Les mots de Sol

Après la fin de l’occupation de la place de la Puerta del Sol et le développement d’actions plus mobiles et sporadiques (blocage des parlements régionaux ou des assemblées communales pendant que les négociations pour la constitution des nouveaux exécutifs de ces assemblées sont en cours), il est intéressant de se pencher sur quelques-uns des slogans qui portaient ce mouvement exceptionnel.

Celui de l’adieu à Sol:

Ensuite, j’ai vu un autre, très énigmatique, photographié et diffusé par El País, une pancarte sur fond jaune d’un manifestant devant la Mairie de Madrid  :

« Hay yuntamiento« 

Cette fantaisie orthographique d’un surréalisme achevé est caractéristique de la capacité d’invention de certains.

On trouvait les exhortations les plus classiques: « Si Madrid salió a la calle por un mundial… ¿cómo no hacerlo por nuestro futuro? » , millénaristes:  » ¡Reacciona!/ Todos somos culpables / Por un mercado regulado/ No te dejes estafar« , tendres: « Me gustas democracia, pero estás como ausente« , généreuse et modeste: « Puede que no entendamos de economía, pero sí entendemos de personas y las personas vamos primero« , humoristique « Si viene la policía, sacad las uvas y disimulad« , catholique et pessimiste: « Todos los caminos llevan a Islandia« .

Quelquefois les slogans touchaient au coeur des questions soulevées:

Certaines faisaient référence aux technologies nouvelles employées pour créer le rassemblement : « Error 404, Democracy not found« ,

à la question de la paupérisation:

1) pleine de finesse: « Nos sobra mes a final de sueldo« ,

2) plus brutale « Con el euro nos la metieron« 

Et, bien sûr,  à celle de la corruption envisagée sous un angle agroalimentaire:
 "España, paraíso del político corrupto, n° 1 en chorizos".

Mais le slogan qui restera dans l’histoire, qui a fait le tour du monde à partir du « Kilómetro Cero » (pour ceux qui ne le savent pas, le décompte kilométrique des routes espagnoles commence au centre de cette place de la Puerta del Sol):

« Nuestros sueños no caben en vuestras urnas« .

Jorge Semprun

Comment dire?

La mort de Jorge Semprún remet encore une fois l’Espagne au devant de la scène médiatique.

Il nous faut don laisser momentanément de côté  la crise financière, la crise immobilière, la crise politique, la crise alimentaire pour opérer un retour vers cette personnalité qui a traversé le XXème siècle espagnol.

Il me sera difficile de départager ici les considérations personnelles d’un contenu plus général. Pour des raisons que je n’exposerai pas, mais que certains pourront déduire.

Je pourrais dire simplement que j’ai appris la mort de Jorge Semprún hier soir alors que je m’apprêtais à terminer la lecture du best seller de Muriel Barbery, « L’élégance du hérisson ». Lecture pénible, mais tel n’est pas mon propos. Vous me direz qu’entre ce petit roman entrelardé de dissertations brillantes rédigées sur le modèle des devoirs surveillés d’une année de terminale et la vie de Jorge Semprún, le rapport n’est pas évident. Pourtant, il y en a un. Page 337 de l’édition de poche de « L’élégance… », madame Michel, la concierge érudite de ce roman, propose une tasse de thé à Paloma, la cadette des Josse et, en la lui servant, pense de cette fillette révoltée: « Une vraie princesse chez les cadres du parti », sans autre commentaire.

Autre détail, la sœur cadette des Josse s’appelle Colombe et la cadette, Paloma. Curieux. Aussi curieux que le nom de la chatte de la famille Josse: Constitution.

Un vrai prince chez les cadres du parti…
Oui, c’est une bonne définition du Jorge Semprún alias Federico Sánchez.

Ses origines aristocratiques, son lien familial avec les élites du début de siècle et son passage « avec armes et bagages » chez les communistes entre sa libération de Buchenwald en 1945 et 1964 correspondent à cette définition.

Il ne fut pas le seul, son frère cadet, Carlos Semprún Maura, Manuel Azcárate, Nicolás Sartorius partagent avec lui cette particularité. Ce lien donnait au communisme espagnol une dimension qu’il n’avait pas eu jusqu’alors, une bizarrerie qui devrait être étudiée non pas à partir de trajets personnels mais plutôt à partir de critères de choix esthétiques et philosophiques, en suivant cette remarque de Paul Aubert: « Etre un intellectuel, ce n’est pas un métier, mais une attitude qui répond à une situation. »[1]

On peut dire que les différents actes de la vie de Jorge Semprún se définissent comme des ruptures d’attitude rythmées par le surgissement de situations nouvelles. Si on écoute bien Carlos Semprún Maura dans l’un des derniers entretiens qu’il a accordé en 2009, cette vision d’une vie faite de ruptures intellectuelles illustre parfaitement comment le lien personnel (amours et haines) peut tout dominer.

http://www.youtube.com/watch?gl=FR&v=EemiyGqFg78

Les deux grandes ruptures vécues par Jorge Semprún furent sa déportation à Buchenwald et sa rupture avec le communisme. Les deux ont servi d’aliment à son écriture fictionnelle.

La première était fédératrice de bons sentiments -républicain espagnol, déporté, communiste-. Elle créait une sorte de fraternité entre ces 8 ou 9000 espagnols qui vécurent la même chose.

La deuxième était emplie de haine intellectuelle envers l’inculture, la suffisance des dirigeants communistes qu’il avait côtoyés. Il commença à écrire son premier roman (en français), Le Grand Voyage, à Madrid, alors qu’il était envoyé clandestin du PCE, et qu’il était hébergé dans l’une des caches du parti, chez María et Manuel Azaustre, un autre communiste qui tentait, avec ses propres mots, de raconte ses années de déportation à Mauthausen.

http://www.youtube.com/watch?v=7_QmLezLoy8&NR=1

La sortie du PCE de Jorge Semprún n’est peut-être pas véritablement fondée sur des critères stratégiques et idéologiques.
Le vrai débat verra s’affronter Santiago Carrillo, révolutionnaire professionnel, formé très jeune au combat syndical et politique au sein de l’UGT et des Jeunesses Socialistes Espagnoles dans les années 20 et Fernando Claudín, étudiant en architecture devenu communiste avant la guerre civile. Ce dernier portera le débat sur la stratégie et les perspectives à l’intérieur de l’appareil du PCE à son  niveau le plus haut jusqu’à la rupture de 1964. Jorge Semprún adhérait aux critiques de Claudín mais il n’en fut pas le protagoniste principal, loin de là.

Il n’en reste pas moins, qu’au milieu des flots de louanges qui ne manqueront pas d’être versés, subsiste le doute d’une vie reconstruite par le récit, d’un discours sur soi qui fut toujours remis en question. J’en veux pour preuve le roman Caza de Rojos de José Luís Losa, publié en 2005, qui revisite avec une efficacité fascinante ces années pendant lesquelles Jorge Semprún s’appelait Federico Sánchez.

http://ccec.revues.org/index1423.html

 


[1] Paul Aubert, La frustration de l’intellectuel libéral,  Espagne, 1898-1939, Editions Sulliver, 2010.

La crisis del pepino, a ver si nos importa un comino

 

Cette affaire de santé alimentaire autour de la bactérie escherichia coli ne prête pas à sourire, loin de là. Nul ne sait aujourd’hui si elle va s’étendre, toucher la majorité des pays européens et entraîner à la fois un état d’urgence sanitaire et une tension dans les relations commerciales entre pays de l’Union Européenne en matière de produits agricoles.

 

Le espagnols considèrent que les accusations allemandes contre leur production de concombre sont sans fondement. Il semble qu’ils avaient raison.

 

Et puis je me suis demandé pourquoi on a pu lire dans la presse espagnole des affirmations de ce genre:

 

‘El gazpacho sin pepino es… imposible’

 

Ce n’est pas vraiment vérifié. Par exemple, dans un recueil de recettes promu par le Patronato de turismo de la Costa del Sol on ne trouve qu’une seule recette sur 55 dans laquelle apparaît du concombre (Mejillones en pipirrana).

 

http://www.visitacostadelsol.com/content/view/355/180/

 

Dans les recettes historiques, on n’en trouve pas grande trace.

 

J’ai consulté El libro de los guisados de Ruperto de Nola (Edition de 1529), El Libro de Arte de Cozina de Domingo Hernández de Maceras (Edition de 1607), El Arte de Cocina de Francisco Martínez (Montiño) dans son édition de 1617 revue en 1763. Ce n’est que dans El Nuevo Arte de Cocina de Juan Altamiras (édition de 1767) que je trouve une recette de concombre farci (pepino relleno), une seule, que je vous livre bien volontiers.

 

 

 

 

 

 

 

On peut donc en conclure que le concombre n’entre vraiment pas dans les coutumes gastronomiques et  alimentaires espagnoles.

 

Pourtant, quand on consulte le site infoagro.com, les chiffres de production proposés (2002) placent l’Espagne en dixième position en matière de production de pepinos (concombres) et de pepinillos (cornichons), avec 450 000 tonnes, loin derrière la Chine (22 924 218 tonnes).

 

http://www.infoagro.com/hortalizas/pepino.htm

 

Il s’agit donc d’une production destinée pour l’essentiel à l’exportation et principalement vers l’Allemagne (142 772 tonnes en 2010).

 

 

Il s’agit donc d’une crise complexe où les visions de complot international fleurissent: la France, principal et plus proche concurrent…, la Russie, gros producteur…, l’Allemagne enfin qui serait en train de livrer une sourde bataille contre les pays du sud de l’Europe et qui fait de plus en plus cavalier seul: … un país que está pensando más en hacerse global por sí mismo que en contribuir a una Europa fuerte, c’est ce que l’on peut lire sur le Net (ici je cite le blog Maremagnum de quisicosillas de Estebán Hernández),

 

Ma théorie est différente. Il s’agit d’un véritable complot politique. Dans un billet précédent je vous parlais d’un Ministre « des affaires délicates » parti vendre des biens immobiliers espagnols à travers l’Europe, il s’agit du Ministre du Développement, José Blanco López.

Pourquoi? Parce que dans sa Galice natale, il est connu sous le gentil diminutif de José: Pepiño… et que ceux qui se livrent à des attaques perfides contre sa personne n’omettent jamais de le lui rappeler.

 

 

 

http://jesaal.wordpress.com/2010/09/08/pepino-el-obrero-socialista/

 

Vous en penserez ce que vous voudrez, mais avouez que c’est troublant.

 

Mouvement du 15 mai : renaissance de la sociologie critique en Espagne ?

« Los partidos políticos se tiran de los pelos, los sociólogos piden calma pero la bola de nieve sigue rodando. »
C’est ce que l’on pouvait lire sur un site d’informations espagnol le 18 mai dernier.
Le plus intrigant dans cette réflexion d’Isabel Urrutia ce n’est pas qu’elle mette en exergue l’embarras des politiques mais bien le rôle des sociologues. Bel et bien douillettement enfermés dans leur rôle d’experts sociaux depuis les années soixante-dix, ou ayant toujours un livre à écrire, ils se tenaient à l’écart du débat citoyen.
Mais voici que la rue se peuple et que leur savoir est mis à contribution. Surtout, est mise à l’épreuve leur capacité prédictive…
De nombreux articles récents  montrent que le mouvement du 15 mai a des conséquences inattendues en Espagne. La plus remarquable, pour l’instant, est celle du recouvrement d’un discours sociologique critique. Les sociologues de la génération des années soixante ont été sollicités par les médias pour apporter leur sentiment ou concourir à l’analyse de ce phénomène que les politiques persistent à ne pas comprendre.
Parmi ceux-ci se sont exprimés l’urbaniste et sociologue Jordi Borja, Joan Subirats, économiste, enseignant de science politique à l’Université Autonome de Barcelone qui ont en commun tous les deux d’avoir été des « compagnons de route » du PSUC pendant les années du second franquisme, comme tant d’autres jeunes intellectuels au cours des années soixante en Catalogne.

Je fais référence à ces deux figures contemporaines de la pensée sociale en Espagne, mais il faut  de la même façon évoquer les analyses « à chaud » livrées par Ramón Cotarelo, Salvador Giner, José Félix Tezanos ou même de Manuel Castells qui, le 27 mai dernier, invité par l’un des initiateurs de la « acampada » de la Place de Catalogne de Barcelone, venait parler aux « indignés » du thème « Communication et pouvoir », objet de son dernier livre.

Pourquoi cet intérêt pour ce mouvement de la part de ces intellectuels qui pendant ces dernières décennies s’étaient éloignés d’une pensée novatrice, d’une pensée de rupture sociale pour devenir des « experts » (certains le sont encore) au service des institutions nées de la rupture politique de la transition ?
La question reste ouverte.
Pour l’un (Castells), fidèle à son credo personnel (« tout ça, je l’avais prédit ») c’est la confirmation de sa théorie des réseaux, celle qui, suivant le développement de ces derniers, s’appuie sur de nouveaux espaces de participation débordant les espaces de communication « atados y bien atados » comme il le dit, que l’on suppose être la presse et les médias institutionnels, mais aussi l’université, le discours politique dominant.
Salvador Giner n’est pas loin de penser de la même manière quand il dit aux « acampados », avec toutes les précautions d’usage, qu’au lieu de mépriser les intellectuels espagnols et de dénoncer leur absence dans les débats sur la place, les indignés feraient bien  de lire ce que lui-même et d’autres ont écrit sur la situation de l’Espagne depuis dix ans. Il se pose en expert critique du mouvement en faisant le choix de montrer que la démocratie émotionnelle doit dépasser ce stade pour faire usage de la raison :
«La democracia emocional es necesaria para consolidar la democracia plena. Pero no es más que uno de sus componentes previos; hacen falta otros. La democracia es el uso público de la razón, lo cual significa que es deliberativa, que se desarrolla según las reglas de la proposición de soluciones, evaluadas y, si hace falta, rechazadas serenamente con argumentos contrarios.»
Les théories communicationnelles de Jürgen Habermas sont donc passées par là, teintées d’une lecture moderne de cet « agir communicationnel » dont il est devenu le chantre. On peut le lire dans ce court texte de 2006 qui tente d‘expliquer en quoi la pensée de ce philo-sociologue allemand est en phase avec le monde hyper-communicant qui est le nôtre.
«Habermas appelle de ses vœux à une communication libérée qui permettrait de développer une discussion publique exempte de domination. On peut se demander si aujourd’hui le développement d’Internet, l’expansion de la téléphonie mobile, c’est à dire l’ « ère de la communication », seraient le signe de la libération de la communication.»
Pour d’autres, c’est une occasion de repenser le rapport social, ses acteurs traditionnels (syndicats, partis, institutions intermédiaires), ou le système électoral lui-même dont il fait rappeler que, calqué sur celui de l’Allemagne Fédérale, il exclut les petites formations, réservant le principe proportionnel (établi par circonscription départementale) aux seuls partis qui dépassent 5% des voix. Tel est le cas de Ramón Cotarelo:
«La confluencia de la izquierda con el Movimiento15-M es decisiva en el cambio del sistema electoral, llave para elegir en 2012 unas Cortes verdaderamente representativas, capaces de desbloquear el sistema político.»
Les plus précis dans leurs commentaires y voient la conséquence de l’irrationalité sociale de l’Espagne d’aujourd’hui, des politiques sociales (ou de l’absence de politiques sociales) menées partous les gouvernements qui se sont succédés au pouvoir en parfaite alternance (PP et PSOE), ce qu’exprime le sociologue José Félix Tezanos :
«Lo que ahora se necesita, en definitiva, es volver a priorizar el empleo (de calidad) y las políticas sociales, de bienestar social y de redistribución de la riqueza. En definitiva, es un problema de racionalidad social, ya que el actual modelo está fracasando en múltiples aspectos.»
Ce qu’exprime aussi Joan Subirats en s’appuyant sur la pensée sociologique allemande moderne (Zygmunt Bauman ou Ulrich Beck), en lisant comme un signe exceptionnel, témoignant d’un tournant mental dans ce pays, le fait que la politique quotidienne n’avait jamais été autant au centre de la vie des espagnols, peut-être depuis les années soixante-dix:
«Las gentes del 15-M experimentan en sus carnes y vidas lo que Bauman define como sociedad líquida o Beck como sociedad del riesgo. Y empieza a no gustarles. Está muy bien ser cada día más autónomos, tener menos sujeciones, pero necesitamos armas colectivas sobre las que rehacer solidaridades y reciprocidades. ¿Cómo hacerlo? Muchas preguntas legítimas y pocas respuestas que no hayan sido contaminadas y deterioradas por la política real. Hace muchos años que no oía hablar tanto de política cotidiana en familia, entre amigos, en el trabajo o en tiendas, bares o mercados. Y ello se debe al 15-M, y no al 22-M.»
Jordi Borja montre que la forme politique des partis est dépassée ou, du moins, qu’elle est incapable d’assumer ces nouveaux défis. Il fait preuve à ce propos d’un certain pessimisme ou fatalisme. Pour lui, les gauches espagnoles ne comprennent pas ce qui advient. Mais attention, dit-il, après un probable reflux, les campements sur les places se reformeront :
«Es probable que los movimientos actuales vivan un reflujo en las próximas semanas aunque emergerán momentos fuertes de nuevo. Pero se respira otro aire en la calle, las plazas han sido un escenario de socialización política masiva.»
«Volverán pronto las acampadas, las manifestaciones y las campañas, las redes llamarán a rebato, aparecerán iniciativas innovadoras y formas de protesta originales. Volverán o como dirían en Argentina: volveremos y seremos millones.»
Je pourrais multiplier (presque) à l’infini ces citations de réactions du monde de la science sociale espagnole au mouvement du 15 mai. Parions que l’analyse serrée de la position de la science sociale face à ce mouvement, conduit en grande partie par la jeune classe moyenne urbaine éduquée, sera faite un jour. Parions aussi que rien dans le champ politique espagnol ne sera plus comme avant, même si l’autisme des politiques gouvernant ce pays depuis plus de trente ans est toujours aussi flagrant. Parions aussi sur le fait que le grand soir des masses en mouvement prendra une autre forme, qu’il reste à inventer.
Pour l’économiste Eduardo Punset, c’est une nouvelle Route de la Soie qui s’ouvre…
Signant le livre d’or du campement, il y inscrit deux mots: « No paréis ». Son message a-t-il été écouté?
Une nouvelle initiative semble se mettre en place: