En ce début de mois d’août, l’Espagne semble s’acheminer vers de nouvelles élections législatives, faute de majorité mathématique et politique. Pourtant tout le système institutionnel était fait pour éviter ce surplace. A l’aide d’une loi électorale faite sur mesure, une droite attrape-tout ( catholiques traditionalistes, ultras nostalgiques du franquisme, centristes libéraux) alternait paisiblement au pouvoir avec un PSOE hégémonique à gauche, un PSOE depuis longtemps rendu aux thèses libérales et peu préoccupé par les questions sociales sauf quand ces dernières pouvaient servir à lui assurer une clientèle en période électorale.
Tout ceci sur fond de corruption permanente, prévarication, abus de biens sociaux, enrichissement personnel, des élus de cette droite bien pensante comme d’une bonne fraction de la gauche réformiste, des cadres syndicaux et de quelques élus d’Izquierda Unida.
Cette toile de fonds et l’impasse institutionnelle dans laquelle se trouve plongée l’Espagne suscite des commentaires qui alternent le pire et le moins mauvais.
Deux points de vue récents publiés, l’un au-delà des Pyrénées, l’autre, en-deçà, ont le mérite de montrer que l’analyse de ce moment politique espagnol est complexe et difficile.
L’un est celui d’un sociologue, Manuel Castells dont je ne vous livrerai pas ici la biographie complète, même s’il faut souligner que dans son jeune âge, il fut l’assistant d’Alain Touraine et enseigna la sociologie urbaine à l’Université de Nanterre jusqu’à son expulsion en 1968 avant de faire l’essentiel de sa carrière universitaire en Californie, à Berkeley. L’autre est celui d’un universitaire français, hispaniste, journaliste et documentariste, Jean Ortiz.
Pour ce dernier, l’idée centrale de notre temps (une idée qui joue sur les mots) est qu’il n’y a pas eu « rupture » après la mort de Franco, mais bien « restauration » monarchique et une sorte de pacte pour que rien ne change (le fameux « atado y bien atado ») qui, en particulier, mettait sous l’étouffoir les revendications centrifuges basques et catalanes. Comme Felipe Gonzalez, il accepte volontiers de considérer les régions centrifuges comme des nations : « Le Pays Basque, la Catalogne, la Galice, ne quémandent pas le statut de «nation» ; elles sont précisément des « nations ». J’ai conservé les guillemets que Jean Ortiz appose au du terme nation, ils montrent bien que cette question embarrasse. Pour González, concéder la qualité de nation, aux basques, catalans, etc., c’est un peu comme lâcher un peu de lest devant les caprices d’un enfant déraisonnable. Pour d’autres, en faisant croire que cette labellisation sera suffisante, alors qu’en même temps ils affirment que le modèle de la Transition a fait son temps, c’est éluder la question.
Pour Jean Ortiz, la supposée persistance de l’unité à tout prix est la raison prépondérante de l’actuelle paralysie du système. Il est bien évident que le fait que Podemos ait accepté de défendre l’idée d’une Espagne multinationale a heurté les points de vue centralistes, y compris celui d’une partie des fédéralistes communistes. L’auteur de cet article semble incliner vers ce qu’il appelle un « cadre progressiste fédéral » défini par une nouvelle constitution. Je ne reviendrai pas sur la question fédérale, sinon pour rappeler que le fédéralisme, quelle que soit sa forme, est fondamentalement unitaire. La question de la reconnaissance de l’existence d’une diversité de nations (basque, catalane, castillane, andalouse, galicienne, etc.) n’est pas non plus anodine, puisqu’elle suppose la reconnaissance d’une diversité de peuples –d’où émane la volonté générale-. Or le lien entre peuple souverain et nation est fondamental dans la mise en place d’un Etat national. Un Etat plurinational serait donc un Etat consociatif de peuples égaux en droits souverains. Cela n’a rien à voir avec la solution fédérale, plus holistique que différenciatrice.
Reste également sans réponse la question de la redistribution des compétences dans un Etat fédéral , comme celle de la place de la demande sociale dans les « paquets » de compétences redistribuées. Redistributions qui tiendront également compte de la pression de l’Europe, nouveau Léviathan qui menace en permanence l’Espagne de sanctions si son déficit public n’est pas réduit d’ici 2017 à 3,1% du PIB.
Ces pressions directes ont eu pour effet indirect le surplace électoral de Podemos dont l’enracinement est essentiellement castillan et centraliste. La question périphérique appartient encore au domaine de l’impensé de Podemos et pourtant, nous y insistions déjà dans des billets antérieurs, ses résultats électoraux les meilleurs ont été obtenus là où Podemos était minoritaire et en coalition avec des mouvements sociaux issus des mouvements anti-austérité de la décennie antérieure c’est-à-dire dans les régions les plus avancées en matière de demande identitaire.
Pour sa part, Manuel Castells livre une analyse critique du relatif échec de Podemos. Il défend la ligne originaire du mouvement, qui se voulait loin de la « politique traditionnelle » et de ses partis « ankylosés » et « souvent corrompus ».
Le sociologue relève des erreurs tactiques également, qui pour l’essentiel, sont des erreurs de « discours » puisque, jusqu’à preuve du contraire, Podemos est avant tout un parti idéologique, tribunitien, pas un parti d’action qui s’appuie sur les actions concrètes du mouvement social, menées par les associations et les syndicats, sans en être réellement partie-prenante. Le sociologue met ces erreurs de discours sur le compte de la jeunesse du mouvement et sur celui de son inexpérience, sa « maladie infantile » (ínfulas juveniles) .
Il critique les propos tenus par Pablo Iglesias au cours de la campagne électorale, sans doute pour tenter de séduire une partie de l’électorat socialiste, dans lesquels il avançait l’idée que Podemos incarnait la social-démocratie moderne, et que le meilleur chef de gouvernent des années passées avait été Rodríguez Zapatero. Manuel Castells, sans aller plus loin, souligne la naïveté tactique de ces propos alors que la social-démocratie prend l’eau partout en Europe puisqu’elle apparaît comme l’un des promoteurs des politiques d’austérité et de l’obéissance aux impératifs des marchés.
Il pense que rien n’a changé stratégiquement et qu’avant de songer gouverner, Podemos doit encore gagner la bataille de l’hégémonie, non pas à gauche mais dans la société espagnole et non pas « en s’adaptant à ce qui existe » mais « en ouvrant les esprits à ce qui pourrait exister ». Sa conclusion est sans appel : Podemos doit renoncer à une politique d’alliances conventionnelles pour retourner vers le discours primitif sous peine de désintégration : « El futur de Podem està inscrit en el seu passat com a expressió política autònoma del moviment social. » Il retrouve ici l’avertissement lancé par Ernest Laclau aux usagers de sa pensée : Les signifiants du discours dans la recherche de l’hégémonie doivent être des signifiants « vides » et non pas « équivoques » (Laclau, La guerre des identités, Paris, La découverte, p. 93). C’est-à-dire qu’ils doivent dépasser la segmentation (dire à chacun ce qu’il attend) pour devenir un discours sans contraire possible ni différences, un discours « contre ».
La question reste la même : qu’est-ce que l’hégémonie ? Un terme militaire et donc une figure de commandement, ἡγεμονία? On peut supposer que Manuel Castells et les dirigeants de Podemos ne songent en fait qu’à la conquête de l’hégémonie culturelle. Il faut gagner les esprits par tous les moyens contre la pensée dominante sous toutes se formes. Il s’agit d’un travail de longue haleine qui n’a rien de commun avec la lutte politique à l’intérieur des institutions. Dans cet esprit, seule la conviction culturelle des masses (« de la société civile ») peut conduire à un dépassement des données politiques dominantes. Une vision du changement à perte de vue, comme une promesse philosophique qui emprunte son relativisme à Antonio Gramsci, bien sûr, mais aussi à Lao Tseu : « Il n’y a point de chemin vers le bonheur. Le bonheur c’est le chemin. Le but n’est pas seulement le but, mais le chemin qui y conduit. »
Qui s’engagera dans un tel combat qui est plus proche de la mission évangélique que de la lutte politique (combinaison immorale de forces mesurées et antagonistes) ou sociale (lutte pour le partage des richesses) ?