« Los partidos políticos se tiran de los pelos, los sociólogos piden calma pero la bola de nieve sigue rodando. »
C’est ce que l’on pouvait lire sur un site d’informations espagnol le 18 mai dernier.
Le plus intrigant dans cette réflexion d’Isabel Urrutia ce n’est pas qu’elle mette en exergue l’embarras des politiques mais bien le rôle des sociologues. Bel et bien douillettement enfermés dans leur rôle d’experts sociaux depuis les années soixante-dix, ou ayant toujours un livre à écrire, ils se tenaient à l’écart du débat citoyen.
Mais voici que la rue se peuple et que leur savoir est mis à contribution. Surtout, est mise à l’épreuve leur capacité prédictive…
De nombreux articles récents montrent que le mouvement du 15 mai a des conséquences inattendues en Espagne. La plus remarquable, pour l’instant, est celle du recouvrement d’un discours sociologique critique. Les sociologues de la génération des années soixante ont été sollicités par les médias pour apporter leur sentiment ou concourir à l’analyse de ce phénomène que les politiques persistent à ne pas comprendre.
Parmi ceux-ci se sont exprimés l’urbaniste et sociologue Jordi Borja, Joan Subirats, économiste, enseignant de science politique à l’Université Autonome de Barcelone qui ont en commun tous les deux d’avoir été des « compagnons de route » du PSUC pendant les années du second franquisme, comme tant d’autres jeunes intellectuels au cours des années soixante en Catalogne.
Je fais référence à ces deux figures contemporaines de la pensée sociale en Espagne, mais il faut de la même façon évoquer les analyses « à chaud » livrées par Ramón Cotarelo, Salvador Giner, José Félix Tezanos ou même de Manuel Castells qui, le 27 mai dernier, invité par l’un des initiateurs de la « acampada » de la Place de Catalogne de Barcelone, venait parler aux « indignés » du thème « Communication et pouvoir », objet de son dernier livre.
Pourquoi cet intérêt pour ce mouvement de la part de ces intellectuels qui pendant ces dernières décennies s’étaient éloignés d’une pensée novatrice, d’une pensée de rupture sociale pour devenir des « experts » (certains le sont encore) au service des institutions nées de la rupture politique de la transition ?
La question reste ouverte.
Pour l’un (Castells), fidèle à son credo personnel (« tout ça, je l’avais prédit ») c’est la confirmation de sa théorie des réseaux, celle qui, suivant le développement de ces derniers, s’appuie sur de nouveaux espaces de participation débordant les espaces de communication « atados y bien atados » comme il le dit, que l’on suppose être la presse et les médias institutionnels, mais aussi l’université, le discours politique dominant.
Salvador Giner n’est pas loin de penser de la même manière quand il dit aux « acampados », avec toutes les précautions d’usage, qu’au lieu de mépriser les intellectuels espagnols et de dénoncer leur absence dans les débats sur la place, les indignés feraient bien de lire ce que lui-même et d’autres ont écrit sur la situation de l’Espagne depuis dix ans. Il se pose en expert critique du mouvement en faisant le choix de montrer que la démocratie émotionnelle doit dépasser ce stade pour faire usage de la raison :
«La democracia emocional es necesaria para consolidar la democracia plena. Pero no es más que uno de sus componentes previos; hacen falta otros. La democracia es el uso público de la razón, lo cual significa que es deliberativa, que se desarrolla según las reglas de la proposición de soluciones, evaluadas y, si hace falta, rechazadas serenamente con argumentos contrarios.»
Les théories communicationnelles de Jürgen Habermas sont donc passées par là, teintées d’une lecture moderne de cet « agir communicationnel » dont il est devenu le chantre. On peut le lire dans ce court texte de 2006 qui tente d‘expliquer en quoi la pensée de ce philo-sociologue allemand est en phase avec le monde hyper-communicant qui est le nôtre.
«Habermas appelle de ses vœux à une communication libérée qui permettrait de développer une discussion publique exempte de domination. On peut se demander si aujourd’hui le développement d’Internet, l’expansion de la téléphonie mobile, c’est à dire l’ « ère de la communication », seraient le signe de la libération de la communication.»
Pour d’autres, c’est une occasion de repenser le rapport social, ses acteurs traditionnels (syndicats, partis, institutions intermédiaires), ou le système électoral lui-même dont il fait rappeler que, calqué sur celui de l’Allemagne Fédérale, il exclut les petites formations, réservant le principe proportionnel (établi par circonscription départementale) aux seuls partis qui dépassent 5% des voix. Tel est le cas de Ramón Cotarelo:
«La confluencia de la izquierda con el Movimiento15-M es decisiva en el cambio del sistema electoral, llave para elegir en 2012 unas Cortes verdaderamente representativas, capaces de desbloquear el sistema político.»
Les plus précis dans leurs commentaires y voient la conséquence de l’irrationalité sociale de l’Espagne d’aujourd’hui, des politiques sociales (ou de l’absence de politiques sociales) menées partous les gouvernements qui se sont succédés au pouvoir en parfaite alternance (PP et PSOE), ce qu’exprime le sociologue José Félix Tezanos :
«Lo que ahora se necesita, en definitiva, es volver a priorizar el empleo (de calidad) y las políticas sociales, de bienestar social y de redistribución de la riqueza. En definitiva, es un problema de racionalidad social, ya que el actual modelo está fracasando en múltiples aspectos.»
Ce qu’exprime aussi Joan Subirats en s’appuyant sur la pensée sociologique allemande moderne (Zygmunt Bauman ou Ulrich Beck), en lisant comme un signe exceptionnel, témoignant d’un tournant mental dans ce pays, le fait que la politique quotidienne n’avait jamais été autant au centre de la vie des espagnols, peut-être depuis les années soixante-dix:
«Las gentes del 15-M experimentan en sus carnes y vidas lo que Bauman define como sociedad líquida o Beck como sociedad del riesgo. Y empieza a no gustarles. Está muy bien ser cada día más autónomos, tener menos sujeciones, pero necesitamos armas colectivas sobre las que rehacer solidaridades y reciprocidades. ¿Cómo hacerlo? Muchas preguntas legítimas y pocas respuestas que no hayan sido contaminadas y deterioradas por la política real. Hace muchos años que no oía hablar tanto de política cotidiana en familia, entre amigos, en el trabajo o en tiendas, bares o mercados. Y ello se debe al 15-M, y no al 22-M.»
Jordi Borja montre que la forme politique des partis est dépassée ou, du moins, qu’elle est incapable d’assumer ces nouveaux défis. Il fait preuve à ce propos d’un certain pessimisme ou fatalisme. Pour lui, les gauches espagnoles ne comprennent pas ce qui advient. Mais attention, dit-il, après un probable reflux, les campements sur les places se reformeront :
«Es probable que los movimientos actuales vivan un reflujo en las próximas semanas aunque emergerán momentos fuertes de nuevo. Pero se respira otro aire en la calle, las plazas han sido un escenario de socialización política masiva.»
«Volverán pronto las acampadas, las manifestaciones y las campañas, las redes llamarán a rebato, aparecerán iniciativas innovadoras y formas de protesta originales. Volverán o como dirían en Argentina: volveremos y seremos millones.»
Je pourrais multiplier (presque) à l’infini ces citations de réactions du monde de la science sociale espagnole au mouvement du 15 mai. Parions que l’analyse serrée de la position de la science sociale face à ce mouvement, conduit en grande partie par la jeune classe moyenne urbaine éduquée, sera faite un jour. Parions aussi que rien dans le champ politique espagnol ne sera plus comme avant, même si l’autisme des politiques gouvernant ce pays depuis plus de trente ans est toujours aussi flagrant. Parions aussi sur le fait que le grand soir des masses en mouvement prendra une autre forme, qu’il reste à inventer.
Pour l’économiste Eduardo Punset, c’est une nouvelle Route de la Soie qui s’ouvre…
Signant le livre d’or du campement, il y inscrit deux mots: « No paréis ». Son message a-t-il été écouté?
Une nouvelle initiative semble se mettre en place: