Imposible Sinaí

maxaubyAndreMalraux_en_Sieera_de_TeruelpeliMax Aub et André Malraux dans les rues de Madrid pendant le tournage de Sierra de Teruel (L’espoir).

 

En rangeant mes livres (déménager est toujours un moment pénible  où les souvenirs  des lectures passées remontent à la surface comme bois flotté), j’ai retrouvé, au milieu de tout un bric-à-brac littéraire, un petit livre de Max Aub que j’avais acheté il y a une vingtaine d’année en furetant dans les rayons de la Libraire espagnole de la rue de Seine. Il s’agit de Imposible Sinaí . En vérité je cherchais une version espagnole des Crimes exemplaires de cet auteur. Depuis je l’ai trouvée à Madrid, rassurez-vous.

D’abord l’anecdote. Quelques semaines plus tôt, en me rendant à Madrid, je fis une halte  à Burgos pour déguster  morcilla et leche frita et me donner du temps pour déjeuner le lendemain, à Lerma, d’un fabuleux corderito lechal (toujours en bonne compagnie).  Passant devant un libraire du centre de la ville, j’avisai une librairie disposant à première vue d’un fonds intéressant. J’entre. Je demande s’ils ont en rayon des ouvrages de Max Aub. Réponse du libraire: « Aquí no vendemos literatura extranjera. » Max Aub, l’une des plus brillantes écritures espagnoles du siècle était donc inconnu de ce libraire. A méditer.

Imposible Sinaí a été publié par Seix Barral en 1982, dix ans après la mort de son auteur. Dans la courte note qui ouvre le livre, Max Aub nous dit:

« Estos escritos fueron encontrados en bolsillos y mochilas de muertos árabes y judíos de la llamada « guerra de los seis días » en 1967. Las traducciones deben mucho a mis alumnos. Se lo agradezco. No tomo parte; sólo escojo para su publicación los que me parecieron más característicos. »

De ces textes courts je retiens quatre lignes, signées par  Salomon Chavsky, soldat israelien mort au cours du cinquième jour à Bir GifGafa, en plein Sinaï:

« Pobres árabes, árabes pobres… ¿Cuál es el adjetivo, cuál es el sustantivo? »

 

 

L’Espagne à la une?

La une du quotidien Libération « fait son miel » aujourd’hui de la crise espagnole (puisque la crise que nous connaissons, malgré son développement planétaire, est encore traitée nationalement par les médias).

¡Perdidos !, Tel est le titre qui barre cette une sur fond de drapeau espagnol. Les espagnols sont perdus, ils ont perdu cette guerre contre la finance, ils sont livrés pieds et poings liés à l’une des crises sociales les plus aigues que ce pays ait connues depuis les années cinquante. Ca vaut bien quatre pages de reportages avec deux articles de fond, quatre interviews d’espagnols « de a pie », modestes travailleurs ou retraités, une pensionnée, Luisa, un pompier, José Alberto, un comédien, Miguel et un patron de bar, Quique. Tous les quatre sont victimes directes de l’austérité en marche. Pourtant la dette publique espagnole reste inférieure à la dette française (80,9% du PIB contre 89, 3% pour la France). Qui est responsable de cette situation qui voit ce pays retrouver un taux de chômage qu’il avait connu au début des années 90 (24,4%) ? Les quatre interviewés accusent pêle-mêle politiciens corrompus, « chorizos » de tout acabit, fonctionnaires… L’Etat, les Régions, les Municipalités sont accusés d’avoir gaspillé les deniers publics pour privilégier leurs amis promoteurs et se servir au passage. Le sentiment qui se forme à la lecture de ces quatre entretiens ce n’est pas que les espagnols se sentent « perdidos », mais plutôt qu’ils se sentent « jodidos », foutus, oui, mais en colère.

Disons-le, ils ont raison, cependant… ils ont voté régulièrement pour l’un ou l’autre des partis dominants de ce pays, le PSOE ou le PP qui ont surfé allègrement sur toutes les bulles industrielles et financières depuis trente ans. La tentation de jeter le bébé (l’autonomie régionale, la démocratie) avec l’eau du bain (la corruption, les « affairistes ») est donc très forte. La cause, nous l’avons déjà dit, c’est la crise du crédit privé, un crédit développé sur des bases douteuses (taux variables, durée excédent trente ans) et des indices complices (l’Euribor, dont on commence à percevoir qu’ il a été manipulé par des banques européennes tout à fait respectables). Quand ça faisait tourner l’immobilier, chacun y trouvait son compte, quand les défauts de paiement ont pointé leur nez avec l’augmentation des taux du crédit (deuxième mandat Aznar, 2000-2004), c’est l’Etat qui a socialisé une partie de la dette (deuxième mandat Zapatero, 2008-2012) et ce sont les petits revenus qui vont payer la facture, alors que les opérations frauduleuses des banques, des sociétés de crédit et des promoteurs immobiliers resteront, sauf rare exception, impunies. Mais, à ce propos, l’Espagne n’est pas un cas isolé, comme elle ne l’est pas en matière de fraude fiscale puisque Le Monde indiquait hier soir que le manque à gagner pour l’Etat français était de 50 milliards annuels. Il s’élèverait à 81 milliards annuels pour l’Espagne, autrement dit, un montant largement supérieur aux sacrifices demandés aux espagnols (augmentation de 3 points de TVA, baisse des salaires et des pensions, réduction des allocations de chômage, etc.). La théorie libérale du trickle down (théorie dite « du ruissellement) est une escroquerie, car celle qui a toujours fonctionné est celle du trickle-up : appauvrir les pauvres rend les riches plus riches.  Le tout c’est de trouver une méthode « indolore », la taxe ou l’impôt proportionnels : TVA, CSG, etc.

Qu’elle est lointaine l’euphorie douteuse du journal l’Equipe quand l’Espagne gagnait la Coupe d’Europe des Nations, il y a moins d’un mois (voir Trastos, billet du 2 juillet).  Mais l’éditorial philo-franquiste de ce quotidien sportif montre bien la cible : haro sur les régions, principales fautives dans l’accumulation de la dette publique, elles sont le ver dans le fruit,  vive la nostalgie d’une Espagne « Una, Grande e Indivisible » que partage avec l’Equipe le président du gouvernement espagnol en exercice.

Intervenir

Le doigt-de-Dieu (Le sac-à-fouilles)

Dans un article paru en 2010 dans la revue Religión digital, j’ai lu ce titre énigmatique: « El Vaticano podría intervenir al Instituto del Verbo Encarnado ».

Peu au fait de la théologie du verbe (une sorte de linguistique mystique ou de mystique linguistique, je ne sais pas), l’article rend compte de l’ouverture possible d’une enquête du Saint -Siège sur les agissements d’une communauté religieuse argentine, « El Instituto del Verbo Encarnado », communauté qualifiée de très conservatrice par la feuille immatérielle d’information religieuse espagnole. Elle est accusée de manipulation par de nombreux anciens adeptes et son fondateur, qualifié d’ultra-orthodoxe, a souhaité abandonner ses fonctions pour éviter l’ouverture de cette enquête.

En réalité, le seul verbe qui m’intéresse n’est pas celui de la Parole de Dieu, mais bien celui qui est utilisé dans le titre, le verbe « intervenir ».

Comme le précise l’article, l’action consiste pour le Vatican à dépêcher un commissaire pour enquêter sur les agissements de cette congrégation, ou procéder à un audit de son fonctionnement, pour employer un langage moderne.  La deuxième question qui peut intéresser est donc celle du fonctionnement ecclésial, le principe même du Commissariat, dont les racines politiques et historiques nous ramènent au passé impérial de Rome. Mais nous y reviendrons.  Occupons-nous du verbe tout d’abord.

Intervenir… Ce verbe est intransitif dans son usage le plus courant, c’est ce qui apparaît quand on lit les différents exemples que donne María Moliner dans son Diccionario de uso del español et employé avec en, par exemple « intervenir en una guerra », ce que n’ont pas fait les français ni les anglais pendant la guerre d’Espagne se contentant de créer un Comité de Non-intervention et d’inventer la politique du même nom. Dans son usage transitif, il pourrait être traduit par contrôler, ou même saisir (quand il s’agit de biens matériels). Nous voici de retour dans la crise financière. En effet, voici un mois, le gouvernement espagnol a du se résoudre à « intervenir pour sauver le groupe bancaire Bankia » (Les Echos du 16 mai 2012). Dans la presse espagnole c’est la forme transitive qui est employée soit pour annoncer l’intervention (« el gobierno se ha visto en la obligacion de intervenir Bankia ») soit pour la démentir (« El Gobierno se niega a intervenir Bankia, pese a las presiones de los especuladores »).

Le 13 mai dernier un décret (http://www.boe.es/boe/dias/2012/05/12/pdfs/BOE-A-2012-6280.pdf ) 

confirmait la possibilité pour l’Etat d’agir sur les banques, « de intervenir a las entidades financieras que incumplan el plan de saneamiento », comme l’interprète un article publié dans le supplément Economie d’El Pais publié le même jour. Le Décret engageait les banques en difficulté à mettre en place un plan d’assainissement de leurs comptes, en s’appuyant sur la création d’un Fonds de restructuration mis en place par la Banque d’Espagne, sous la tutelle de l’exécutif, Fonds qui avait fait l’objet d’un Décret de création en 2009, par le gouvernement socialiste (Real Decreto-ley 9/2009, de 26 de junio).

Pour sauver un groupe de 7 petites banques au bord de la faillite (souvent des Caisses d’Epargne locales ou régionales, qui portaient le nom de Caisses d’Epargne mais n’avaient rien à voir avec notre Ecureuil national, mais ressemblaient plutôt à des cigales distributrices de crédits immobiliers à gogo), en décembre 2010 le gouvernement Zapatero les avait obligées à se regrouper dans un nouvel ensemble, Bankia, les dotant d’un PDG de prestige,  Rodrigo Rato, ancien président du FMI (2004-2007, son successeur s’est rendu célèbre aussi, mais à sa manière) et ancien ministre du PP à l’époque de José María Aznar, excusez du peu.

Disons aussi que le gouvernement Zapatero avait contribué à recapitaliser l’ensemble en mettant au pot 4 milliards d’Euros. Dix-huit mois plus tard le groupe s’était enfoncé un peu plus dans la crise.

Début mai, le gouvernent PP débarquait Rodrigo Rato, remettait quelques milliards de plus et se rendait maître par cette entrée dans le capital du groupe de 45% des actifs, autrement dit le gouvernement du PP, contrairement à sa doctrine ultra-libérale, nationalisait le groupe. Mais il fallait bien que le terme « nationaliser » ne soit jamais employé d’où l’usage de ce verbe-ressource formidable: intervenir. Jamais le gouvernement Rajoy ne nationalisera, il passera son temps à intervenir, mais de façon transitive, en utilisant l’argent économisé sur les budgets sociaux de l’Etat.

Il faudrait créer une Fondation du Verbe Intervenir: il permet de nationaliser sans le dire, manger son chapeau sans l’admettre, faire sans dire, etc. Tout ceci pour éviter que les Commissaires européens ne dépêchent un légat pour « intervenir l’Etat espagnol », ce qui est sur le point d’être fait.

Mais des Commissaires, nous  en reparlerons, comme nous reparlerons des formes antiques de dictature une autre fois.

 

The Border Trilogy/ La Trilogie des confins/ La trilogía de la frontera, Cormac Mc Carthy

Avez-vous un ou plusieurs romans de Cormac Mac Carthy? Il est connu pour avoir écrit No Country for Old Men, adapté au cinéma en 2007 par les frères Coen et, dans une moindre mesure, pour avoir écrit également The Road, (La route) roman adapté au cinéma en 2009 par John Hillcoat sous le même titre.

Comme une procédure normale dans ce cas-là, j’ai tout d’abord lu No country… puis La route et je me suis aventuré dans d’autres romans, toujours aussi désespérément sombres, Child of God, Blood Meridian et la Trilogie des confins, trois romans décalés sur l’histoire de deux cow-boys (John Grady Cole et Billy Parham) pendant les années de déclin de ce métier symbolique de la conquête de l’ouest, entre la fin des années trente et la fin des années cinquante.

Je ne souhaite pas vous parler des détails, ni du style ni du fond de ces romans. Je souhaite plutôt revenir sur un élément  essentiel de la trilogie, celui de l’usage de la langue. Ces trois histoires (comme Méridien de sang) se passent toutes «à cheval», bien sûr, mais aussi à cheval sur une frontière, celle qui sépare, entre Tijuana et El Paso, les Etats-Unis du Mexique. Les personnages se déplacent à cheval, ce qui permet une certaine lenteur, une accroche surlignée des paysages, des rencontres de part et d’autre de la frontière, des variations de temps et de climat qui rendent le rapport à la nature aussi terrifiant que celui du dernier passage from life to death.

Je reviens donc à la langue. Dans la Trilogie des confins (que j’ai lue dans sa traduction française), l’auteur a voulu conserver dans leur langue plausible tous les dialogues échangés en espagnol (ils sont nombreux, jusqu’à constituer un bon tiers de l’ensemble). Ce switch permanent entre les deux langues, et le jeu qui en découle entre personnages est l’un des fondements des trois romans. La frontière matérialisée entre ces deux Etats était alors invisible et perméable, ce qu’elle n’est plus du tout aujourd’hui, la seule vraie frontière était celle de la langue. Bien sûr, pour tout lecteur qui vit à la frontière entre deux ou plusieurs langues ou qui a une bonne maîtrise de l’espagnol, cette lecture est possible. Mais pour les autres? J’ai essayé, en vain de lire ce que Cormac Mc Carthy ou ses exégètes auraient pu dire à propos de ce choix. Florence Stricker a consacré une excellent essai à cet auteur et de très bonnes pages sur ces romans du sud-ouest, avec de belles remarques, dont celle qui souligne comment Cormac Mc Carthy «réduit le western à deux de ses composantes essentielles (le meurtre et l’espace)»… mais rien sur ce passage incessant d’une langue à l’autre.

En vérité, cette question aurait du n’intéresser que les éditeurs en langue espagnole des romans de cet auteur. Pour une raison très simple: traduire en espagnol ses romans, c’est leur faire perdre d’emblée cette présence constante de la deuxième immatérialité de la frontière et de son passage. On note souvent dans les fiches de recensions de ses romans du Sud-ouest, des phrases de ce genre: «McCarthy incluso aprendió español para darle autenticidad al libro». Oui, et alors? Il n’y a aucune authenticité à utiliser l’espagnol, on peut y voir surtout à la fois un risque éditorial qui, outre les effets stylistiques et typographiques qu’accumule l’auteur (ponctuation souvent absente, digressions philosophiques), rendent ses livres difficiles d’accès au commun des lecteurs.

Le texte le plus intéressant que j’ai trouvé est un entretien avec le traducteur des romans de Mac Carthy, Luis Murillo Fort, publié en 2010 dans le n° 14 de la revue de traductologie de l’Université de Malaga, TRANS.

http://www.trans.uma.es/

D’emblée, le traducteur évoque « una agradable tortura » en évoquant ce travail. Evoquant les références culturelles qui lui ont servi (le film de Sam Peckinpah, The wild Bunch, par exemple). On peut dire que ce traducteur (usant de sa méthode empirique)  ne se pose à aucun moment le problème. Il se le pose surtout à propos des éléments dialectaux ou des formes régionales de l’anglais qu’à propos de l’espagnol. Mais il est vrai qu’il évoque surtout les romans de l’est de cet auteur. La Trilogie des confins a été publiée en 2008 en Espagne, sous la responsabilité de Pilar Giralt Gorina et de Luis Murillo Fort.

Mais rien n’est dit non plus sur cette question. Elle reste ouverte, puisque l’auteur lui-même accorde très peu d’entretiens et s’explique le moins possible sur ses choix stylistiques. 

La langue française se porte bien

The Artist, film français produit par la Warner, a obtenu un franc succès à la soirée des Golden Globes et est sur la voie royale avec une chance assez forte pour remporter au moins un Oscar à Hollywood. Le cinéma français triomphe donc aux Etats-Unis.

Il y a cependant un bémol, que Philippe Sollers n’a pas manqué de souligner, dans une remarque incidente faite au cours d’une émission quasi nocturme de débats à propos de tout et de rien (Ce soir ou jamais)… Quelle belle leçon de défense de la langue française!, remarquait-il,  The Artist est un film fançais, certes, mais qui nous raconte le Hollywood des années vingt et surtout, c’est un film… muet! Pour qu’il soit diffusé dans les salles américaines, on peut espérer qu »il n’y aura pas à la doubler.

Ce petit détail me fait me souvenir que quand j’étais enfant (vers la 5 ou 6ème Glorieuse selon Jean Fourastié qui en compta 30), mes parents m’envoyaient le jeudi au patronage laïque. Ca se passait dans un quartier alors populaire de Montpellier qui s’appelle toujours Figuerolles, et qui, comme Montmartre, a été et est toujours  Commune Libre.

http://thierryarcaix.com/1948-1962.html

Nous étions rassemblés dans une école dont le nom me laissait inévitablement songeur chaque semaine puisqu’il s’agissait de l’école Ferdinand Buisson. Je me plaisais alors à penser qu’il devait s’agir de l’inventeur du concept d’ école buissonière

Les après-midi pluvieux, le directeur du patronage sortait son projecteur 16 mm des placards de la grande salle de jeux de l’école et nous projettait des films de toute sorte mais surtout des courts métrages muets de Chaplin, Mack Sennett, Harold Lloyd et de temps en temps de nos favoris, Laurel et Hardy. Il lui arrivait aussi de nous passer des films de Max Linder. Pour nous, pas d’ambiguité possible, Max Linder en mousquetaire, en homme du monde -portant son fameux « chapeau de soie »-, était américain. Ce n’est que bien plus tard que je sus qu’il était français, né dans le sud-ouest, et même qu’il avait eu une fin tragique.

Soyons donc prudents. La langue française plaît aux  Etats-Unis quand elle chante -Piaf, Chevalier, Aznavour, Bécaud- ou quand elle se tait.

De l’inégalité supposée entre les langues…

Dans un entretien accordé au journal Le Monde (le 30 décembre dernier), l’écrivain italien Erri de Luca, dont l’œuvre poétique et romanesque est l’une des plus remarquables en Europe ces derniers années, définit son sens de l’appartenance nationale par deux considérations, l’une négative (« Je ne suis pas patriote, le drapeau ne m’émeut pas, l’hymne non plus »), l’autre positive (« Etre italien c’est habiter ma langue. J’ai ma résidence en italien. »).

Il rejoint une certaine forme de penser la nation par la langue que développent les terminologues québécois, par exemple Marie-José des Rivières et Nathalie Roxbourgh, qui, dans un article consacré aux « Variations sur la langue ou le français conjugué en exposition » (Normes et medias, Terminogramme, numéro 97-98), citent en exergue le metteur en scène Jean-Claude Germain:

Avant d’habiter un pays, on habite une langue et plus on possède de mots pour y définir sa place, plus on a de chances d’y occuper tout son espace.

En écho subtil, on entend comment Ernest Renan donnait au critère de la langue une portée limitée: « La langue invite à se réunir ; elle n’y force pas. » (Qu’est-ce qu’une Nation? Chapitre 3).

Erri de Luca se situe d’emblée dans un contexte italien où la variété des langues était et est toujours  remarquable. Il se définit comme bilingue, le napolitain et l’italien sont ses deux langues. Or il établit un critère, dont la banalité et la fausseté ont déjà été largement dénoncées, celle d’une hiérarchie expressive entre ces deux langues: « On peut parler, chanter, se disputer, pleurer, mais pas écrire en napolitain. » Vieille croyance qui nous ramène à celles qui avaient court en Europe, la permanente comparaison des qualités intrinsèques des langues vernaculaires dans leur rapport au latin.  On le trouve dans le « Diálogo de la lengua » de Juan de Valdés (1533) où il fait dire à l’un des intervenants (Marcio):

¿No tenéis por tan elegante y gentil la lengua castellana como la toscana?

Antonio de Nebrija défend l’utilité politique de  la norme vernaculaire comme instrument d’identification du pouvoir, concrètement celui de la puissante Reine de Castille, Isabel, à qui est adressé le prologue de sa Gramática (1492):

No solamente los enemigos de nuestra fe que tienen ia necessidad de saber el lenguaje castellano: mas los vizcaínos. navarros. franceses. italianos.

Erri de Luca ne dit pas autre chose de l’italien quand il la présente comme la langue dont son père imposait l’usage à la maison alors que le monde extérieur parlait napolitain.

L’une des premières batailles visant à donner aux langues vernaculaires la place qu’occupait le latin consista souvent à les présenter comme capables de « tratar materias grandes » pour reprendre une expression de Pero Mexía (Silva de varia lección (1540). Dans un ouvrage collectif destiné à promouvoir l’idée de la réalité de l’existence d’une nation espagnole (España como Nación, RAH, 2000, Madrid), la Real Academia de Historia  accorde un chapitre entier à la thématique linguistique (Las lenguas peninsulares, cuando el castellano se hace español). Y est rapporté le discours (fameux) de Garcilaso de la Vega prononça devant le Pape  Alexandre VI à Rome en 1498. Discours qui répondait à un défi: faire la démonstration que l’espagnol était ,face à ses langues concurrentes, le français, le portugais et le toscan, la langue la plus « latine ».

En fin de compte, nous ne sommes pas sortis de l’ornière (du vaste monde des topoï). Si nous considérons qu’il existe des langues, des dialectes et des patois, des formes-langue et des sous-formes-langue, si nous tenons comme essentiel d’être sujets aux contingences et aux poussées du moment (la guerre, la religion, l’économie, la finance) qui tendent à nous imposer la langue du dominant, alors vive la novlangue!

Si, tout au contraire, nous pensons que la langue ou les langues que nous parlons, dans lesquelles nous écrivons, sont sœurs des autres, alors nous n’entendrons plus ces expressions qui fâchent comme cette toute dernière, attribuée au président du groupe parlementaire CDU-CSU, Volker Kauder: « Maintenant, l’Europe parle allemand »:

« Maintenant l’Europe parle allemand. » Maladroit, choquant, le propos, mardi 15 novembre, n’a pourtant fait qu’illustrer le statut que l’Allemagne a officieusement acquis ces derniers mois. (Le Monde du 20 novembre).

Les mots de Sol

Après la fin de l’occupation de la place de la Puerta del Sol et le développement d’actions plus mobiles et sporadiques (blocage des parlements régionaux ou des assemblées communales pendant que les négociations pour la constitution des nouveaux exécutifs de ces assemblées sont en cours), il est intéressant de se pencher sur quelques-uns des slogans qui portaient ce mouvement exceptionnel.

Celui de l’adieu à Sol:

Ensuite, j’ai vu un autre, très énigmatique, photographié et diffusé par El País, une pancarte sur fond jaune d’un manifestant devant la Mairie de Madrid  :

« Hay yuntamiento« 

Cette fantaisie orthographique d’un surréalisme achevé est caractéristique de la capacité d’invention de certains.

On trouvait les exhortations les plus classiques: « Si Madrid salió a la calle por un mundial… ¿cómo no hacerlo por nuestro futuro? » , millénaristes:  » ¡Reacciona!/ Todos somos culpables / Por un mercado regulado/ No te dejes estafar« , tendres: « Me gustas democracia, pero estás como ausente« , généreuse et modeste: « Puede que no entendamos de economía, pero sí entendemos de personas y las personas vamos primero« , humoristique « Si viene la policía, sacad las uvas y disimulad« , catholique et pessimiste: « Todos los caminos llevan a Islandia« .

Quelquefois les slogans touchaient au coeur des questions soulevées:

Certaines faisaient référence aux technologies nouvelles employées pour créer le rassemblement : « Error 404, Democracy not found« ,

à la question de la paupérisation:

1) pleine de finesse: « Nos sobra mes a final de sueldo« ,

2) plus brutale « Con el euro nos la metieron« 

Et, bien sûr,  à celle de la corruption envisagée sous un angle agroalimentaire:
 "España, paraíso del político corrupto, n° 1 en chorizos".

Mais le slogan qui restera dans l’histoire, qui a fait le tour du monde à partir du « Kilómetro Cero » (pour ceux qui ne le savent pas, le décompte kilométrique des routes espagnoles commence au centre de cette place de la Puerta del Sol):

« Nuestros sueños no caben en vuestras urnas« .

Règle et usage, l’accent tonique

Se conformer aux règles de la grammaire de l’espagnol est un casse-tête pour tout étranger qui tente de respecter ce qu’il pense être «la correction» écrite et parlée de la langue. Il pense que cette «correction» est unanimement partagée par les hispanophones auxquels elle  ne poserait aucun problème.

Quand on examine d’un peu plus près tel ou tel aspect de la langue, de ses règles exprimées par les grammaires de l’espagnol (qu’elles soient le fait de grammairiens espagnols ou non) et de l’usage quotidien qui en est fait, on peut cependant commencer à douter du ton quelquefois péremptoire des bibles grammaticales (le côté «sûr de soi et dominateur» des énonciateurs de règles).

J’ai choisi un exemple, tout petit fait de la langue espagnole, celui de l’accentuation graphique (ce que les grammairiens de l’Académie espagnole de la langue appellent «acento de intensidad») appliquée aux noms propres. Il est rare que les grammairiens s’attardent sur la question (on trouve rarement de mention sur cette question dans les ouvrages de grammaires, qu’ils soient bons ou mauvais). Je vous fais grâce de la règle qui distingue entre oxytons, paroxytons et protoparoxytons pour ne retenir que l’idée suivante: cette règle s’applique aux mots sans distinction de type.

Autrement dit, elle s’applique aussi bien aux substantifs, pronoms, verbes, adverbes… qu’aux noms (toponymes, prénoms, patronymes). La seule restriction à cette dernière application est déterminée par l’origine du nom et le rapport créé entre l’usage local et l’usage de sa transcription en espagnol (Paris devient París, mais Washington reste Washington). Dans les deux exemples cités, la langue espagnole admet une traduction d’usage du nom de la capitale française mais aucune de celle des Etats-Unis.

En cherchant sur le web ce qu’en disent certains «régulateurs» plus ou moins improvisés de la langue et de son usage, on trouve un certain nombre de sources qui s’intéressent à la question. Pourquoi y-aurait-il  flottement en matière de transcription écrite de l’accentuation d’intensité des noms propres?

Pour une raison très simple: ceux-ci peuvent être transcrits selon la règle d’usage des majuscules (Zapatero) ou, assez souvent, tout en majuscules, en particulier dans les notices bibliographiques ou dans les titres de presse (ZAPATERO). Cet usage fréquent de la majuscule dans la transcription des noms propres semble avoir semé le trouble y compris chez les hispanophones.

Que nous dit le manuel du bien écrire l’espagnol publié par la RAE -Académie Royale-, Ortografía de la lengua española?

Il nous dit, de façon très claire que l’emploi des majuscules ne dispense pas de l’usage de l’accent écrit si les règles de l’accentuation l’exigent (Chapitre III, 3.1.1). On doit donc écrire Rodríguez mais aussi RODRÍGUEZ. Tout est clair et bien ordonné.

C’est ce que vient corroborer Jorge de las Casas dans un court article relayé par de nombreux sites internet dédiés (comme disent les modernes) à la langue et à la correction de son usage:

«Un mito bastante difundido es que la acentuación de los apellidos no depende de norma alguna, sino de la voluntad de sus poseedores.»

Ce mythe est donc proprement espagnol puisqu’il nous dit que nombre de ceux qui portent un nom espagnol des plus courants (Ortiz) croient qu’il faut l’écrire avec accent. On peut lire ce court article en consultant la page web suivante:

http://www.padigital.com.pa/periodico/edicion-anterior/opinion-interna.php?story_id=1041989

Le patronyme est donc soumis aux mêmes règles que le mot, tout est encore une fois bien clair.

Là où tout devient complexe c’est quand Jorge de las Casas évoque des patronymes espagnols en usage dans un autre contexte national: faut-il écrire Cameron Díaz ou Cameron Diaz, Trini López ou Trini Lopez? Pour lui, la règle s’applique à tous les patronymes espagnols quelque soit leur contexte (qu’ils soient espagnols ou «d’origine espagnole»).

On pourrait qualifier cette préconisation d’une règle extensive de l’espagnol, d’équivalent de règle extraterritoriale, applicable dès l’instant ou le patronyme en question est d’origine espagnole, urbi et orbi. Un peu à l’image de la loi américaine  dite Loi Helms-Burton (1996) qui provoqua polémiques et controverses dans le monde des juristes car elle interdisait à quiconque à travers le monde de commercer avec Cuba, c’est-à-dire avec un Etat qui avait confisqué des biens américains, sous peine de se voir traîner devant les tribunaux des USA.

Mais le désordre est plus vivace qu’il n’y paraît. J’en retiens quelques exemples « visuels » glanés dans les rues de Madrid qui montrent que même les institutions officielles hésitent au moment de baptiser des rues et que des tendances ou des modes s’affichent en toute placidité.

En voici un, bien placide. Dans le Madrid populaire, un quartier inventé dans les années cinquante appelé Barrio de la Concepción – une conception tout à fait virginale et en rien conceptuelle- j’ai trouvé une rue qui porte le nom d’un personnage que je ne connais pas (un anonyme célèbre), la rue Prudencio Álvaro.

Quand cette rue fut créée (au début de la deuxième moitié du XXème siècle), la plaque apposée était la suivante:

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Profitant de la réfection de la façade de l’immeuble qui se situe face à cette plaque, les services municipaux ont apposé une plaque toute neuve cet été. La voici:

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On voit bien que si le franquisme était une dictature, il était plutôt laxiste en matière d’orthographe; la démocratie parlementaire espagnole, peut-être sous l’influence des effort de normalisation linguistique en cours depuis des décennies dans d’autres régions, se montre plus orthodoxe, plus rigoureuse.

En voici un autre exemple (ils sont nombreux), pointé dans le même quartier.

La plaque ancienne:

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La nouvelle plaque (toujours située face à la précédente):

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Vous direz que cette seconde plaque montre un certain excès de zèle puisque la règle extensive ou extraterritoriale s’applique même à des patronymes qui ne sont pas du tout espagnols et, pire encore, sans en restituer l’accentuation d’origine!

Au moins la démocratie espagnole propose les deux modèles, respectant ainsi l’alinéa 1 de l’Article premier de sa Constitution:

Art. 1. 1. España se constituye en un Estado social y democrático de Derecho, que propugna como valores superiores de su ordenamiento jurídico, la libertad, la justicia, la igualdad y el pluralismo político.

Bon, dire ce que je dis ici, c’est considérer que la norme orthographique,  c’est aussi de la politique. Mes collègues spécialistes de politique des langues en Espagne sauront répondre mieux que moi.

Pour finir, je vous propose un autre exemple (privé et non plus public) de ce joyeux pluralisme, glané à quelques mètres des rues Prudencio Álvaro et Elías Dupúy:

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Comme ça, pas de jaloux….

Transfert culturel, l’exemple du vin

L’histoire du vin et de son négoce illustrent parfaitement, à bien des égards comment toute activité humaine complexe est avant tout une affaire de transfert culturel. Je souhaite évoquer aujourd’hui cette question à travers un petit livre republié récemment. en format Poche:  

Kermit Lynch: Mes aventures sur les routes du vin, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 2008, 347 pages.

Cet ouvrage date de 1988 et dispose en anglais d’un titre plus explicite: Adventures on the wine route, A wine buyer’s  Tour of France.Kermit Lynch est un  négociant en vins qui depuis qu’il a ouvert une boutique de vins fins en Californie en 1972 n’a cessé de sillonner le monde entier et en particulier l’Europe et plus particulièrement la France pour acheter des vins étrangers et les installer dans ses rayonnages aux côtés des vins locaux.

 Sa forme entre dans la tradition des livres de voyage mettant en scène un acheteur, prisonnier du goût de sa clientèle, qui aime les vins capiteux: « A l’époque, dit-il, les palais californiens exigeaient des « gros » vins qui en mettent plein la bouche sans considération d ‘aucune autre qualité, y compris l’authenticité. »

 Il était aussi assujetti à un problème, celui du transport par la voie maritime: les vins achetés traversaient en containers l’Atlantique, franchissaient le canal de Panama pour être débarqués dans le nord de la Californie, à San Francisco. Il sera l’un des premiers importateurs à utiliser des containers frigorifiques.

Alors qu’il s’était contenté d’acheter ses vins étrangers à des importateurs, il décida assez vite de les acheter lui-même et d’écumer l’Europe afin d’aller à la rencontre des vins qu’il souhaiter proposer tels qu’ils existaient dans leur propre environnement culturel. Il souhaitait se rendre dans les caves elles-mêmes, rencontrer les producteurs et éleveurs sans passer par le négoce.Une difficulté supplémentaire en découla: celle de la langue. Naturellement, Kermit Lynch ne parlait pas français, mais l’obstacle avait aussi une autre dimension qu’il évoque à peine, malheureusement: « On comprend mieux le style des vins californiens quand on pénètre l’esprit de nos pionniers et l’on ne peut apprécier réellement les vins français sans connaître la façon dont ils sont considérés par les Français eux-mêmes. Il faut aller à la source, descendre dans leurs caves froides et humides, déguster en leur compagnie, écouter enfin le langage qui est le leur pour décrire leurs vins. Ce n’est pas le vocabulaire qu’on utilise en Californie, de sorte que, le plus souvent, il est impossible de traduire exactement les termes du vin d’une langue à l’autre. » Le linguiste que je suis est sensible à ces considérations, traduire, ce n’est pas seulement régler une balance d’équivalences mais aussi transférer des critères culturels d’un contexte historique, sociétal vers un autre, en sachant que cette limite de l’impossible existe.

Voici donc le cœur de ces tribulations d’un marchand de vin californien en France: surpasser la barrière des contextes, celle de la langue et, enfin, celle du goût. Avec un impératif: ne pas perdre d’argent et si possible, en gagner.

Le livre est chapitré selon les régions de production, son trajet s’opère dans le sens des aiguilles d’une montre, il démarre par les pays de Loire pour s’achever à Chablis.

En dehors de toutes les considérations sur les conditions de production, les questions de terroir, la part d’innovation, le rôle du négoce (en particulier dans les vins de Bordeaux), l’environnement des vins (paysages et gastronomie), Kermit Lynch nous propose une successions de rencontres plus originales les unes que les autres, quelquefois cocasses, quelquefois savantes. C’est un véritable récit d’apprentissage, cet homme d’affaire nous dit qu’il a trouvé au cours de toutes ces pérégrinations à travers le vignoble français une sorte de vérité, synthétisée par la phrase qui conclut cet ouvrage, à lire comme on déguste une part de pizza à  la coupe en marchant le long de la Via dei Fori Imperiali:  » Un verre de bon vin contient plus  que du vin. »

Ciné-Babel

Dans ce blog, dont le rythme de publication est plutôt irrégulier, c’est le moins que je puisse dire, je parle beaucoup de cinéma. La raison en est simple, c’est dans la fiction filmée que les enjeux de langue, de transmission des cultures et de traduction sont les plus fréquemment soumis à tout un chacun. Cet été, pourtant avare en soirées pluvieuses, j’ai eu l’occasion de revoir trois films qui, chacun à sa manière, posent la question même du caractère « décisif » de la langue et même de son rôle moteur dans la construction de l’intrigue. Dans l’ordre ces trois films sont Vicky Barcelona de Woody Allen (2008), Copie conforme d’Abbas Kiarostami (2010) et Inglorious Basterds de Quentin Tarantino (2009).

Ils n’ont aucune caractéristique commune si ce n’est d’être du cinéma et d’être le fruit d’u travail original de scénarisation de situations totalement différentes. Du point de vue du genre, ils s’appuient sur des codes éprouvés: le récit d’un apprentissage amoureux pour le premier, celui d’une rencontre fortuite pour le second et le film de guerre ou d’action. Comme d’autres grands metteurs en scène de cinéma (Hitchcock, Buñuel, Kubrick) l’adoption d’un genre est l’occasion d’user d’une commodité stylistique dans laquelle ils se sentent à l’aise pour la distordre de telle manière qu’elle en vient à devenir secondaire. J’oubliais une autre caractéristique commune, ils ont tous trois signé la scénario de leur film.

Le seul vrai trait commun est celui de l’usage qu’ils font des langues. Dans le film de Woody Allen, deux jeunes étudiantes américaines débarquent à Barcelone sans connaître un seul mot d’espagnol. Dans celui de Kiarostami, l’histoire se passe entre Arezzo et Lucignano, en Toscane et ses deux personnages centraux sont une galeriste française (Juliette Binoche) et un universitaire anglais (le chanteur d’opéra William Shimell). Dans le film de Quentin Tarentino, l’action se déroule en France pendant la guerre et l’occupation et les personnages sont allemands (ou plutôt germanophones), français et américains.

Ces situations sont banales mais, au lieu de gommer ces différences par l’emploi d’une sorte de lingua franca cinématographique (tout le monde comprend tout le monde et chacun se limite à ne pas faire oublier son origine en usant d’un accent reconnaissable -le phénomène Papa Shultz que j’ai évoqué dans une chronique précédente-), les trois se servent de la langue comme d’un authentique personnage.

Si nous voulons être clairs, prenons-les dans l’ordre.

Dans Vicky Barcelona, le personnage joué par Javier Bardem (il s’appelle Juan Antonio, comme l’oncle de Javier Bardem, Juan-Antonio Bardem, cinéaste fondamental des années cinquante et soixante) est bilingue. Il est une sorte de passeur, d’initiateur, qui ouvre aux deux jeunes filles certaines portes de son Espagne, rappelant aussi, sous certains aspects, le visiteur qu’incarne Terence Stamp dans Théorème de Pier Paolo Pasolini, immoral et mystique. Il est aussi au centre des disputes violentes qui embrasent l’atmosphère du « ménage à trois » qu’il partage avec son ex-épouse et la jeune Vicky. Dans ce cas-là il devient bilingue et exhorte son épouse (Penelope Cruz) à parler anglais quand elle s’adresse à sa rivale. La difficulté de se mettre d’accord sur une langue commune figure très bien la difficulté à maintenir un équilibre dans ce « montage » marital. On le sait depuis Jules et Jim, et même depuis  que les sociologues chrétiens s’occupent de la famille, le corps social rejette tout ce qui n’est pas conforme à sa croyance. Je signale une bizarrerie intéressante: j’ai vu la version anglaise st et la version doublée en français. dans cette dernière, Penelope Cruz et Javier Bardem sont également doublés en espagnol par les acteurs qui les doublent en français, afin, je suppose, d’assurer une certaine continuité du timbre de voix.

Dans Copie conforme, Juliette Binoche incarne le rôle d’une française qui vit et travaille à Arezzo. Elle a un fils avec lequel les rapports semblent tendus et il n’y a pas de père à l’horizon. Elle jette son dévolu sur un universitaire anglais qui vient donner une conférence sur son dernier ouvrage (il est présenté au public par son traducteur, petit clin d’œil à la suite de l’histoire et au titre-concept du film). L’intrigue se déroule en 24 heures, elle commence en fin d’après-midi (la conférence) à Arezzo et s’achève à le lendemain à huit heures du soir dans une chambre d’hôtel de Lucignano. L’intrigue tient à trois fois rien mais est totalement surprenante car elle mêle deux motifs archi-rebattus du cinéma que nous pourrions résumer ainsi: « une femme rencontre un homme » et « une femme retrouve son mari ». Le jeu que cette femme impose à cet homme devient fascinant, mais je ne m’attarderai pas sur cette intrigue. Revenons plutôt à la langue: l’homme parle anglais, la femme parle français, le lieu parle italien. Le film est un savant broderie autour de ces trois impératifs naturalistes puisqu’il est toujours question de traduction et, surtout, d’interprétation (dire et traduire le vrai par le faux, le faux par le vrai, etc.).

Quentin Tarantino se sert des langues comme opérateur dans la progression de son intrigue. Le seul personnage multilingue du film est un officier allemand (le très bon Christoph Waltz) , à la perversité digne d’un personnage de Buñuel -violence et fétichisme-. dans la première séquence du film, fondatrice de l’intrigue, nous sommes chez un paysan français dans un pays de montagne. Ce dernier cache dans sa cave une famille juive qui a fui Paris. Cette séquence, faite de longs bavardages de cet officier sur la nature humaine, la chasse et les rats, bascule quand l’officier, aussi odieux que possible, se sachant écouté par les personnes cachées sous le plancher de bois de la ferme, décide d’employer l’anglais pour convaincre le paysan de lui céder et de dénoncer ces juifs. Comme dans tous les films de Tarentino, la violence (toujours extrême) est précédée par un monologue justificatif (toujours très long) de celui qui va l’exercer. Même si la construction de cette séquence rappelle, par ses effets visuels, les séquences d’ouverture des films de Sergio Leone, l’hypertexte remplace son exact contraire, le silence qui baignait  les ouvertures des films du maître du western-spaghetti.

Le premier point commun, c’est l’impossibilité matérielle de voir ces films en version doublée. Dans sa chronique cinéma, Isabelle Regnier (Le Monde-Télévisions du 29 août) remarque à juste titre à propos d’Inglourious Basterds que ce film est « jouissif » (pardonnez le vocabulaire des journalistes, il date un peu) surtout par « le grand bonneteau linguistique qu’orchestre Tarantino, faisant parler leur propre langue à chacun de ses personnages, et utilisant la maîtrise linguistique comme une arme stratégique décisive. » Ainsi la seule version originale devient pertinente. Autre curiosité, afin de ne pas le confondre avec un obscur film de macaroni-combat d’Enzo Castellari, The Inglorious Bastards (1978)[1], l’orthographe du titre a été sciemment déformée, ainsi la copie se distingue de l’original par la méthode de l’altération, qui est le fondement même de la technique scénaristique de Tarantino.

Que penser de ces films-babel? Ils sont la tendance actuelle d’un cinéma qui s’affranchit peu à peu du doublage pour compter sur un minimum d’imprégnation linguistique du public, populaire ou pas. Les exercices de compréhension des langues par le contexte de l’intrigue deviennent intéressants, y compris d’un point de vue pédagogique, quand de nombreux profs de langues désespèrent de trouver des supports d’apprentissage (voir et entendre sur le site du CIRP,  http://www.ciep.fr/forums/2006/index.php).



[1] Le titre italien de ce film est « Quel maladetto trene blindato« . L’acteur vedette de ce film, Bo Svenson, fait une apparition dans le film de Tarantino, hommage du plagiaire au  nanar plagié.