Bombes et bombardements

Il y a quelques années, j’ai eu l’occasion d’écrire une note brève sur un petit ouvrage d’Ian Patterson, publié par les Editions Héloïse d’Ormesson, Guernica, pour la première fois, la guerre totale (Guernica and total war)[1]. Tout d’abord parce qu’il centrait son évocation des bombardements de zones civiles au XXè siècle en prenant pour axe de réflexion le bombardement de Guernica considéré comme le premier bombardement massif de zones civiles de l’histoire de la guerre.  Ce dernier bombardement est encore soumis à une querelle de chiffres en Espagne puisque certains chiffrent le nombre de morts à plus de 1500 et d’autres à un chiffre tournant autour de 120/150. On peut penser que la publication d’un ouvrage d’historiens basques en mars dernier permettra de calmer le jeu. Dans cet ouvrage,  Sustrai Erreak, Guernica 1937, sont recensés 153 noms de personnes mortes sous les 5 tonnes de bombes lancées par les avions allemands[2].

Outre ce fait, dont nous reparlerons plus loin, la question  posée était aussi celle de son retentissement  dans le monde entier, retentissement qui eut pour effet d’encourager le sentiment de répulsion des opinions publiques face aux agissements des forces aériennes allemandes (la Légion Condor, en l’occurrence) et disposa d’un vecteur puissant du point de vue de la propagande antifranquiste, le tableau éponyme de Pablo Picasso, universellement connu. L’ouvrage de Ian Patterson montrait qu’il y avait eu d’autres bombardements civils en d’autres lieux, d’autres temps et à la charge d’autres nations militarisées (la Grande-Bretagne et la France en particulier). A la même époque, un petit ouvrage de Nicholson Baker, Human Smoke[3], traitait de questions voisines, ouvrage dont je disais :

Curieux livre dans lequel  l’auteur aligne de petites notes classées dans un ordre chronologique rigoureux qui couvre les années 1914-1941. Un seul petit chapitre porte sur l’Espagne, il est consacré à Guernica (page 74). C’est le seul évènement de la guerre espagnole qui semble avoir ému le monde des historiens anglo-saxons, comme témoignage de l’horreur et de la froideur de la guerre aérienne moderne dont eux-mêmes furent victimes.

Dans les deux cas, la considération était simple : les historiens anglo-saxons, très connaisseurs en matière d’histoire militaire, étaient intéressés par la question parce qu’eux-mêmes en avaient été les victimes pendant la période du Blitz. Une autre lecture éclaire sous un jour différent cette obsession anglo-saxonne, il s’agit du roman de David Lodge, A man of parts (2011). Il met en scène HG Wells pendant le blitz à Londres en 1944-1945. Vieil homme aux portes de la mort, il scrute son passé pour y retrouver, à sa manière, ce moment où il avait décrit quarante ans plus tôt cette destruction massive des villes à laquelle il assistait[4].

Thèse que je trouve aujourd’hui un peu facile. Que celui qui n’a jamais fauté me jette la première pierre.

Pour me pousser à rectifier cette analyse, un détail apparut au hasard de mes lectures catalanes, tout d’abord un dossier de presse daté de l’année 2012, publié par la Generalitat, où il était affirmé que la ville la plus bombardée pendant la guerre civile (autrement dit une zone civile sans défense spécifique) avait été Barcelone, mais avec l’ambigüité non levée de savoir si elle avait été la plus bombardée de Catalogne ou d’Espagne:

Entre el 13 de febrer de 1937 i el 24 de gener de 1939, Catalunya va patir milers d’atacs de part  de  l’aviació  italiana,  alemana  i  franquista.  Més  de  140  poblacions  catalanes  foren  bombardejades al llarg de la Guerra Civil Deixant a banda Barcelona -la ciutat més castigada-, foren  especialment sagnants els bombardejos que patiren ciutats com Lleida, Granollers o Figueres.[5]

 

Cependant si on compare avec le bombardement de Madrid des débuts de la guerre (novembre 1936) on est loin des chiffres relevant de celui de Barcelone en mars 1938: 130, dans le premier cas, pas loin d’un millier de morts et près de 2000 blessés dans le second. Ensuite un petit livre d’entretiens menés par Patricia Garbancho, La postguerra cultural a Barcelona, 1939-1959, publié en 2005[6]. où il est précisé par les témoins interrogés ce que tout le monde sait: que les bombardements de Barcelone visaient les zones portuaires et les infrastructures industrielles ainsi que els axes de transport (témoignage de Josep Maria Ainaud). Témoignage confirmé par  l’ouvrage de Jaume Fabre, Els que es van quedar, 1939 : Barcelona, ciutat ocupada[7]. Tous les témoignages confirment que, de façon indiscriminée, les bombardements de Barcelone se prolongèrent pendant deux ans. Mais Jaume Fabre indique que non seulement les quartiers industriels et les nœuds de communication avaient été visés, mais que tous les quartiers avaient subi cet enfer[8]. La seule statistique du nombre de refuges date de 1938, elle émane de la Junta de Defensa, et elle en comptait 1365 pour une ville d’un million d’habitants, même si on suppose qu’il y en avait plus de 2000. A peu près un refuge pour 500 habitants.

 

 

 

 

 

Le  bombardement le plus massif de la capitale catalane eut lieu en mars 1938, autrement dit 11 mois après Guernica.

Le bombardement de Barcelone de mars 1938 ne visait pas d’objectifs « militaires » mais était destiné à répandre la terreur. Selon certaines sources catalanes, il s’agit du premier bombardement dont le nom technique est anglo-saxon: « carpet-bombing » ou « saturation bombing », bombardement par saturation. N’oublions pas cependant  que les plus grands massacres civils ont été le fait de troupes régulières à pied, à Badajoz ou Málaga. Mais peu exploités d’un point de vue propagandistique.

Enfin, toujours intrigué par cette question, je me suis attelé s à la lecture d’un ouvrage encore plus étrange conçu et publié par l’essayiste suédois Sven Lindqvist en 1999 et réédité par les Editions La Découverte, Une histoire du bombardement[9]. Etrange car il est découpé en 22 entrées, quatre cent notules et que la lecture ressemble à celle que Julio Cortazar recommandait pour son roman Rayuela : une lecture linéaire, une lecture conseillée et une troisième lecture, aléatoire celle de l’intérêt du lecteur. Dans sa courte préface l’auteur parle d’un labyrinthe, d’un puzzle effrayant, un ensemble protéiforme qui consigne scrupuleusement tous les faits et dits tournant autour de la question centrale : comment est né le droit de bombarder, de massacrer des populations civiles ? Les politiques anglo-saxons, les essayistes de la fin du XIXè siècle et du début du XXè, HG Wells, bien sûr, mais aussi Jack London et beaucoup d’autres ont imaginé « l’assainissement » de l’humanité par sa destruction massive. L’Afrique a été une cible privilégiée, les Espagnols et les Français pendant la guerre du Rif, les Anglais en Arabie, les Italiens en Somalie, ont usé du bombardement aérien de villages o de populations civiles. Pourquoi les règles édictées par la Convention de Genève (1864) n’ont jamais été respectées en Afrique ? Parce que les peuples considérés comme sauvages ne pouvaient pas être protégées par le droit international. Idée que J. K. Bluntschli tenta timidement de réfuter dans son ouvrage de 1868 : Das  Moderne Volkerrecht der Ziviliesierten Staten als Rechstbuch dargestellt. Lindqvist cite ce curieux paragraphe dans lequel Bluntschli bredouille : « Puisque les sauvages sont des êtres humains, ils doivent, eux aussi, être traités de façon humaine et ne pas être privés de leurs « droits de l’homme ». Face à l’unanimité du moment, ce bredouillis jurico-humanitaire aurait mérité la médaille du courage.

Il y avait, dit Lindqvist, une sorte de pensée globale en Europe et aux Etats-Unis selon laquelle l’usage des bombardements ou massacres de populations civiles ne se produiraient que sur des territoires de conquête ou contre des peuples non-civilisés et, implicitement, jamais en Europe. Même la guerre de 14-18 répondait à ces critères, si ce n’est l’usage des gaz déjà expérimenté en Afrique. Guerre « démocratique » selon François Furet, elle fut surtout une guerre démographique mais confinée aux champs de bataille, tuant des millions de futurs pères potentiels. Oui, en un sens, les bombardements de ville espagnoles constituaient une nouveauté, non pas de méthode, mais de principe : on bombardait des objectifs civils en Europe. Lindqvist rappelle qu’à peine nommé Premier Ministre, Churchill ordonna le bombardement de l’Allemagne en mai 1940, sachant que d’un point de vue opérationnel la Grande Bretagne disposait d’une certaine suprématie. Il savait aussi que les villes anglaises seraient victimes de représailles, mais on juge toujours en Grande Bretagne que ce choix avait été le meilleur : « It was a splendid decision. » (Lindqvist, 20).

Mais dans son livre, à l’année 1938, il n’est nullement fait référence au bombardement de Barcelone mais bien à la tournée du tableau de Picasso dans les pays du nord de l’Europe. Lindqvist s’attache tout de même à montrer que ce bombardement a eu de l’impact non pas à cause de son caractère massif (5 tonnes d’explosif lancés sur la petite ville basque contre 44 sur la capitale catalane), mais à cause du caractère symbolique de la ville-totem de l’histoire basque et d’un article paru dans The Times qui fut repris par la presse internationale et par L’Humanité qui en publia la traduction, traduction lue par Picasso qui « le 1er mai 1937, […] attaque le tableau qui plus que toute autre chose, va rendre célèbre dans le monde entier le nom de Guernica. » (Lindqvist, 144). Tableau dont nous savons qu’il fut maintes fois repris et copié de manière obsessive par les peintres espagnols des générations suivantes.

 

Il y a donc dans le cas des bombardements de cibles civiles un traitement aléatoire qui ne porte pas sur les seules statistiques mais aussi sur l’effet émotionnel et symbolique. Le seul bombardement de l’histoire qui réunit les deux critères, c’est bien sûr celui d’Hiroshima et de Nagasaki en aout 1945. Ou celui de Dresde en février 1945 (3900 tonnes de bombes et plusieurs dizaines de milliers de morts).

Que la guerre soit archi-médiatisée (les démonstrations télévisée de « frappes chirurgicales » en Irak au cours de la première guerre du Golfe en ont été le paroxysme) ou sans images (l’intervention française au Mali ces derniers jours), la question reste la même : à quoi sert cette violence inouïe sinon à détruire et à épouvanter. Et détruire suppose des dégâts collatéraux matériels et humains. Combien de bombes les Rafales français ont-ils largué sur la Libye pour finalement laisser les « révolutionnaires » libyens lyncher à mort Khadafi, selon les plus anciennes traditions de la guerre au sol et au mépris de tout droit international ?

 

La question reste ouverte.

Arnold Toynbee :

La guerre ne commence à révéler sa malfaisance que lorsque la société qui s’y livre a commencé  à accroître son aptitude économique à exploiter la nature physique et son aptitude politique à organiser « la puissance démographique »…

 

 

Je recommande enfin la lecture de Chef-Lieu de Jean Follain qui se remémore le Saint-Lô d’avant les bombardements de juillet 1944 qui détruiront la ville à 95%.

 


[1] « Ian Patterson, Guernica, pour la première fois, la guerre totale (Guernica and total war) », Ed. Héloïse d’Ormesson, 2007, 188 pages », Cahiers de civilisation espagnole contemporaine, n°2, printemps 2008, mis en ligne le 13 mai 2008.

[2]http://www.kulturklik.euskadi.net/lang/es/sustrai-erreak-2-gernika-1937-batzuen-artean-sustrai-erreak-2-gernika-1937-varios-autores/

[3] Nicholson Baker, Human Smoke, Ed. Christian Bourgois, Paris, 2009, 575 pages.

[4] L’édition française de ce roman a été publiée sous le titre Un homme de tempérament, Editions Rivages (2012).

[6] Patrícia Gabancho, La postguerra cultural a Barcelona, 1939-1959, Barcelona, Meteorα, 2005, 347 pp.

[7] Jaume Fabre, Els que es van quedar, 1939: Barcelona, ciutat ocupada, Barcelone, Publicacions de l’Abadia de Montserrat, Col. Serra d’Or, 2003, 365 pp.

[8] «No estaven només en mal estat les zones industrials o els nusos de comunicacions, possibles objectius militars, sinó tota la ciutat, perquè els bombardeigs havien sigut indiscriminats.», op.cit., p 59.

9] Sven Lindqvist, Une histoire du bombardement, Paris, La découverte, 2011,  393 pp.


 

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Roi d’Espagne, sacré métier

Les Bourbons ne sont pas aimés en Espagne. Ils ont toujours eu la réputation d’être des rois inconsistants, versatiles, futiles et, suprême défaut, étrangers. Comme si Charles Quint ne l’avait pas été. Mais il l’était peut-être autrement

Depuis son arrivée en Espagne et sa montée sur le trône d’Espagne, la dynastie des Bourbons n’a proposé à ce pays de vivre, que  guerres civiles (dites souvent « de succession »), ruptures tragiques, renoncements, abdications ou abandons purs et simples. Comme si cette cette couronne était aussi  mortelle à porter que la tunique de Nessus ne le fut pour Hercule.

Faisons une rapide évaluation:

Le premier Bourbon qui devient Roi d’Espagne est Philippe d’Anjou, petit-fils de Louis XIV. Dans son Histoire de l’Espagne (Fayard-1996), Joseph Pérez dit de lui et de son fils Louis:  » tous deux souffraient de troubles psychiques » sans pour autant nous préciser lesquels.

Dés son arrivée en Espagne, en avril 1701, devant la menace de voir réunies les deux couronnes française et espagnole, une coalition réunissant l’Angleterre, le Danemark, les Provinces-Unies et le Portugal, déclare la guerre aux Bourbons et soutient un mouvement de révolte qui va diviser l’Espagne en deux, la Castille, défendant le nouveau roi et la Catalogne, Valence et l’Aragon qui s’y opposent de peur de voir leurs fueros (leurs statuts particuliers) mis à mal par une monarchie connue pour être très centralisatrice. La guerre internationale sera conclue par le Traité d’Utrecht (1713) qui conduira à l’abandon par l’Espagne de ses possessions italiennes et néerlandaises. la guerre civile sera conclue par la capitulation de Barcelone le 15 septembre 1714, après les massacres de Montjuich du 11 septembre, jour dont nous savons qu’il est célébré comme la fête nationale catalane depuis lors. Et, effectivement , les régions rebelles perdront leurs privilèges l’année suivante. En juin 1724, Philippe V d’Espagne abdique au profit de son fils Louis. .. qui s’empresse de mourir le 31 aout, permettant ainsi à son père de retrouver la couronne d’Espagne qu’il conservera jusqu’à sa mort, en 1746.

Son petit-fils, Charles IV, abdiquera aussi en mars 1808 en faveur de son propre fils Ferdinand VII, sous la pression populaire. Cette couronne, qui ressemblait alors plutôt à une patate chaude,  le fils lui rendra en mai de la même année pour finalement la céder au frère de Napoléon contre une pension confortable et une résidence non moins confortable au château de Valençay, présenté par Wikipédia en espagnol comme « una propiedad rústica junto a un pueblo de unos 2.000 habitantes, aislada en el centro de Francia, a unos 300 kilómetros de París« , ce qui, en atteste la photo des lieux, est une appréciation soit parfaitement ridicule, soit curieusement partisane:

http://es.wikipedia.org/wiki/Fernando_VII_de_Espa%C3%B1a

Ces deux monarques seront à l’origine de plusieurs guerres civiles en Espagne, guerres toujours menées sous le nom de guerres de successions pour avoir élaboré (ce que fit  le père en 1789) et promulgué (ce que fit le fils en 1830) la Pragmática Sanción , autrement dit, une nouvelle loi dynastique qui autorisait les filles de sang royal à prétendre au trône d’Espagne. Ces guerres connues sous le nom générique de guerres carlistes (à cause du nom du frère du Roi, Carlos María Isidoro de Borbón qui était hostile à cette nouvelle loi) embrasèrent l’Espagne en opposant les mêmes régions de l’est et du nord  (1833-1839, 1846-1849 et 1872-1876).

La fille de ce Ferdinand, née en 1830, héritera du trône à 13 ans, laissant un souvenir tellement impérissable qu’elle devra abdiquer en 1868 et s’exilera définitivement en France pour abdiquer en faveur de son fils Alfonso XII en 1870.  Après quelques années de troubles et de révolutions, les Bourbons reviendront en Espagne grâce aux militaires. Il s’en suivra une période de relative stabilité dynastique qui se poursuivra sous. le règne du fils d’Alphonse, Alfonso XIII jusqu’à ce que, sous la pression des militaires, il cède le pouvoir en 1923 à une Junte menée par le Capitaine-Général gouverneur militaire de Catalogne, Miguel Primo de Rivera. Quand la dictature s’écroulera, la monarchie telle le bébé avec l’eau du bain, s’écroulera avec elle. En avril 1931, au lendemain d’élections municipales nettement favorables aux partis républicains,  le roi renoncera au trône d’Espagne, sans abdiquer pour autant:

« Espero a conocer la auténtica y adecuada expresión de la conciencia colectiva y, mientras habla la nación, suspendo deliberadamente el ejercicio del poder real y me aparto de España, reconociéndola así como única señora de sus destinos. »

Et je vous épargne les tergiversations de son fils, Don Juan, les compromissions de son petit-fils avec le franquisme…

Oui, la Monarchie espagnole est en danger. Non pas que le républicanisme soit un sentiment dominant, non. Mais parce que cette dynastie bourbonienne n’a jamais suscité d’adhésion, parce qu’il n’y a jamais eu de parti réellement monarchiste en Espagne. La Monarchie a su se rendre utile, il est envisageable de penser qu’elle ne l’est plus, d’autant que les petits démons qui agitaient ses ancêtres n’ont pas cessé de tarabuster le roi actuel. Ils sont au nombre de trois: l’argent, le sexe et la dolce vita.

Aussi le monarque vieillissant et malade a-t-il décidé d’améliorer sa communication et, à l’occasion de la célébration de son 75ème anniversaire, le 4 janvier dernier, de se faire interviewer par un pilier des médias espagnols, Jesús Hermida. Pour  calmer le jeu, le site internet de la Maison Royale a également fait peau neuve:

http://www.elysee.fr/valerie-trierweiler

Oh! Pardon! Voici le bon lien…

http://www.casareal.es/ES/Paginas/home.aspx