Pour penser notre temps, temps sans alternatives, voici ce que pouvait écrire José Agustín Goytisolo en 1975. Ce poème appartient à un recueil intitulé « Taller de arquitectura » et rend compte de la collaboration entre le poète et l’urbaniste barcelonais aujourd’hui passé de mode, Ricardo Bofill.

Nous verrons que ce poème, écrit quelques mois avant la mort de Franco, nous rappelle à la fois le formidable élan et le profond pessimisme qui irriguaient les façons de penser le monde dans ces années de déclin des utopies. Je me suis amusé à le traduire, le plus platement possible, mais si vous voulez lire la version espagnole de ce poème, elle est hébergée sur le blog dont je vous donne l’adresse:
http://malagalab.blogspot.fr/
Voir aussi:
http://aycerda.wordpress.com/
ou :
http://mecagoeneleixample.blogspot.fr/
Manifeste du diable sur l’architecture et l’urbanisme
Telle est la question :
Les cycles se déroulent inexorablement
Et il semble que nous allons vivre une fois de plus des moments
Comme ceux de 1936, 1929, 1910, 1871, 629 ou 211 avant Jésus Christ
Que nous allons nous retrouver dans de semblables situations
Bien qu’à une hauteur différente de la courbe hélicoïdale
Une fois de plus l’équilibre se rompt
Le système éclate
Et l’argent fuit ou ne sert plus ou est thésaurisé
Pas assez de matières, trop de fils de putes.
La société humaine est un ensemble qui n’existe que sur le papier
Dans la réalité
Ce n’est pas même un ensemble d’ensembles
Parce qu’alors que certains sont occupés par le confort de leur logement
Ou par leur téléviseur ou par la recherche
De leur vrai sexe,
D’autres avancent encore maladroitement
Poussés par les vents de l’histoire
Ils changent le monde
Veulent aussi se changer eux-mêmes
Sans savoir toutefois ni comment ni en quoi
Et d’autres, nombreux, souhaitent simplement
Manger, manger
Vivre un peu en se grattant sous le soleil
Alors qu’ils auraient voulu ne jamais être nés
Alors que la rage et la haine leur mordent les entrailles.
Le monde est devenu une boule minuscule
Peuplé de fourmis de différentes sortes
Tailles et préférences
Et personne n’est d’accord avec personne
Et les vieilles familles tremblent
Quand elles voient leurs enfants déguisés et s’agitant
Au rythme sauvage des tambours et de la drogue
Et sont essayés partout de nouvelles sortes
De groupes de communes
Et tout le monde crie
Et tout le monde écrit
Mais personne ne fait rien.
Ainsi donc nous sommes une masse égoïste
D’individus de toutes les couleurs
Qui nous haïssons beaucoup
Ou qui nous aimons parfois d’un amour puissant
Mais chaque jour qui passe nous laisse encore plus seuls.
Que faire alors de cette société
De nos sociétés
Comment changer les modes de vie de l’individu et du groupe
Quant allons-nous ensevelir le cadavre de la famille
Qui empeste dans le salon ?
Il n’y a pas une unique fin du monde
Mais de petites fins de petits mondes
De minuscules civilisations
Et il est absurde de croiser les bras et d’attendre
Et aussi la région et le territoire et le pays
Et la planète
Contrôlant et prévoyant
Les changements qui devront inévitablement se produire
Pour que notre environnement soit en accord
Avec nos idées et nos échecs
Pour que rien ne soir plus discordant ni idiot comme aujourd’hui
Dans les temps futurs.
Les grandes industries qui ont rompu l’équilibre séculaire
Et ont dénaturé la trame des champs
Des routes et des fleuves
En convertissant en banlieues de l’immondice
Les grandes capitales
Devront devenir propres et être regroupées
Dans les grandes prairies et dans les bois
Et le transport des ouvriers qui s’y rendront
Devra être payé part leurs patrons
Tant qu’un état socialiste ne sera pas advenu
De même que le pollueur devra payer aussi pour rendre
Claires les eaux et l’atmosphère.
Il faudra penser à démanteler
Le commerce et ses temples odieux
Et les transformer en garderies ou maisons closes
Car le petit commerce devra à nouveau être mêlé
Au logement et aux bureaux et aux ateliers
Pour en finir une fois pour toutes avec ce maudit zoning.
Ainsi certains hommes pourront ne pas faire de différence
Entre leur temps et leur temps de loisir
Et agir au gré des envies et désirs des autres
Pour atteindre cette béatitude.
Et puisque la révolution a besoin d’espaces
Amples et de grandes avenues
Il faudra créer des parcs et des places dans les centres
Des villes historiques
Prendre soin de leurs monuments et de leurs vieilles demeures
Sur lesquelles flotteront les drapeaux de l’avenir.
Nous devrons également rompre le cercle
De la ville concentrique
Il faut qu’elles croissent en suivant les lits des fleuves
Ou des gigantesques et naturelles artères interurbaines
Et se connectent aux petites villes provinciales
Et aux villages
En un nouveau réseau au milieu des champs et des bois.
L’automobile sera interdite en ville
Et le métro et la bicyclette célébrés et glorifiés
Pour que nos rues puissent redevenir un jour
Des lieux de réunion et de vie partagée
Et non pas un gigantesque commerce grouillant de rats et de sacs d’ordures.
Chaque rue chaque quartier chaque village ou ville
Auront un nouveau visage lumineux et paisible
En accord avec les goûts ou les vices de leurs habitants.
Il faudra convertir en officines punitives ou en prisons du peuple
Pour les architectes et spéculateurs qui les paient
Les grands blocs d’habitation d’aujourd’hui
Et qu’ils ont eux-mêmes conçus.
Et installer les maisons dans un environnement authentique
Celui qui était le leur auparavant
Mais plus beau encore
Mieux préparé pour la grande fête.
Et surtout du vert
De grandes tapisseries vertes qui grimpent le long des façades
Et recouvrent els terrasses
Qui occultent la laideur des rues d’aujourd’hui
Avec des fontaines et des lumières et une musique inouïe.
Ainsi un jour il sera possible que
Tous les citoyens d’un monde en mouvement accéléré
Vers le changement et la mort
Puissent penser à leurs besoins
D’une façon plus authentique et précise
Et considèrent leur alimentation
Comme c’est aujourd’hui le privilège de quelques-uns
-sublimation du goût-
Et sachent que le vêtement les protège
Mais qu’il exprime aussi leur personnalité
Et que l’information les met en relation avec les autres humains
Tout en les éduquant
Que l’hygiène n’est pas seulement bien-être
Mais aussi équilibre du corps et de l’esprit
Et devient érotisme
Et que la chambre est un abri personnel
Ou un terrier individuel
Mais que la ville est aussi une chambre immense
Comme le pays et comme la terre comme une grande scène
De désirs et de malheurs et de victoires.
Tout ceci est très difficile mais pas impossible
L’utopie n’existe que quand on la tente
Et qu’elle échoue
Et ici nous n’avons même pas entamé la mise en marche
De ce programme angélique
Manifeste du diable écrit à Paris en 1975
Sous le signe du Capricorne
Et dont nous ferons notre possible pour le convertir en espaces
En arbres et en eau
En une chose vivante
Pour que le jour venu de la fin de cette saloperie
Quand les policiers et le bourreau sur scène
Pourront regarder leur ruine ou décadence
Et dire de nous que si nous constituons bien toute une culture
De tendres assassins
De voleurs et d’obscènes marchands de sang
Nous n’avons pas manqué du souffle de l’artiste
Nous n’avons pas été ennuyeux.