fait virginale et en rien conceptuelle- j’ai trouvé une rue qui porte le nom d’un personnage que je ne connais pas (un anonyme célèbre), la rue Prudencio Álvaro.
Quand cette rue fut créée (au début de la deuxième moitié du XXème siècle), la plaque apposée était la suivante:

Profitant de la réfection de la façade de l’immeuble qui se situe face à cette plaque, les services municipaux ont apposé une plaque toute neuve cet été. La voici:

On voit bien que si le franquisme était une dictature, il était plutôt laxiste en matière d’orthographe; la démocratie parlementaire espagnole, peut-être sous l’influence des effort de normalisation linguistique en cours depuis des décennies dans d’autres régions, se montre plus orthodoxe, plus rigoureuse.
En voici un autre exemple (ils sont nombreux), pointé dans le même quartier.
La plaque ancienne:

La nouvelle plaque (toujours située face à la précédente):

Vous direz que cette seconde plaque montre un certain excès de zèle puisque la règle extensive ou extraterritoriale s’applique même à des patronymes qui ne sont pas du tout espagnols et, pire encore, sans en restituer l’accentuation d’origine!
Au moins la démocratie espagnole propose les deux modèles, respectant ainsi l’alinéa 1 de l’Article premier de sa Constitution:
Art. 1. 1. España se constituye en un Estado social y democrático de Derecho, que propugna como valores superiores de su ordenamiento jurídico, la libertad, la justicia, la igualdad y el pluralismo político.
Bon, dire ce que je dis ici, c’est considérer que la norme orthographique, c’est aussi de la politique. Mes collègues spécialistes de politique des langues en Espagne sauront répondre mieux que moi.
Pour finir, je vous propose un autre exemple (privé et non plus public) de ce joyeux pluralisme, glané à quelques mètres des rues Prudencio Álvaro et Elías Dupúy:

Comme ça, pas de jaloux….