De te fabula narratur

nunosaraivaNous sommes en période d’examens, puisque je suis encore prof et, dans un  travail que je lis en ce moment, l’un des étudiants qui planchait sur un sujet qu’il serait trop long d’expliquer ici (la pensée politique de Juan Donoso Cortés – 1807-1853-) termine son devoir avec un plaisir non dissimulé par la citation célèbre d’Horace:

 

« Quid rides?  Mutato nomine, de te fabula narratur ».

Je ne vous dirai pas si cette conclusion était en totale cohérence avec son propos ou avec le propos suggéré par le prof, c’est un secret professionnel, mais elle m’a fait penser à la qualité de ceux qui développent un récit sur le passé de toujours le rapporter au présent ou d’aligner leur récit dans la perspective de notre absence de futur décryptable. Le texte de Donoso était le Discours sur la dictature qu’il prononça en 1849 devant le parlement espagnol.

En tout cas, la littérature politique ultraréactionnaire de l’inventeur de « la décision » comme seul critère de la souveraineté résonne à nos sens comme elle le doit. Elle  nous dit, si on la filtre au travers le propos d’ Horace dans ses Satires, qu’elle parle de nous.

Le lien était cette nouvelle cueillie au vol ce matin au beau milieu du fatras d’infos déversées par une radio: la Troika (Commission Européenne, FMI, Banque Centrale Européenne) quittait le Portugal après trois ans de présence et d’imposition d’une austérité sans précédent. Traduit en termes donosiens, la dictature temporaire de l’Europe sur ce pays a pris fin et  le retour à la légalité, autrement dit le retour de la décision au pouvoir légitime, était jugé possible.  Les institutions qui composent la Troïka ont appliqué à la lettre, en l’inversant, preuve qu’ils n’ont de la démocratie que cette conception étriquée en tête, le critère politique décisionniste de Donoso:

« Cuando la legalidad basta para salvar la sociedad, la legalidad; cuando no basta, la dictadura.”

On peut se demander si ce sont les résultats qui ont conduit à cette « fuite à Varennes » de la Troïka, ou plutôt l’approche des élections européennes et le rejet massif des Portugais de cette politique imposée, oui, certes, mais également inefficace puisqu’elle a eu pour conséquence l’appauvrissement massif des plus humbles sans résoudre pour autant la question de la dette publique:

« Un retour à la souveraineté économique, alors que le pays reste fragile. Le taux de chômage a certes diminué, mais il reste supérieur à 15%. La dette portugaise de son côté n’a cessé d’augmenter, et atteint désormais 129% du PIB. Et malgré une reprise de la croissance en 2013, les chiffres du premier trimestre de cette année sont négatifs (-0,7%). »

http://www.rfi.fr/europe/

 

Se voi non comprendete …. almeno non ridete…

 

 

Topofilia

Pour penser notre temps, temps sans alternatives, voici ce que pouvait écrire José Agustín Goytisolo en 1975. Ce poème appartient à un recueil intitulé « Taller de arquitectura » et rend compte de la collaboration entre le poète et l’urbaniste barcelonais aujourd’hui passé de mode, Ricardo Bofill.

Nous verrons que ce poème, écrit quelques mois avant la mort de Franco, nous rappelle à la fois le formidable élan et le profond pessimisme  qui irriguaient les façons de penser le monde dans ces années de déclin des utopies. Je me suis amusé à le traduire, le plus platement possible, mais si vous voulez lire la version espagnole de ce poème, elle est hébergée sur le blog dont je vous donne l’adresse:

http://malagalab.blogspot.fr/

Voir aussi:

http://aycerda.wordpress.com/

ou :

http://mecagoeneleixample.blogspot.fr/

 

Manifeste du diable sur l’architecture et l’urbanisme

 

Telle est la question :

Les cycles se déroulent inexorablement

Et il semble que nous allons vivre une fois de plus des moments

Comme ceux de 1936, 1929, 1910, 1871, 629 ou 211 avant Jésus Christ

Que nous allons nous retrouver dans de semblables situations

Bien qu’à une hauteur différente de la courbe hélicoïdale

Une fois de plus l’équilibre se rompt

Le système éclate

Et l’argent fuit ou ne sert plus ou est thésaurisé

Pas assez  de matières, trop de fils de putes.

 

La société humaine est un ensemble qui n’existe que sur le papier

Dans la réalité

Ce n’est pas même un ensemble d’ensembles

Parce qu’alors que certains sont occupés par le confort de leur logement

Ou par leur téléviseur ou par la recherche

De leur vrai sexe,

D’autres avancent encore maladroitement

Poussés par les vents de l’histoire

Ils changent le monde

Veulent aussi se changer eux-mêmes

Sans savoir toutefois ni comment ni en quoi

Et d’autres, nombreux, souhaitent simplement

Manger, manger

Vivre un peu en se grattant sous le soleil

Alors qu’ils auraient voulu ne jamais être nés

Alors que la rage et la haine leur mordent les entrailles.

 

Le monde est devenu une boule minuscule

Peuplé de fourmis de différentes sortes

Tailles et préférences

Et personne n’est d’accord avec personne

Et les vieilles familles tremblent

Quand elles voient leurs enfants déguisés et s’agitant

Au rythme sauvage des tambours et de la drogue

Et sont essayés partout de nouvelles sortes

 De groupes de communes

Et tout le monde crie

Et tout le monde écrit

Mais personne ne fait rien.

Ainsi donc nous sommes une masse égoïste

D’individus de toutes les couleurs

Qui nous haïssons beaucoup

Ou qui nous aimons parfois d’un amour puissant

Mais chaque jour qui passe nous laisse encore plus seuls.

 

Que faire alors de cette société

De nos sociétés

Comment changer les modes de vie de l’individu et du groupe

Quant allons-nous ensevelir le cadavre de la famille

Qui empeste dans le salon ?

Il n’y a pas une unique fin du monde

Mais de petites fins de petits mondes

De minuscules civilisations

Et il est absurde de croiser les bras et d’attendre

Et aussi la région et le territoire et le pays

Et la planète

Contrôlant et prévoyant

Les changements qui devront inévitablement se produire

Pour que notre environnement soit en accord

Avec nos idées et nos échecs

Pour que rien ne soir plus discordant ni idiot comme aujourd’hui

Dans les temps futurs.

 

Les grandes industries qui ont rompu l’équilibre séculaire

Et ont dénaturé la trame des champs

Des routes et des fleuves

En convertissant en banlieues de l’immondice

Les grandes capitales

Devront devenir propres et être regroupées

Dans les grandes prairies et dans les bois

Et le transport des ouvriers qui s’y rendront

Devra être payé part leurs patrons

Tant qu’un état socialiste ne sera pas advenu

De même que le pollueur devra payer aussi  pour rendre

Claires les eaux et l’atmosphère.

 

Il faudra penser à démanteler

Le commerce et ses temples odieux

Et les transformer en garderies ou maisons closes

Car le petit commerce devra à nouveau être mêlé

Au logement et aux bureaux et aux ateliers

Pour en finir une fois pour toutes avec ce maudit zoning.

 

Ainsi certains hommes pourront ne pas faire de différence

Entre leur temps et leur temps de loisir

Et agir au gré des envies et désirs des autres

Pour atteindre cette béatitude.

 

Et puisque la révolution a besoin d’espaces

Amples et de grandes avenues

Il faudra créer des parcs et des places dans les centres

Des villes historiques

Prendre soin de leurs monuments et de leurs vieilles demeures

Sur lesquelles flotteront les drapeaux de l’avenir.

Nous devrons également rompre le cercle

De la ville concentrique

Il faut qu’elles croissent en suivant les lits des fleuves

Ou des gigantesques et naturelles artères interurbaines

Et se connectent aux petites villes  provinciales

Et aux villages

En un nouveau réseau au milieu des champs et des bois.

 

L’automobile sera interdite en ville

Et le métro et la bicyclette célébrés et glorifiés

Pour que nos rues puissent redevenir un jour

Des lieux de réunion et de vie partagée

Et non pas un gigantesque commerce grouillant de rats et de sacs d’ordures.

Chaque rue chaque quartier chaque village ou ville

Auront un nouveau visage lumineux et paisible

En accord avec les goûts ou les vices de leurs habitants.

 

Il faudra convertir en officines punitives ou en prisons du peuple

Pour les architectes et spéculateurs  qui les paient

Les grands blocs d’habitation d’aujourd’hui

Et qu’ils ont eux-mêmes conçus.

Et installer les maisons dans un environnement authentique

Celui qui était le leur auparavant

Mais plus  beau encore

Mieux préparé pour la grande fête.

 

 

Et surtout du vert

De grandes tapisseries vertes qui grimpent le long des façades

Et recouvrent els terrasses

Qui occultent la laideur des rues d’aujourd’hui

Avec des fontaines et des lumières et une musique inouïe.

 

 

Ainsi un jour il sera possible que

Tous les citoyens d’un monde en mouvement accéléré

Vers le changement et la mort

Puissent penser à leurs besoins

D’une façon plus authentique et précise

Et considèrent leur alimentation

Comme c’est aujourd’hui le privilège de quelques-uns

-sublimation du goût-

Et sachent que le vêtement les protège

Mais qu’il exprime aussi leur personnalité

Et que l’information les met en relation avec les autres humains

Tout en les éduquant

Que l’hygiène n’est pas seulement bien-être

Mais aussi équilibre du corps et de l’esprit

Et  devient érotisme

Et que la chambre est un abri personnel

Ou un terrier individuel

Mais que la ville est aussi une chambre immense

Comme le pays et comme la terre comme une grande scène

De désirs et de malheurs et de victoires.

Tout ceci est très difficile mais pas impossible

L’utopie n’existe que quand on la tente

Et qu’elle échoue

Et ici nous n’avons même pas entamé la mise en marche

De ce programme angélique

Manifeste du diable écrit à Paris en 1975

Sous le signe du Capricorne

Et dont nous ferons notre possible  pour le convertir en espaces

En arbres et en eau

En une chose vivante

Pour que le jour venu de la fin de cette saloperie

Quand les policiers et le bourreau sur scène

Pourront regarder leur ruine ou décadence

Et dire de nous que si nous constituons bien toute une culture

De tendres assassins

De voleurs et d’obscènes marchands de sang

Nous n’avons pas manqué du souffle de l’artiste

Nous n’avons pas été ennuyeux.