Du droit de pétition franquiste

Le Droit de pétition, Loi du 22 décembre 1960.

Puisqu’il est question de démocratie directe, de référendum d’initiative populaire ou d’initiative citoyenne en France, de référendum comme application du droit à l’autodétermination en Catalogne, il m’a semblé utile de revenir sur un épisode parlementaire de la dictature franquiste. En souhaitant que cet épisode éclaire sur la réversibilité et l’ambiguïté de toute proposition d’exercice des droits et en particulier du droit de revendiquer et du droit de décider et, de manière générale, de toutes les formes de prise de décision souveraines.

Le 12 novembre 2001, le Parlement espagnol adoptait la Loi organique 4/2001 règlementant l’usage du droit de pétition prévu par l’article 29 de la Constitution espagnole[1].

Cette Loi venait se substituer à une autre Loi, à objet similaire, datant du 22 décembre 1960, qui était restée en vigueur après le 27 décembre 1978 car elle n’était pas contradictoire avec la nouvelle Loi fondamentale. Cette faculté lui permit donc de rester en vigueur jusqu’à l’adoption de la nouvelle Loi mais également d’être l’objet d’un traitement jurisprudentiel qui établissait le principe selon lequel une Loi ne pouvait être invalidée si elle pouvait être jugée « en consonancia » [en harmonie] avec la Constitution (sentences du Tribunal Constitutionnel du 2 février 1981 et du 8 avril 1985[2]). Ce principe eut toute son importance dans l’étape de mise en conformité des normes selon le principe de hiérarchie après 1978 car il permettait d’assurer une continuité légale entre la Loi antérieure et celle qui devrait, un jour la remplacer.

En 2001, c’est la dernière étape de ce processus qui s’achève puisqu’il s’agit d’adopter une Loi Organique traitant de ce thème et, par là même, d’en finir avec le maintien dans l’ordonnancement juridique d’une loi « pré-constitutionnelle » d’autant plus encombrante d’un point de vue philosophique et éthique qu’elle portait sur un droit rangé dans la catégorie des Droits Fondamentaux.

Ainsi, même s’il ne s’agit pas là du fond de cette réflexion, je voudrais pointer une difficulté liée à la périodisation de cette étape de la vie institutionnelle, politique et sociale de l’Espagne, qui est celle de la détermination du « temps » de transition, quand commence-t-elle et quand finit-elle ? Ce ne peut être réduit à une question de point de vue mais bien un sujet de débat fondamental, puisqu’on voit bien que la transition en matière de mise à jour du corpus législatif a été très lente et, sous certains aspects, n’est pas encore terminée. Pour aller plus loin dans le paradoxe, on pourrait presque s’aventurer à affirmer qu’elle ne le sera probablement jamais. Admettons en tout cas que c’est le volontarisme espagnol né des conditions de rédaction de la Constitution qui, en ce début de millénaire, présidait encore à l’établissement de certaines lois (par exemple, pour ceux qui en ont suivi la progression, la nouvelle Loi sur la Nationalité adoptée en 2002[3]), surtout celles qui concernent « el primer paquete de Derechos fundamentales », c’est-à-dire celles qui correspondent aux articles 11 à 13 du titre premier, (nationalité), et articles 14 à 29 (droit fondamentaux bénéficiant d’une protection constitutionnelle directe[4]).

L’objectif de la Loi du 22/12/60

Il faut signaler qu’au départ de cette tentative de réflexion sur le Droit de Pétition, il y eut surtout la lecture d’un curieux discours parlementaire rencontré au fil des consultations du BOCE des années 59/66 dans le cadre d’une autre recherche. Il avait attiré mon attention car il s’agissait de l’un des premiers discours parlementaires de l’un des personnages politiques les plus en vue du second franquisme, Laureano López Rodó. Devant un parlement obéissant et docile, il se livra le 19 décembre 1960 à un exercice pédagogique de théorie politique bien à sa manière et sûrement apprécié comme il devait l’être par les Cortes[5]. Dans ces années-là Laureano López Rodó est encore relativement éloigné de l’action politique. Professeur de Droit, il jouit, comme d’autres jeunes juristes, d’une certaine complaisance, parce qu’il est brillant et qu’on peut lui confier certaines tâches spécialisées, surtout dans son domaine (le Droit public et le Droit administratif). De ce fait il peut participer à certaines commissions (ici la Comisión de Leyes Fundamentales) et défendre devant le Pleno des Cortes de nouvelles propositions de Loi avec une certaine maîtrise technique, mais aussi avec habileté politique ; ce n’était pas la qualité la plus partagée par les hommes du régime les plus en vue du moment.

Le discours de López Rodó a pour but de donner à un Etat espagnol toujours en souffrance de légitimité, quelques repères (on dirait aujourd’hui « éléments de langage ») qui lui permettront, ou permettront surtout à ses acteurs, de faire face aux critiques extérieures de plus en plus virulentes contre la dictature, des critiques qui sont considérées par les nouveaux cadres du franquisme proches de l’Opus Dei comme le fruit du complot éternel de la Réforme contre la conception catholique, apostolique et romaine de l’Etat.

Si je souligne le décalage entre la date d’adoption de la Constitution espagnole et l’adoption d’une nouvelle Loi organique sur le Droit de Pétition (23 ans), je pourrais relever un écart assez grand également entre la Loi de 1960 et le texte fondamental dont elle prétend être l’application, c’est-à-dire le Fuero de los españoles du 17 juillet 1945. Mais, dans ce second cas, on doit souligner une différence majeure : il n’existait pas de texte « préconstitutionnel », bon ou mauvais, qui eût pu jouer le rôle de Loi d’application du Fuero. On peut donc avancer qu’il y avait là un véritable vide légal, qui permettait à ceux qui complotaient contre l’Etat franquiste de dire que les Droit Fondamentaux étaient bafoués ou, quand ils étaient mentionnés dans le Fuero, étaient lettre morte, ce qui n’était que la stricte vérité.

Le vide devait donc être comblé en usant d’une stratégie de « lucarne propice » correspondant à un moment de répit politique. En effet, le Plan de Stabilisation commençait à faire ressentir ses effets positifs (réduction de la dette et évitement de la banqueroute de l’Etat) avant que le maintien des mesures d’austérité qui en  découlaient ne deviennent insoutenables et soient la cause des puissants mouvements sociaux de 1962. On peut donc envisager de s’aventurer à quelques réformes dans le domaine constitutionnel et, en tout cas se livrer à une démonstration de démocratisme à peu de frais.

Dans cette même période l’autre pilier de la démonstration ce sera la défense de la négociation collective comme principe régulateur de la vie sociale.

L’avantage était triple :

  1. montrer que l’Espagne avait la capacité d’amender et de perfectionner son arsenal légal, qu’elle vivait les mêmes préoccupations démocratiques que toute autre nation et qu’elle était capable d’assumer les évolutions nécessaires.
  2. mettre en avant le caractère humanistique de l’Etat espagnol, défenseur et promoteur de droits ancestraux (donc liés étroitement au droit naturel), contre les versions totalitaires de l’Etat, en mettant en avant la défense d’un droit fondamental de l’individu, capacité qui lui était déniée par ses détracteurs extérieurs.
  3. lier de façon explicite le droit public civil et le droit public chrétien, puisque le droit de pétition était un droit qui était considéré comme trouvant son origine dans l’application dans l’exercice de la souveraineté du principe de vertu princière marqué par trois critères « piedad, condescendencia y misericordia » (José Carlos Suárez Escalona, « La nueva regulación del Derecho de petición », Foro de Cultura Policial, www.forculpol.com).

Le discours de López Rodó

 L’angle d’attaque de la défense de la Loi adopté par son rapporteur correspond à un objectif explicite : s’opposer au formalisme de la théorie pure du droit qui ne conçoit l’Etat que comme confondu avec l’ordonnancement des Lois, reflet pur d’un système normatif dans lequel la place de l’individu (ou de la personne) ne serait que celle d’objet auquel elles s’appliquent, autrement dit une conception totalitaire du droit, une conception antihumaniste que Rodó rejette au nom de la tradition espagnole à la fois d’ancien régime (qu’il fait remonter à la reconquista)  et antilibérale, en toute logique.

Sous cette apparente profession de foi humaniste se dissimule une vision planétaire dont la figure principale serait le combat éternel, dont l’Espagne serait le porte flamme, contre toute forme de pensée qui, comme le précise Fraga Iribarne dans « la Crisis del Estado », ne ferait plus de la conscience religieuse l’ultime critère en matière politique, autrement dit, n’appliquerait plus la politique de Dieu[6]. Cette lutte avait commencé contre le luthéranisme et avait été portée à bout de bras par les penseurs de la néo-scolastique que tous ces auteurs citent abondamment (Suárez, Vitoria, Saavedra Fajardo) et s ‘est poursuivie contre le libéralisme parlementariste au XIXème (les figures citées en référence sont les penseurs réactionnaires Juan Donoso Cortés et Ramiro de Maeztu).

Dans ces années 50, la nécessité de donner une leçon d’histoire des idées politiques semble être de mise chez ces jeunes universitaires ambitieux qui n’attendent qu’une chose : se voir confier des postes de prestige[7]. La thématique est souvent la même, les références aussi. Toutes visent à renouveler le contenu même de la quête de légitimité de l’Etat franquiste. S’il n’est pas légitime par la Loi, il l’est par l’histoire (c’est le retour permanent à la date fondatrice du 18 juillet 36 qui en témoigne) mais aussi par la permanence de quelques unes des valeurs qu’il faut réaffirmer sans cesse et qui plongent leurs racines dans le fonds historique et spirituel qui a fait l’Espagne.

Profitant donc de l’occasion qui lui est fournie de faire une démonstration universitaire de ses talents devant le parlement, López Rodó se risque à proposer une vision de l’Etat plus « humaniste » que la simple assignation faite à ce dernier de gestionnaire des rapports entre individus[8]. Il fonde cette conception de l’Etat sur un concept de peuple, de destinée historique et de vie collective (que l’on peut rapprocher évidemment de la formule bien connue de « España como unidad de destino » qui apparaît dans les lois fondamentales du franquisme, comme, dans la Ley de Principios del Movimiento Nacional du 17 mai 1958[9]).

Cette conception va trouver ses principaux soutiens dans la théorie chrétienne de l’Etat. Il n’y a là rien de nouveau, rien de bien original puisque, depuis ses débuts, l’Université espagnole des temps franquistes, épurée de ses hétérodoxes, a tenté de restaurer ce qui lui semblait être la seule voie idéologique valide, celle de la fidélité à la néo-scolastique. Il suffit de jeter un regard aux Lois sur l’Université et aux nombreux témoignages d’intellectuels et universitaires (Julián Marías, Enrique Tierno Galván, par exemple) mais également aux contenus des travaux des philosophes et juristes non épurés du courant des années 40 et 50 pour être édifié. Le fleuron de ces travaux reste l’ouvrage de Manuel Fraga Iribarne, premier ouvrage de fond qu’il publie en 1955, « La crisis del estado », mentionné plus haut.

Mais si nous revenons à López Rodó, rien dans les apparences n’est changé, sinon l’assurance que le modèle d’Etat proposé est le meilleur parce qu’il est tout le contraire d’une démagogie, qu’il s’apparente à la seule vraie démocratie, celle qui est inspirée de la tradition espagnole catholique du rapport entre le souverain et ses sujets, que l’on convertira en citoyens sans souveraineté (la seule souveraineté étant la divine a terminis).

Avec la nouvelle perspective du Plan de Stabilisation, on peut avoir le sentiment qu’une veine féconde se présente aux hommes du pouvoir devant ce nouvel objectif économique pour satisfaire leur goût pour la métaphore filée devant un cénacle aussi obéissant, aussi docile d’autant que bon nombre des Ministres intervenant dans des domaines réputés comme difficiles ou techniques sont des enseignants.

Laureano López Rodó, en décembre 1960, inaugure cette veine stylistique, en défendant le projet de réforme du Droit de Pétition[10] au nom de la Commission des Lois. Ce personnage central du second franquisme fait alors ses armes devant les parlementaires. Il relatera plus tard qu’au cours de l’année universitaire 1960-61 il eut le privilège de compter Juan Carlos parmi les étudiants assistant à son cours de droit administratif[11].

Sa thèse était simple et se résume en une expression: « El Estado como empresa política ». Sa critique du point de vue théorique normatif de l’Etat est des plus claires:

Les formalistes de la théorie ure du droit ont fini par identifier l’Etat à l’ordonnancement légal, ne voyant en lui qu’un système normatif et en la personne un centre de gravité sur lequel s’exercent ou se répercutent les normes juridiques.

Face à cette conception réglementariste de la norme et réductrice de l’Etat à la simple gestion des rapports entre individus (qui est la base du discours libéral), López Rodó propose une autre vision, plus « fusionnelle », qui se fonde sur un triple concept de peuple, de destinée historique et de vie collective. Pour paraphraser le titre d’un ouvrage de Lothar Baier sur la France de la fin des années 80, l’Etat c’est le Directoire de « l’entreprise Espagne ». Une seule volonté, déterminée par des objectifs et des procédures (« el quehacer nacional ») qui empruntent à l’entreprise industrielle ou financière ses principes d’organisation, de déploiement et de discipline. S des ministres techniciens comme Mariano Navarro Rubio ou Alberto Ullastres s’en tenaient encore à la métaphore militaire classique chez les franquistes (conquête, reconquête, avancées, victoires), López Rodó distille une idée de l’Etat relevant d’une conception civile et universitaire à la fois. Il nous dit par exemple dans ce discours que l’Etat est la personnification juridique de la Patrie et son administration, le bras exécutif de l’Etat. Cette vieille métaphore du corps étatique fait donc l’affaire, parce que elle est, par sa simplicité, accessible à tous et surtout parce qu’elle induit comme modèle un patron universel qui suppose, plus que la séparation, la fusion de ses distinctes parties selon le critère d’obéissance à la tête et au cœur. On est évidemment bien loin du concept démocratique, cette figure thomiste de l’Etat comme «organisme vivant » était chère aux conservateurs[12]. Mais dans l’usage qu’en fait López Rodó on est, au contraire, beaucoup plus près d’une conception managériale de l’Etat puisqu’il est question de transposer au modèle d’Etat les principes relatifs à l’organisation et à la direction des entreprises et de montrer qu’entre cette conception et celles qui étaient défendues par le néothomisme classique les convergences sont fortes. Comme si, en quelque sorte, avec la modernité et l’industrialisation, une autre société parfaite eût surgi aux côtés de l’Eglise : celle de l’entreprise.

Même s’il continue à lui accorder une importance de premier plan, en passant de l’un à l’autre des modèles, le critère hiérarchique semble moins accusé puisque López Rodó essaie de dégager un lien de légitimité souveraine dans l’articulation de la relation peuple/Etat.

La Loi

C’est ici que cette Loi réformant le droit de pétition trouve toute son utilité. López Rodó, comme rapporteur, n’hésite pas à l’élever au rang de « Loi démocratique parfaite », tout en laissant apparaître sa parenté étroite avec la néo-scolastique :

Le droit de pétition n’a pas seulement pour objet d’obtenir des pouvoirs publics la réparation d’injustices ou la correction d’abus, mais il permet de promouvoir du bas vers le haut la mise en œuvre concrète de manifestations du bien commun… Il ne s’agit pas du simple droit « d’adresse » …/… mais d’un droit politique fondamental lié à la condition de membre de la communauté politique espagnole.

Naturellement, qui parle d’entreprise comme modèle d’organisation, veut ignorer ou nier le principe même du suffrage universel. Or cette dernière question est au cœur des critiques faites à l’Etat franquiste, en particulier par les instances européennes : le Conseil de l’Europe ou le Marché Commun que l’Espagne souhaite pouvoir intégrer à plus ou moins court terme. Il faut donc persuader de l’originalité de la démocratie organique espagnole ces instances même si on murmure, dans les cercles du pouvoir espagnol, qu’elles sont investies par les luthériens (allemands, belges et néerlandais). Il faut même s’en persuader soi-même pour se donner une panoplie argumentaire qui pourrait être (et qui fut) utilisée pour plaider la cause de l’Espagne en Europe et aux Etats Unis.

Donc, au lieu de parler de souveraineté et de contrôle, López Rodó évoque la mise en place d’une communication facile entre le groupe social qui constitue l’entreprise Espagne et l’autorité qui la dirige.

On pourrait penser, à première vue, que ce membre de l’Opus Dei réputé « moderne » réduisait la relation peuple/dirigeant à une simple politique de communication d’entreprise, liée à l’esprit corporatif[13].

En fait, il se pose (et nous pose) une question en bon aristotélicien, qui place l’autorité comme une immanence sans autre origine que divine, née de la nécessité de diriger, et composée des meilleurs (cette pars valentior que cite Marsile de Padoue). Le peuple en tant que tel est constitué naturellement en une communauté organique d’individus et de sous-communautés aux affinités immédiates, réunis non pas sous l’effet de leur volonté seule mais parce que, par nature, l’homme vit en société, parce que selon la formule consacrée d’Aristote, il est un zoon politikon, un animal naturellement social. Cette insistance sur le caractère communautaire de la société des hommes est présente dans le discours politique ou philosophico-politique du franquisme parce qu’elle suppose la séparation que nous citons plus haut entre la communauté humaine et l’autorité. Si on peut parler d’établissement d’un lien, il n’est pas de dépendance, de représentation, mais, de la part de celui qui exerce le pouvoir, d’écoute et de volonté, et d’exercice de sa propre vertu (clemencia, benignitas, humanitas, beneficientia, pour citer les vertus que Sénèque souhaite voir arborées par Néron dans le De Clementia).

Le lien est une communication entre les éléments composant la communauté et entre la communauté et son autorité comme s’établit une communication entre les différents éléments composant le corps humain (bras, pieds, jambes, tête). La communication trouve son fondement et son seul contrôle dans le droit de pétition, conçu comme un mode de communication direct entre le peuple et les autorités, comme une garantie de la collaboration loyale, active et ordonnée des membres de la communauté avec les organes supérieurs chargés de sa direction. Cette vision hiérarchique correspond, même dans son esquisse métaphorique à l’élémentaire pensée scolastique. Voir le corps social comme un corps humain où la tête dirige, le cœur transcende, les bras et les jambes obéissent est aussi ancien que la pensée politique. On se retrouve bien sûr aux antipodes du libéralisme classique, dont López Rodó fait la critique; mais il a conscience que cela ne suffit pas et qu’il faut également se tenir à distance de Locke ou de Rousseau. Il fait preuve d’une certaine habileté, puisque il en vient à confondre dans sa critique le libéralisme individualiste (démocratie souveraine égoïstement fondée sur l’individu, perversion luthérienne) et le totalitarisme (héritier de Rousseau et de son Contrat social). Cette opération lui permet de se placer sur un troisième plan de la pensée politique, le Droit Public Chrétien, inaugurée comme une « troisième voie »:

L’erreur du libéralisme individualiste, que commet également le totalitarisme, repose sur l’affrontement irréductible entre la personne et la communauté politique…/… Les juristes espagnols des XVIe et XVIIe siècles ont su défendre, face aux doctrines hétérodoxes, les Principes du Droit Chrétien selon lequel s’il est bien vrai que l’homme porte en lui-même une vie et des biens qui transcendent la société politique, il est également vrai que chaque personne est liée à la communauté comme la partie est liée au tout.

En réalité, le droit de pétition devient, si l’on suit le discours de López Rodó, « el colofón que cierra perfectamente el sistema representativo », autrement dit la seule voie de recours et d’intervention du peuple dans les affaires de la Cité[14]. Le corps social dispose donc d’un maillage réactif (une sorte de système nerveux) qui peut faire parvenir des informations à sa tête pour la préservation du bien commun du corps tout entier. Cette communication c’est le droit de pétition, activation du système nerveux social, merveilleuse mécanique représentative qui vient en couronner la perfection. Comme l’analysent fort justement Francisco González Navarro et José Francisco Alenza García dans leur ouvrage commentant la loi de novembre 2001 [15]: la loi de 1960 consistait à revivifier une fonction ancienne du droit de pétition en tant que mécanisme compensatoire démocratique, autrement dit pour pouvoir ne pas concéder d’autres libertés politiques. Ni toutes les libertés qui lui sont naturellement associées, comme le droit de réunion et les droits d’expression et d’opinion au sens large, ni non plus l’exercice du droit de vote pour l’élection des Procuradores, ce qui reviendrait à changer la nature de l’édifice de l’Etat en restituant la souveraineté au peuple conçu comme un ensemble d’individus formant une volonté générale, ce qui, bien évidemment renvoyait au concept rousseauiste de l’Etat.

Ce droit devient dans ce discours la marque de la générosité extrême de la tête qui condescend à écouter toute partie du tout (puisque l’individu est réduit à cette portion congrue). Une générosité sans limites puisque López Rodó fait remarquer qu’il était même accordé aux femmes mariées ! On ne sait pas s’il s’agissait d’épater les Procuradores devant l’audace d’un discours aux nettes inflexions savantes ou si le souci était de se montrer brillant et digne d’un grand avenir aux yeux des faiseurs de carrière. On reste étonné par l’aristotélisme vibrant du Ministre qui cite même nommément l’auteur du Livre des Politiques, quand il soutient que les dimensions idéales de la Cité étaient les limites de la portée de la voix humaine (on peut supposer qu’il pense aux limites de l’hémicycle lui-même) !

***

La leçon de philosophie politique de López Rodó, ou même celles de politique économique des auteurs du Plan de Stabilisation faisaient figure d’exceptions dans la masse des discours parlementaires. En effet, nous tirons de la lecture de la plupart de ceux de l’époque qu’ils sonnent creux. Mais, au bout du compte, c’est leur caractère répétitif qui attire l’attention.

Nous avons déjà exposé quelques-uns des thèmes récurrents du discours parlementaire et institutionnel de Franco et de l’Etat franquiste : références antilibérales et même néo-scolastiques, vision hiérarchisée et corporative des corps sociaux, habile anticommunisme et goût prononcé pour la réécriture incessante de l’histoire. Nous pouvons cependant retenir une permanence dans le discours : une certaine idée de la cohérence ou de la perfection institutionnelle[16], une idée de la particularité et de la solitude impériale de l’Espagne, mère des peuples et des destinées[17], de sa manifest destiny, de la réitération du rôle providentiel de Franco et de cette image d’une Espagne qui ne laisse pas troubler par les attaques extérieures et qui poursuit son chemin imperturbablement. Tout ceci exprimé à l’aide d’un arsenal métaphorique pesant ou, selon la lecture qu’on en fait, d’un érotisme politique inédit : « Nous savons bien la grande importance pour la vie publique que chaque espagnol puisse apporte une sève rafraichissante et vigoureuse au corpulent arbre de l’organisation politique nationale.»

Mais l’essentiel, c’est que cette loi devait servir de levier à une offensive diplomatique dirigée vers l’Europe, en faisant passer la pilule de la « démocratie organique » et de sa représentation « estamental »[18] .

En 1964, devant l’offensive de certains juristes européens contre les limitations des droits fondamentaux en Espagne, la contre-attaque prend la forme d’un ouvrage sans auteur, mais conçu et diffusé par le Service d’Information espagnol (c’est-à-dire le Ministère de l’Information et du Tourisme dont Fraga est le titulaire) dans lequel une tentative de réfutation aux critiques est proposée point par point. Quand il s’agit de présenter à nouveau le Droit de pétition, on croit reconnaître la patte de Fraga qui vient surtout justifier la limitation de ce droit à la pétition individuelle.

Il en donne une version mesurée (« à travers le droit de pétition, les pouvoirs publics ramènent directement vers leur noyau central certaines préoccupations des citoyens, dont la résolution n’est pas toujours facile par les voies ordinaires propres à un Etat de droit, quelquefois rendue plus difficile par les entraves bureaucratiques.»).

On est loin du « colofón  del sistema representativo » de López Rodó, mais plutôt du côté du non-droit strict, du gouvernement par ordonnances. Mais il faut dire que depuis 1960, certains évènements ont obligé le régime à adopter un profil bas et à faire preuve de moins de hardiesse. L’année 62, année de crise institutionnelle et sociale, la répression anticommuniste et antisyndicale comme le Concile Vatican II, ont obligé l’Espagne franquiste à revoir quelque peu son catéchisme national, à faire le dos rond en attendant des jours meilleurs ou à essayer de tourner les exigences politiques de l’Europe devant toute nouvelle demande d’association ou d’adhésion  que les différentes organisations européennes (Conseil de l’Europe, Assemblée parlementaire européenne) ne cessaient de mettre en avant (rapport Birkelbach, 15 janvier 1962)[19].


[1] Art. 29. 1. Todos los españoles tendrán el derecho de petición individual y colectiva, por escrito, en la forma y con los efectos que determine la ley.

2. Los miembros de las Fuerzas o Institutos armados o de los Cuerpos sometidos a disciplina militar podrán ejercer este derecho sólo individualmente y con arreglo a lo dispuesto en su legislación específica.

[2] « La peculiaridad de las leyes preconstitucionales consiste, por lo que ahora interesa, en que la Constitución es una Ley superior -criterio jerárquico- y posterior -criterio temporal-. Y la coincidencia de este doble criterio da lugar -de una parte- a la inconstitucionalidad sobrevenida, y consiguiente invalidez, de las que se opongan a la Constitución, y -de otra- a su pérdida de vigencia a partir de la misma para regular situaciones futuras, es decir, a su derogación. »

[3] Ley 36/2002, de 8 de octubre, de modificación del Código Civil en materia de nacionalidad, «BOE» n°. 242, 9 octobre 2002, p. 35638-35640. 

[4] Art. 53. 1. Los derechos y libertades reconocidos en el Capítulo segundo del presente Título vinculan a todos los poderes públicos. Sólo por ley, que en todo caso deberá respetar su contenido esencial, podrá regularse el ejercicio de tales derechos y libertades, que se tutelarán de acuerdo con lo previsto en el Art. 161, 1 a)

                  2. Cualquier ciudadano podrá recabar la tutela de las libertades y derechos reconocidos en el art. 14 y la Sección primera del Capítulo 2.º ante los Tribunales ordinarios por un procedimiento basado en los principios de preferencia y sumariedad y, en su caso, a través del recurso de amparo ante el Tribunal Constitucional. Este último recurso será aplicable a la objeción de conciencia reconocida en el Art. 30.

[5] BOCE 160/R.687, pages 14332 et suivantes.

[6] « España no perdió en ningún momento la conciencia religiosa como criterio definitivo en materia política. » La crisis del Estado, page 37, ed. Aguilar, 1955.

[7] Ils y sont encouragés par le système: dans une note biographique publiée dans la Revista de Estudios Políticos, n° 31-32, janvier-avril 1947, on présente Manuel Fraga Iribarne comme « uno de los más recios valores intelectuales de la juventud española ».

[8] «La doctrine politique du Mouvement souligne le caractère social et représentatif de l’Etat. Ceci dit, ma représentation organique non seulement n’annule pas la personne, mais, bien au contraire du bavardage du XIXe siècle, elle est la meilleure façon de la respecter et de la servir. »

[9] « Yo, Francisco Franco Bahamonde, Caudillo de España,

1-España es una unidad de destino en lo universal. »

Consciente de mi responsabilidad ante Dios y ante la Historia, en presencia de las Cortes del Reino, promulgo como Principios del Movimiento Nacional, entendido como comunión de los españoles en los ideales que dieron vida a la Cruzada, los siguientes:

[10] BOCE 1960/R.687, 19 décembre 1960, page 14332 et suivantes.

[11] Dans son ouvrage « La larga marcha hacia la Monarquía » (1977), López Rodó évoque assez complaisamment cet épisode et fait remarquer qu’il avait donné comme sujet d’examen « L’organisation et les fonctions du Conseil des Ministres », sujet que le Prince avait traité « satisfactoriamente », ce qui indiquait qu’il restait dans la moyenne et ne laissait pas penser qu’il saurait maîtriser le sujet pour pouvoir nommer Adolfo Suárez et lui demander de préparer le référendum de juin 1976 sur la réforme de la Loi électorale.

[12] « Es necesario que además de que haya algo que mueva al individuo a buscar su propio bien, haya algo que lo mueva a buscar el bien común de la colectividad. Por ello, siempre que vemos una muchedumbre de cosas ordenadas a un fin, ha de haber en ellas algo que las dirija. Así, en los cuerpos celestiales, hay un cuerpo central; otros cuerpos se rigen por la ordenación de la divina providencia y otros cuerpos son guiados por la criatura racional.  Y tratándose de un hombre, el alma rige al cuerpo y la razón los aspectos irascibles y concupiscibles del alma.  Y aun entre los miembros del cuerpo hay uno principal que dirige los demás, sea el corazón o el cerebro. Es necesario, pues, que donde se da pluralidad se dé un principio unificador. » SANTO TOMÁS DE AQUINO, Opúsculo sobre el gobierno de príncipes, Ed. Porrúa, Méjico, 2000, page 258.

[13] Cette politique qui développa les services de management et relations internes, dans la version des flux informatifs du haut vers le bas, et des retours d’expertises du bas vers le haut (dans les cercles de qualité par exemple).

[14] Droit de pétition qui est central dans le Droit Public Chrétien, puisqu’il est le seul recours possible du peuple (ou de la communauté) devant une décision du Souverain. Au cours du troisième Congrès catholique, qui s’est tenu en octobre 1892 à Séville, c’est-à-dire dans les débats postérieurs à la publication de l’Encyclique Rerum Novarum (Léon XIII, 15 mai 1891), c’est ce droit qui est mis en avant pour combattre la menace de laïcisation des Etats: Insistiendo, pues, en lo acordado por el Congreso Católico de Zaragoza, el derecho de petición, que asiste a todos los españoles, según la Constitución vigente, debe ejercitarse sin interrupción alguna por los católicos, mientras existan escuelas laicas toleradas por el Estado con infracción del art. II de la misma Ley fundamental y mientras no se conceda a la Iglesia la inspección que le corresponde en la enseñanza.

[15] GONZÁLEZ NAVARRO, Francisco, ALENZA GARCÍA José Francisco, Derecho de petición, Comentarios a la Ley Orgánica 4/2001, de 12 de noviembre, Civitas, Madrid, 2002.

[16] Cette image de société parfaite que développent les Procuradores derrière leur maître es sciences politiques du jour.

[17]On retrouve ici l’accent des diatribes d’ Antonio Maura contre les « européistes » décadentistes et la glorification du mythe d’une Espagne, mère des peuples et des destinées: Hay en la existencia española un momento climatérico (los momentos de las naciones milenarias pueden muy bien durar siglos enteros) que comienza a raíz de la conquista de Granada y el descubrimiento de América y termina bajo Felipe IV y el Conde Duque, con la entrada de España en la guerra de los Treinta años.Durante ese lapso nada corto (claro que es por permisión divina) estuvo al arbitrio de nuestra patria no sólo la elección de su propio destino ulterior, sino quizá, además, el de la humanidad entera… » DUQUE DE MAURA, «La coyuntura histórica del Imperio español», Conférence prononcée  à Cadix le 10 décembre 1946 et publiée dans Grandeza y decadencia de España, Ed. Ambos Mundos (s.d.).

[18] FRAGA IRIBARNE Manuel, Organización de la convivencia, Acueducto, Madrid, 1961, p.67.

[19] SATRÚSTEGUI Joaquín, Cuando la transición se hizo posible, Tecnos, Madrid, 1993.

À la Une

NMS partie 10

Le tumulte qui vient

Il se trouve que ces démarches « horizontales » s’auto-définissent souvent comme « révolutionnaires » et peuvent aussi être indéfiniment dépassées par une nouvelle vague aux contours organisationnels plus ou moins identiques. Le titre du petit livre blanc du candidat Macron se prévalait de cette référence). Ainsi Macron candidat ne disait-il pas dans la préface de cet ouvrage, préface qui était aussi sa déclaration de candidature :

 Nous ne pouvons pas non plus demander aux Français de faire des efforts sans fin en leur promettant la sortie d’une crise qui n’en est pas une. De cette attitude indéfiniment reprise depuis trente ans par nos dirigeants viennent la lassitude, l’incrédulité et même le dégoût,

Ou encore :

Les Français sont plus conscients des nouvelles exigences du temps que leurs dirigeants. Ils sont moins conformistes, moins attachés à ces idées toutes faites qui assurent le confort intellectuel d’une vie politique. 

Dans ce trait de plume, qui ne dépasse pas le stade de la sociologie de comptoir ou de l’analyse politique d’éditorialiste de télévision, on retrouve l’idée de fond du génie des peuples, génie anti-élitiste et intuitif. On est évidemment loin du Macron président, maître des horloges qui, quelques mois plus tard, fustigeait l’impatience, la vacuité, l’inexistence même d’une bonne part des Français ne prenant en considération que certains d’entre-eux. Cette idée rejoint une pensée en réalité malthusienne qui exprime de la part des élites l’idée que le manque d’occupation est structurel (9% est le taux de chômage structurel selon le président) et qu’on ne sait pas (ou plus) quoi faire de ces personnes sinon les côtoyer en traînant leur « inutilité » comme un péché originel ou, pis encore, un coefficient d’erreur incompressible . Cette idée est parfaitement illustrée par une phrase prononcée en juillet 2017 devant un parterre de futurs informaticiens en formation dans l’ancienne gare Freyssinet : « « Une gare, c’est un lieu où l’on croise les gens qui réussissent et les gens qui ne sont rien ». En 2016, répondant à un quidam qui lui reprochait ses costumes, il répondait : « Vous n’allez pas me faire peur avec votre t-shirt. La meilleure façon de se payer un costard, c’est de travailler ». En 2014, présentant son plan mobilité (les bus Macron), plan dont on sait qu’il n’a eu, outre son intention non-écologique évidente, aucun effet sinon de mettre en place une activité (déficitaire et anti-écologique) concurrençant le chemin de fer : le ministre d’alors exprimait encore son embarras devant l’existence même de ces pauvres: « Quand on me dit ‘les pauvres voyageront en autocar’, j’ai tendance à penser que c’est une caricature, mais les pauvres qui ne peuvent pas voyager, voyageront plus facilement ». Enfin il martelait cette vison duale discriminante de la société en octobre 2017 à la télévision en usant d’une métaphore alpine qui fait encore grincer des dents, celle du trickle down  à la française (la théorie du ruissellement) : « Je crois à la cordée, il y a des hommes et des femmes qui réussissent parce qu’ils ont des talents, je veux qu’on les célèbre […] Si l’on commence à jeter des cailloux sur les premiers de cordée c’est toute la cordée qui dégringole », et, pour finir le déterminisme social et comment ne pas en sortir : « La politique sociale… Regardez : on met un pognon de dingue dans les minima sociaux, et les gens sont quand même pauvres. On n’en sort pas. Les gens naissent pauvres et restent pauvres. Ceux qui tombent pauvres restent pauvres… Il faut qu’ils puissent s’en sortir ».

Le mouvement des « gilets jaunes », venant reprendre la même forme horizontale de structure qu’En marche, répondait, en novembre 2018 aux mêmes critères pour s’opposer à lui frontalement. Devant ce mouvement dont le sociologue Alain Bertho estime « qu’on ne peut [le] sociologiser»[1], autrement dit comme échappant à toute étude relevant de la sociologie des organisations, la réponse de l’Etat et des moyens de communications, au lieu d’être horizontale et attentive aux doléances exprimées, revêtait les mêmes critères conventionnels que ceux que ce pays avait connus. Dans un premier temps, de nombreux politiques et commentateurs se lançaient dans une vaste opération de discrédit du contenu de ses revendications, de ses méthodes si tant est qu’ils en aient eu (mise en avant de quelques faits de violence physique et verbale), de ses objectifs politiques –servir les objectifs de l’extrême droite- et, l’Etat usant de « la force légitime », mettait en place une répression policière d’envergure provoquant elle-même des actes de violence. Dans un deuxième temps, une fois le mouvement bien affaibli, politiquement divisé ou physiquement émoussé, une offre de dialogue assortie de quelques promesses compensatoires. Rien de bien différent aux agissements du monde ancien.

Face à cette riposte violente qui se réduit à la pratique habituelle à ne pas répondre aux demandes formulées, on trouve des mouvements qui refusent « l’articulation », l’éventualité même de la délégation ou représentation ou de la négociation. Les gilets jaunes parlent toujours de « préalable », annuler les taxes injustes et rétablir l’impôt sur la fortune dans son assiette originelle. Cette notion de préalable, on la retrouve aussi du côté de l’Etat mais elle est limitée par sa propre action : demander la condamnation de toute violence. Autant dire que le refus de revenir sur des mesures prises ne peut conduire qu’à la mise en avant de la violence comme terme absolu et donc un raidissement de la posture de l’Etat : proclamation de l’état d’urgence, mise en route de l’article 16. Toutes décisions qui s’apparentent à un coup d’Etat larvé et ouvrent la porte à l’effondrement.

Or, la décision de considérer quelques revendications des gilets jaunes a répondu à la nécessité de ne pas laisser le champ libre à la seule violence, la violence de l’insurrection ou la violence légale, à défaut d’être légitime, de l’Etat. L’étape du discours de contrition de Macron ramène comme pilier de l’hégémonie le langage, sa flexibilité, sa segmentation, l’absorption des arguments de l’autre pour alimenter son propre discours, ce que l’on appelle la triangulation,  vieilles pratiques déjà éprouvées. Les annonces ne laissent aucune illusion : elles sont faussées voire mensongères ou en tout état de cause, suffisamment floues pour concéder aux insurgés qu’ils ont obtenu une victoire.  Le deuxième discours du président e de la république est peut-être encore plus caricatural que le premier à ceci près qu’il contient deux perles ou fausses perles que d’aucun a du mal à insérer dans le déroulement des faits et dans les perspectives de la politique engagée il y a sept ans, dés le jours où Emmanuel Macron était engagé comme conseiller par François Hollande. La première est celle-ci qui vient conclure une description sommaire des changements à l’échelle mondiale :

…nous sommes en train de vivre plusieurs bouleversements inédits : le capitalisme ultralibéral et financier trop souvent guidé par le court terme et l’avidité de quelques-uns, va vers sa fin…

Le subliminal emploi du terme « avidité» évoque par retour les discours anti-banque des années 80 du XIXe siècle. Il manque le qualificatif de « cosmopolite » et  le terme « parasite» pour retrouver quelques accents étranges a ce discours.

Le deuxième trait du discours est la diatribe contre les violents :

Nous ne vivons libres dans notre pays que parce que des générations qui nous ont précédé, se sont battues pour ne subir ni le despotisme, ni aucune tyrannie. Et cette liberté, elle requiert un ordre républicain ; elle exige le respect de chacun et de toutes les opinions ; que certains prennent pour prétexte de parler au nom du peuple – mais lequel, d’où ? Comment ? Et n’étant en fait que les porte-voix d’une foule haineuse, s’en prennent aux élus, aux forces de l’ordre, aux journalistes, aux juifs, aux étrangers, aux homosexuels, c’est tout simplement la négation de la France ! Le peuple est souverain. Il s’exprime lors des élections. Il y choisit des représentants qui font la loi précisément parce que nous sommes un Etat de droit.

Ce dernier passage est riche de références. Mais retenons ce qui a choqué : le qualificatif de « foule haineuse ». Donc une référence à Hobbes et Tardé qui prend soin d’extraire du lot un certain nombre de catégories qui ne sont pas la foule : forces de l’ordre, journalistes, juifs, étrangers et homosexuels, ceux qui seraient visées par elle. Cette foule haineuse, sans chef, sans principe, sans morale, il prend soin de la distinguer du peuple souverain qui, dans une démocratie représentative, s’exprime par les urnes quand on le sollicite et jamais autrement.

« La sévérité du général se déploie contre les particuliers; mais quand toute une armée a déserté, le pardon est nécessaire. Qu’est-ce qui désarme la colère du sage ? La foule des coupables (**) » Sénèque, (Lib. II, De ira, cap. x).


[1] « On ne peut pas sociologiser trop le mouvement des gilets jaunes. Visiblement c’est un mouvement de la France des petites villes, de gens qui ne sont pas très riches. »  Regards.fr, jeudi 29 novembre 2018, https://www.youtube.com/watch?v=pZNqajMf1Aw&feature=youtu.be

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NMS partie 9

Populisme ou bonapartisme ?

Il est difficile, voire il serait source de malentendu, de voir dans le surgissement de Podemos il y a u peu plus de trois ans ou de la France Insoumise il y a dix-huit mois l’expression d’un nouveau mouvement social. Il s’agit plutôt du plus classique processus de création d’un parti. La preuve par l’absurde nous la tenons dans la création simultanée de deux forces conservatrices du point de vue institutionnel et néolibérales en matière économique, Ciudadanos en Espagne et En Marche en France. Deux structures nées dans des conditions identiques que Podemos ou FI, usant des mêmes stratégies et quelquefois du même discours « dégagiste » mais situées bien à droite, comme si la droite économique ne pouvait plus se satisfaire de la politique telle qu’elle se déroulait et craignait de voir ces nouvelles forces conquérir l’espace du suffrage universel et remettre en cause leurs intérêts. Le fascisme fut une option dans l’histoire récente du XXe siècle européen, ce que rappelait le trotskiste historique Ernest Mandel :

Une dictature militaire ou un Etat purement policier – pour ne rien dire de la monarchie absolue – ne dispose pas de moyens suffisants pour atomiser, décourager et démoraliser, durant une longue période, une classe sociale consciente, riche de plusieurs millions d’individus, et pour prévenir ainsi toute poussée de la lutte des classes la plus élémentaire, poussée que le seul jeu des lois du marché déclenche périodiquement. Pour cela, il faut un mouvement de masse qui mobilise un grand nombre d’individus. Seul un tel mouvement peut décimer et démoraliser la frange la plus consciente du prolétariat par une terreur de masse systématique, par une guerre de harcèlement et des combats de rue, et, après la prise du pouvoir, laisser le prolétariat non seulement atomisé à la suite de la destruction totale de ses organisations de masse, mais aussi découragé et résigné. Ce mouvement de masse peut, par ses propres méthodes adaptées aux exigences de la psychologie des masses arriver […] à soumette les salariés conscients politiquement à une surveillance permanente, mais aussi à ce que la partie la moins consciente des ouvriers et, surtout, des employés soit influencée idéologiquement et partiellement réintégrée dans une collaboration de classes effective.[1]

Ce qui peut être trompeur, c’est la vitesse d’enracinement dans le champ politique de cette organisation. Mais rien de bien neuf non plus car elle n’est pas sans rappeler la création du PSOE en Espagne le 2 mai 1879 (l’un des plus anciens partis socialistes d’Europe né quatre ans après le SPD), au moins par le discours, dans un contexte différent marqué par l’absence de suffrage universel jusqu’en 1891, mais similaire puisqu’il correspond à une période d’alternance ininterrompue ( « el turno ») entre deux partis libéraux-conservateurs que les espagnols connaissent bien à travers un mot valise rappelant les noms des deux leaders de cette alternance, Sagasta et Cánovas : « el sagastacanovismo ». Le fondateur du PSOE, Pablo Iglesias, affirmait dans son discours inaugural: « L’attitude du Parti socialiste ouvrier espagnol envers les partis bourgeois, quelle que soit leur appellation, ne peut ni ne doit être conciliatrice ou généreuse, elle doit être une guerre constante et implacable.»[2]  

Présentant des candidats aux premières élections libres, il n’obtiendra pas de sièges, ce qui l’obligera à modérer son discours et à contracter des alliances avec deux de ces partis bourgeois, le PR Radical et le PR Démocratique Fédéral pour finalement obtenir une représentation politique en 1910.

Podemos a vécu ce même processus de façon accélérée en s’appuyant sur de puissants moyens de communication (la télévision et les nouvelles techniques d’expression publique) et une tactique fondée sur la segmentation du discours. C’est, au fond, la conjonction de cette stratégie de positionnement plus proche du jeu de société que de la « vraie politique » et l’accumulation d’expériences collectives concrètes de terrain qui est une nouveauté. Elle ne doit pas nous cacher que les facteurs essentiels sont toujours les mêmes : un cadre politique fondé sur l’expression comme exercice d’une liberté et le suffrage universel uninominal comme attestation de l’hégémonie du discours. La revendication récente de Pablo Iglesias de se situer dans une sorte de nuovo corsso de la social-démocratie est le vrai signe de cette continuité politique qui montre bien que Podemos est plus un instrument de rénovation générationnel des élites politiques qu’un outil de rupture révolutionnaire. Nous pouvons également conclure que le cas de la France Insoumise est une imitation à peu près fidèle de la politique telle qu’elle a été conçue par Podemos : recherche d’hégémonie à gauche, refus de pactes ou alliances avec d’autres mouvances de gauche[3]. Si l’expérience du Parti de Gauche, qui regroupait des dissidents socialistes encore sensibles au moule de la forme-parti, a été abandonnée en apparence, même si ce parti n’a pas disparu, ce n’est pas par refus de toute stratégie politique mais plutôt parce que le groupe dirigeant du PdG a considéré qu’il était nécessaire de conquérir l’hégémonie politique dans le pays et de ne s’engager dans des étapes d’alliances qu’une fois assise cette position centrale avec quelques députés et une assise financière et organisationnelle plus stable, donc plus proche de celle d’un parti traditionnel[4]. Le bilan de la France insoumise est maigre  puisqu’il est aussi réduit que celui de Podemos, moins de vingt députés parmi lesquels quelques-uns peuvent encore s’émanciper du carcan culturel et juridique de FI (le programme et la charte) et une perte vertigineuse en voix (plus de 40%)  entre la présidentielle et les législatives (qui demeure le marqueur essentiel de la force d’influence). Pourquoi ne pas avoir combiné les deux stratégies : conquête de l’hégémonie et conclusion d’alliances (en particulier pour contrecarrer le système électoral majoritaire) ?

Dans le  numéro de septembre 2015 du Monde Diplomatique  un article de Razmig Keucheyan et Renaud Lambert[5] se penche sur l’une des sources principales du mouvement Podemos, celle des écrits d’Ernesto Laclau, intellectuel argentin qui, pendant 25 ans, jusqu’à son décès récent, fut professeur de théorie politique en Grande-Bretagne. Le titre évoque ce dernier comme l’inspirateur de Podemos sans pour autant mettre de point d’interrogation, puisque selon l’avis des auteurs il s’agit d’une inspiration explicite et un choix assumé, celui du populisme.

Cette pensée affirme en premier lieu l’échec du marxisme  puisqu’il ne peut y avoir autonomie du politique et que ses « catégories classistes » ont montré leur non-pertinence (effondrement de l’Union Soviétique, effondrement des partis communistes d’Europe[6]).  Seuls les mouvements catégoriels ou corporatistes sont l’essence même des combats sociaux (la « logique de la différence »). Leur convergence ne peut être décrétée mais la conquête de l’hégémonie par le discours peut en créer la condition. Ce discours, parsemé de « signifiants vides » (la castalos de arriba contra los de abajo, « le dégagisme », « les gens », etc.) est celui de Podemos et, dans sa traduction française, celui de la France Insoumise. La deuxième condition de la convergence, c’est la mise en avant d’un leader, nous l’avons, Pablo Iglesias (dont le nom lui-même est l’un de ces signifiants vides dont il est question) comme l’est Jean-Luc Mélenchon, ses incantations hugoliennes et son discours autobiographique[7]. Enfin, elle conseille d’entretenir le flou programmatique en donnant à chacun ce qu’il veut (l’effet bien connu de « la segmentation du discours ») et d’entretenir également  l’ambiguïté des politiques d’alliances, dernier volet qui complète ces outils stratégiques qui ont fait Podemos.  La baisse continue des intentions de vote d ce mouvement dans les sondages au cours de l’année 2015 et son positionnement stable autour de 18/20% pour les derniers comme la perte de près de quatre millions de voix pour la France insoumise entre l’élection présidentielle de mai  et les législatives de juin 2017 montrent  bien que « l’inscription dans la durée » ne se fait pas au niveau souhaité, parce que cette recette néo-péroniste de construction d’un imaginaire collectif oublie certainement ce que sont les cultures nationales. Comme il est souligné dans cet article ce que Podemos ou FI ont finalement  trouvé chez Laclau, ce ne sont pas de outils théoriques mais seulement des outils rhétoriques (en particulier ceux qui ressortissent du e-marketing) et les ficelles d’une stratégie (pas de stratégie sans stratagème ni stratège). Ce n’est pas la même chose.

La meilleure des preuves, nous le disions plus haut, c’est que cette stratégie a également été employée par les nouvelles droites espagnoles et françaises (droites qui se parent d’un centrisme attrape-tout de bon aloi), autrement dit par Ciudadanos, le Front National et par la mouvement de soutien à Emmanuel Macron. Ce dernier l’a finalement appliquée jusqu’au bout, autrement dit jusqu’à la victoire électorale, laissant alors apparaître une fine pointe machiavélique dans sa défense d’une présidence théocratique (« jupitérienne », disait le candidat).  Dans la mise en place de sa candidature, l’ancien thermidorien préparait son 18 Brumaire en niant la primauté de la loi comme fondement légitime du pouvoir en France:

La France, contrairement à l’Allemagne par exemple, n’est pas un pays qui puise sa fierté nationale dans l’application des procédures et leur respect. Le patriotisme constitutionnel n’existe pas en tant que tel. Les Français, peuple politique, veulent quelque chose de plus. De là l’ambiguïté fondamentale de la fonction présidentielle qui, dans notre système institutionnel, a partie liée avec le traumatisme monarchique.

… / …

Qu’est-ce que l’autorité démocratique aujourd’hui ? Une capacité à éclairer, une capacité à savoir, une capacité à énoncer un sens et une direction ancrés dans l’Histoire du peuple français. C’est une autorité qui est reconnue parce qu’elle n’a pas besoin d’être démontrée, et qui s’exerce autant en creux qu’en plein.[8]

Cette vision du pouvoir que certains peuvent considérer comme cynique ou fille du dogme du despotisme éclairé[9] est radicalement bonapartiste. L’assimilation n’est pas à entendre à la lettre mais elle est authentifiable en ce sens que les mêmes causes (affaiblissement de l’Etat, crise économique, reniements politiques) produisent les mêmes effets : plébiscite d’un sauveur désigné par la providence (cette autorité « qui n’a pas besoin d’être démontrée »), désertions des anciennes formations et alliances de provenances diverses (de Jean-Jacques de Cambacérès et Emmanuel-Joseph Sieyès à Jacques-Nicolas  Billaud-Varenne  et Bertrand Barère[10]).

Le chef (de l’Etat) « sait, dit et éclaire » sans qu’il y ait autre chose au fond de sa légitimité que l’immanence de sa propre figure. Il est « le maître des horloges », autrement dit, s’ajoute sa vision et à son savoir la maîtrise du temps ou, plus simplement, de l’agenda. Si les analystes contemporains se penchaient un peu sur les discours de ce personnage politique singulier, ils y verraient la vraie trace du populisme empruntant tout à la fois aux stratégies de l’homme providentiel et à la catégorie de la mission divine du Prince.

Ceci nous ramène à l’analyse que Francisco J. Conde, philosophe du droit espagnol et idéologue du régime franquiste proposait de l’histoire des révolutions dans trois articles publiés au début des années 50 dans la revue qu’il dirigeait, la Revista de Estudios Políticos, il affirmait que si des tendances apparaissent au Bas Moyen-âge, les États se constituent réellement au XVIIe siècle. Ils s’identifient alors au territoire et se constituent en « corporations». Ainsi se retrouvent face à face  le Populus et le Prince, figure éminente de l’État, confrontation marquée par une grande intensité. Le Prince réduit les droits anciens, il se dote d’instruments rationnels et transforme le droit pour en faire un droit positif au sens plein, c’est-à-dire imposé. Il dispose donc du monopole du droit et de la force. Il agit en permanence pour réduire, annihiler tout ce qui pourrait confisquer une parcelle de son imperium.  Le Populus est devenu une masse grégaire, celle des sujets dont la seule égalité est celle de leur soumission au même État absolu. Cette égalisation de tous devant l’absolu conduit à l’affrontement par la pensée et par les armes et aux révolutions.[11]

A toutes ces formes nouvelles de politique, nous pourrions opposer ce que Karl Marx affirmait dans Le 18 brumaire de Napoléon Bonaparte :

Camille Desmoulins, Danton, Robespierre, Saint-Just, Napoléon, les héros, de même que les partis et la masse de la première Révolution française, accomplirent dans le costume romain et en se servant d’une phraséologie romaine la tâche de leur époque, à savoir l’éclosion et l’instauration de la société bourgeoise moderne. Si les premiers brisèrent en morceaux les institutions féodales et coupèrent les têtes féodales, qui avaient poussé sur ces institutions, Napoléon, lui, créa, à l’intérieur de la France, les conditions grâce auxquelles on pouvait désormais développer la libre concurrence, exploiter la propriété parcellaire du sol et utiliser les forces productives industrielles libérées de la nation, tandis qu’à l’extérieur, il balaya partout les institutions féodales dans la mesure où cela était nécessaire pour créer à la société bourgeoise en France l’entourage dont elle avait besoin sur le continent européen.

Le Danton français et le Camille Desmoulins espagnol, Jean-Luc Mélenchon et Pablo Iglesias ouvriraient ainsi  la voie au Bonaparte des temps nouveaux. Mais dans ce cas-là nous sommes dans la sphère des c »conspirations politiques» que traite José Maria Maravall : « Nous savons que dans les démocraties parlementaires les premiers ministres perdent  le pouvoir dans 48% des cas à cause de conspirations politiques et non par décision des électeurs. Telle fut la norme en Italie entre 1946 et 1994 ; au cours de la IVe République française entre 1945 et 1958 ; en Belgique, en Finlande et au Japon à partir de 1945. Ces conspirations ont toujours représenté une part importante de la politique dans les démocraties parlementaires ». Pour Maravall ces conspirations doivent être comprises comme les tentatives destinées à changer le chef du gouvernement avant les élections, soit par un autre membre du même parti soit par un membre d’une autre formation dans le cas de la constitution d’un gouvernement de coalition [MARAVALL, 211].  On peut penser que c’est ce qui a eu lieu en France, sus une modalité assez différente, car on ne peut se contenter comme le fait Maravall de dire que la décision des électeurs intervient pour très peu dans ces conspirations qui sont en fait des crises majeures de la représentation. C’est la poussée électorale qui installe dans le paysage professionnel de la politique la peur de perdre et c’est elle qui pousse les titulaires de mandats à trouver toute solution qui n’hypothèquerait pas leur chance de rester ou de revenir aux affaires. Cette poussée qui s’est manifestée de façon éclatante et continue à se manifester en Europe combine donc la lutte pour l’hégémonie de forces nouvelles ou recomposées et la résistance des perdants. Elle ouvre des espaces incertains que par facilité mais sans qu’un contenu réel puisse lui correspondre les médias appellent « populisme ». C’est la pression du peuple électoral qui amène ces solutions nouvelles, par le coup de force [De Gaulle en 1958], l’abandon en rase campagne [Rodriguez Zapatero en 2011] ou la mise sur orbite de visages nouveaux mais bien insérés dans les élites, comme ce fut le cas d’Emmanuel Macron en 2017, avec les perspectives politiques et sociales que l’on sait. 


[1] Ernest Mandel, préface à Léon Trotski,  Comment vaincre le fascisme,  Ecrits sur l’Allemagne, 1930-1933. ttps://www.marxists.org/francais/trotsky/livres/cvf/cvf_intro.html

[2] «La actitud del Partido Socialista Obrero con los partidos burgueses, llámense como se llamen, no puede ni debe ser conciliadora ni benévola, sino de guerra constante y ruda.» Gustavo VIDAL MANZANARES,  La vida y la época del fundador del PSOE, Pablo Iglesias, Madrid, Nowtilus, 2009, p. 158.

[3] Dans les développements récents des questions politiques à gauche, relevons ce que nous dit le journal L’Humanité en date du 25 août par la voix d’Olivier Dartigolles, porte-parole du PCF: « … la question n’est pas pour une gauche au lus mal de se regarder le nombril mais […] de faire converger tous les progressistes sur une unité de riposte contre la loi travail dès la rentrée. », Pendant ce temps le journal Le Monde (daté du 26 août 2017) relève la déclaration de Pierre Laurent, secrétaire national du PCF : « La France insoumise estime peut-être pouvoir incarner à elle seule l’ensemble des différentes oppositions, c’est une erreur. Nous, on va continuer de tendre la main à toutes les forces de gauche. » Cet embarras devant le refus d’alliances (qui touche également le Mouvement du 1er juillet, animé par l’ex-socialiste Benoît Hamon) montre bien comment les luttes d’influence portent plus sur la posture que sur le fond.

[4] « On a réglé tous les problèmes qui vont occuper tous les autres. Le problème de leadership est réglé, le problème du programme est réglé. On a demandé au peuple et sa réponse a été 7 millions de voix et 17 députés. Le problème de la stratégie est réglé : nous ne nous occupons pas de rassembler des étiquettes, nous voulons fédérer le peuple. »  Propos rapportés par Abel Mestre, «A Marseille, Jean-Luc Mélenchon promet « du combat, pas de bla-bla », Le Monde, 27 aout 2017.

[5] «Ernesto Laclau, inspirateur de Podemos», Le Monde Diplomatique, Paris, n° 738, septembre 2015, p.3.

[6] Chacun se souvient du SMS envoyé par Jena Luc Mélenchon à Pierre Laurent dans lequel, s’adressant aux communistes il leur dit : « Vous êtes la mort et le néant » rappelant furieusement les considérations voisines de Juan Carlos Monedero prononcées en septembre 2011 au cours d’une conférence : « “Un proceso liderado por IU tiene el mismo vuelo que una boa después de comerse un venado. La reconstrucción de la izquierda se hará ya no con IU, sino desde sus cenizas. Ya no tiene capacidad de armar nada”.

[7] Comme dans les grandes époques du music-hall (costume bleu et cravate à pois de Gilbert Bécaud, les collants et justaucorps des Frères Jacques) l’aspect général de la personne ou le vêtement lui-même concourent à cette tonalité autobiographique du discours : la queue de cheval et le casual dress de Pablo Iglesias, le veston Coltin moleskine Le Laboureur (74 euros 95 ttc chez Largeot et Coltin) de Jean Luc Mélenchon ou le costume « Blue dark »  (450 euros  chez Jonas et Cie) d’Emmanuel  Macron.

[8] Itw Challenges, 16 octobre 2016, https://www.challenges.fr/election-presidentielle-2017/interview-exclusive-d-emmanuel-macron-je-ne-crois-pas-au-president-normal_432886

[9] Luis González Díez, El viaje de la impaciencia, en torno a los orígenes intelectuales de la utopía nacionalista, Barcelona, Galaxia Gutenberg, 2018, 174 p.

[10] « Tous les partis sont venus à moi, m’ont confié leurs desseins, dévoilé leurs secrets, et m’ont demandé mon appui : j’ai refusé d’être l’homme d’un parti. » Napoléon Bonaparte, Proclamation du général en chef Bonaparte, 19 brumaire 1799 à onze heures du soir.

[11]  -Francisco Javier  CONDE, Sociología de la sociología: Los supuestos históricos de la sociología, Revista de Estudios Políticos, n°58, Madrid, 1951, p 15-29.

 – Francisco Javier  CONDE, Sociología de la sociología (Continuación),  II La Revolución (Constitución del Orden por concurrencia), Revista de Estudios Políticos, nº 65, Madrid, 1952, p. 15-36.

– Francisco Javier CONDE, Sociología de la sociología, III, El teorema político de la concurrencia en Rousseau, Revista de Estudios Políticos,  n° 68, Madrid, 1953, p. 8-33.

NMS partie 8

Podemos, France Insoumise, mouvements « attrape-tout » ?

Il faut être prudent avant d’apporter une réponse corrélée entre le fait social que l’on peut appeler la « précarisation des couches moyennes et populaires » et les NMS. Une certaine forme d’opportunisme politique vient tenter de reprendre le discours des victimes. Ce phénomène signifie clairement que le communisme politique -dans toutes ses variantes- qui estimait avoir vocation à le capitaliser, n’y arrive pas. Pour ceux qui sont séduits par ces opportunismes, la question n’est plus de « transformer le monde », mais de l’interpréter. Le socle philosophique qui soutient l’édifice Podemos est tout sauf matérialiste, au sens marxiste du terme. Sa capacité quasiment nulle à intégrer la question écologique, la question du modèle d’Etat ou la question même du travail et de l’exploitation est une preuve de cette fragilité. Le discours de Podemos, loin d’être creux, a toujours été «segmenté » disant à chacun ce que chacun est en droit d’attendre. Ce n’est pas par hasard si son programme électoral de la campagne législative de 2015 est présenté aux espagnols sous la forme d’un catalogue IKEA, une indication nette de ce qu’est son « ciblage électoral », agrémenté d’une certaine dose de cynisme de second degré.

Un autre aspect compte dans la perception des limites de cette forme d’organisation. Dès sa naissance, Podemos a choisi très vite la forme-parti, structurée autant que possible avec une direction inamovible, qui impose aux structures de base, beaucoup plus spontanément horizontalistes par la nature même de leur création, une forme de discipline organisationnelle. Cette rigidité de la forme-parti s’est manifestée dans le choix des candidatures pour les élections de décembre 2016. Les ordres de candidatures sur les listes furent assez souvent remaniés par les dirigeants pour imposer ici et là des candidats « parachutés ». Il en est résulté des dissensions, des ruptures quelquefois. Ce passage s’est fait dans la douleur et a provoqué des réactions ironiques et polémiques, retournant contre Podemos l’apostrophe du « fascisme cool » par celle du « léninisme aimable » de JC Monedero ou du « léninisme 3.0 » de Felipe González.

Plus largement, cette récupération est possible parce que le monde espagnol a changé. Les classes moyennes ont certes été paupérisées, mais elles ont investi massivement ces espaces politiques que les ouvriers et paysans occupaient et ont déserté. Si on dressait la liste des dirigeants ou fondateurs de Podemos on verrait qu’ils sont pour la plupart universitaires, assez souvent dotés de diplômes universitaires en sciences politiques (Pablo Iglesias, Iñigo Errejón, la députée européenne Tania González), en économie (Juan Carlos Monedero), en sociologie politique (Carolina Bescansa), en histoire ou sciences humaines (Xavier Domènech). La plupart sont universitaires. Il n’y a là rien de bien nouveau dans le processus de formation des élites[1] sauf que l’université espagnole a depuis quarante ans élargi considérablement son spectre social à la petite classe moyenne sans pour autant lui assurer une vraie place en son sein. Les élites du franquisme venaient des mêmes horizons, celles du PSOE aussi, du droit, pour l’essentiel, puisqu’il faut rappeler que la science politique comme la sociologie sont des disciplines universitaires organiquement et administrativement liée au droit en Espagne. Les « mentors » de ces jeunes politiciens (tous âgés de 30 à 40 ans), sont des figures historiques de l’enseignement de l’économie, de la sociologie, de la philosophie et du droit, Jorge Vestrynge ou José Luis Sampedro, Manolo Monereo ou encore les marxistes Francisco Fernández Buey et Manuel Sacristán. C’est en ce sens que l’on peut penser le surgissement de Podemos comme on été pensées les renaissances du socialisme au début des années soixante-dix (Congrès d’Epinay pour le PS français en 1971, Congrès de Suresnes pour le PSOE en octobre 1974). Sauf que la rénovation ne se fait pas depuis les décombres intérieurs mais de l’extérieur.

On ne peut donc ranger Podemos dans la catégorie des nouveaux mouvements sociaux mais plutôt dans un processus de renouvellement des espaces, structures et conditions de l’exercice politique en Espagne observables dans le monde assujetti au suffrage universel. Ce son leader a appelé « un nouveau système de partis » en situant son mouvement dans un cadre politico-historique, celui de la « nouvelle social-démocratie » qui, tout en la supplantant, recherche une alliance avec l’autre social-démocratie, l’ancienne (« la vieja socialdemocracia »), celle qui appartient au XXe siècle, qui devra s’allier à cette nouvelle force ou qui finira par se dissoudre dans des alliances ou des compromis douteux à droite[2].

Tout ceci n’est pas purement cosmétique. Il y a cette part du discours, irritante, et il y a la réalité des alliances contractées. Celle qui prévaut pour les scrutins à venir pourrait devenir le moment le plus positif que vivent les communistes depuis 1977, se retrouver avec une force social-démocrate qui ne les rejette pas, qui les réintroduit avec force dans un espace de propositions. Quand on examine les 50 points de l’alliance contractée pour les élections de décembre 2015, on y retrouve l’essentiel de la demande sociale et une authentique proposition alternative. L’alternative se trouve dans des politiques substitutives, une vie quotidienne administrée localement en ce qui concerne les quatre grands champs publics d’intervention sociale (travail, logement, santé, éducation), plus d’Etat, un Etat démocratique avancé dont les critères sont multiples (proportionnelle intégrale, démocratie parlementaire, référendum d’initiative populaire, suppression du Sénat sous sa forme de chambre haute, un CESE disposant non seulement d’un droit consultatif mais aussi délibératif, intégration des droits sociaux dans les normes constitutionnelles contraignantes, création d’une banque de crédit populaire, nationalisation des secteurs productifs stratégiques, contrôle démocratique de l’entreprise – participation paritaire des travailleurs au CA, accès aux comptes de l’entreprise pour tous ses acteurs, etc.).A ces points alternatifs il faut ajouter le droit à l’autodétermination ou au droit à disposer de soi.

Ces questions se posaient déjà dans ces termes dans les années soixante. Le seul parti qui ait fait, alors, une tentative d’aggiornamento, de prise en compte des nouveautés sociales et des transformations de la vie espagnole fut le PCE. C’est ce que laisse voir la transcription des débats du « séminaire d’Arras », réunion de cadres du parti réunis en 1963 dans la clandestinité[3].

Le dirigeant Tomás García défendait l’hypothèse de la mise en place de conseils ouvriers où le souverain aurait été l’assemblée des travailleurs de l’entreprise, comme fondement de l’action communiste dans le milieu ouvrier :

Je ne crois pas nécessaire d’insister sur le fait que le point de départ c’est la commission ouvrière, selon l’idée que nous nous en faisons, élue démocratiquement, révocable à tout moment par les travailleurs et directement contrôlée à chaque moment également par des assemblées de travailleurs… nous devons faire l’effort de consolider par tous les moyens ces commissions, commissions ouvrières, commissions paysannes, etc., tout le programme de développement des commissions.

Depuis la fin des années cinquante, le PCE cherchait à installer des bases militantes ouvrières dans la vie de l’entreprise. L’organisation clandestine du Parti ne permettait pas de développer une présence permanente de ses idées. Il lui fallait être au contact de ceux qui combattaient pour défendre leurs droits, et rien n’était plus efficace que l’organisation au sein même de l’entreprise.

Cette implantation devint vitale car elle correspondait bien à l’idée d’une « conquête graduelle de positions » (dans le sens léniniste/gramscien de la métaphore militaire) en particulier dans l’entreprise, afin de donner plus de poids à sa politique de réconciliation nationale et de se faire identifier comme un véritable parti ouvrier au service des intérêts populaires. La volonté déclarer était d’« institutionnaliser » la commission d’usine et d’y être fortement présents. Mais la phase des conseils ne pouvait être qu’une étape dans la construction d’un ensemble plus hiérarchisé et structuré, le syndicat unique:

… ces commissions laisseront a place à un syndicat qui, en s’appuyant sur les commissions ouvrières, syndicats unis et démocratiques qui permettront à la classe ouvrière d’intervenir de tout son poids et dans l’unité dans le développement national.[4]

Ce qui court dans cette vision de la nécessité de construction à terme d’un syndicat issu (ou s’appuyant sur) des commissions ouvrières, c’est la garantie de disposer d’un outil révolutionnaire rassembleur [5]et non d’un outil horizontal (à l’échelle de l’entreprise) qui serait tenté par la collaboration de classe proposée sous toutes les formes (actionnariat ouvrier, participation, cogestion) :

… intéresser les ouvriers à l’entreprise et leur distribuer des actions est une façon de las associer qui, je le crois, conduit à la collaboration de clase, […] nous avons à mener une bataille idéologique pour montrer avec toute la patience et le bon sens nécessaires, que la solution se trouve dans l’amplification de la lutte pour le contrôle démocratique de [la maîtrise] des problèmes de la vie nationale et nationale mais également pour que l’entreprise soit celle des travailleurs et non des capitalistes.

Finalement, l’option sera pluri-syndicale, avec la renaissance de l’UGT, syndicat sous contrôle socialiste mais disposant d’une réelle implantation au Pays Basque en particulier, la naissance d’un groupe syndicaliste réformiste indépendant des partis (USO), la réapparition ratée de la CNT, et l’émergence de syndicats d’obédience chrétienne, autogestionnaires, qui rejoindront plus tard l’UGT fin 1977. La consolidation des Commissions Ouvrières comme première force syndicale, se fera dans ce cadre de pluralisme syndical, reflet du pluralisme politique espagnol. Elle deviendra une confédération bâtie sur le modèle de l’UGT des années 20 et ressemblant comme deux gouttes d’eau à la CGT du 40e Congrès19[6]. Mais ne sera plus cet instrument de la révolution dont les communistes rêvaient de disposer.


[1] Serge BUJ, Pensée politique, sociologie, franquisme et transition. La tentation de l’expertise sociale, inédit, octobre 2011.

[2] «Somos la alternativa», Agence EFE, Entretien de Sergio Barrenechea avec Pablo Iglesias, 3 juin 2016.

[3] Serge BUJ, «El seminario de Arras. Los comunistas debaten del futuro de España», in Historia del PCE, I

Congreso, 1920-1977, vol. 2, FIM, Madrid, 2007, pages 227/242, ISBN 84-96831-00-0.

[4] Id.

[5]  Le dirigeant communiste Manuel Delicado souligne quelques points de convergence avec le catholicisme social: «…à l’intérieur du mouvement catholique apparaissent quelques groupes qui ont une conception plus avancée de ce que doivent être les syndicats et le mouvement syndical.»

[6] Sur ces dernières questions, on peut consulter le numéro de la revue Etudes de février 1979.

L’ambiguité de l’article 15 du Traité d’Aix-la-Chapelle

Dans le cadre que nous avons essayé de comprendre, autrement dit dans le cadre du bilinguisme transfrontalier proposé par le texte, on peut se demander si, dans les faits ce bilinguisme (dont le Président a bien dit, qu’à ses yeux, il ne pouvait être confondu avec la coofficialité).

Voici ce que le quotidien Ouest France retient de son discours sur la langue corse du 6 février dernier (vous pouvez aussi ire le discours du président ici:

Emmanuel Macron a fermé la porte à la reconnaissance de la langue corse comme langue officielle au même titre que le français. La langue française « a été le premier sédiment » de la France, a-t-il estimé, jugeant « indispensable que nous gardions ce qui nous a faits ».

« La langue corse doit être préservée et développée », a-t-il néanmoins concédé, et le « bilinguisme pleinement reconnu et accepté » mais « le bilinguisme, ce n’est pas la co-officialité », a précisé le chef de l’État, prévenant qu’il n’accepterait « jamais de réserver à celui qui parle corse tel ou tel emploi ».

Le bilinguisme « est la reconnaissance de la diversité » mais « n’est pas une nouvelle frontière dans la République, la division de la Nation et du peuple français », a-t-il poursuivi…

Dans le discours d’Emmanuel Macron on trouve une ébauche de définition du bilinguisme qui n’éclaire pas la question. Même la notion de « premier sédiment » est contestable. S’il est fait allusion à l’ordonnance de Villers-Cotterêts de 1539, nous retrouvons le sens profond du discours de continuité de’Emmanuel Macron, continuité entre l’ancien et régime et notre temps, l’une de ses marottes:

…dans la République française, et d’avant même la République, il y a une langue officielle, et c’est le français.

Cette ébauche correspond à que nous pourrions appeler une idée reçue, un lieu commun, érigé en dogme, en ignorant les travaux des sociolinguistes (au Canada en particulier) qui distinguent plusieurs types de bilinguisme (additif, soustractif,etc.), ce qui ne permet pas de généraliser « l’enrichissement éventuel » du fait bilingue:

Le bilinguisme, c’est le contraire de ce qui exclut ou ce qui discrimine. C’est le fait de voyager entre plusieurs univers linguistiques. C’est un enrichissement, une ouverture. La défense légitime de la langue corse ne doit donc pas relever d’une logique de l’entre-soi qui pourrait mener, par exemple, à la fermeture du marché du travail à qui n’est pas Corse ! Mais elle doit permettre de mieux s’enraciner à bon escient.

 

Nous pourrions objecter que le bilinguisme est une affaire privée qui témoigne des variétés de contacts ou d’imprégnations culturelles des personnes et des familles. On ne comprend donc pas vraiment pourquoi la loi (ici le Traité, qui, une fois ratifié aura force de loi) tente de légiférer ce qui est de l’ordre de la vie privée. Ou alors le terme de bilinguisme vient masquer celui qu’on ne veut pas entendre, celui de coofficalité.

Soyons concrets. Est-ce que l’article 15 prévoit que les mairies de ces territoires devront gérer leur accueil au public dans les deux langues? Est-ce que la classe de l’école primaire de ces territoires devra permettre l’apprentissage et l’usage des deux langues? Est-ce que l’affichage commercial devra ou pourra se faire dans les deux langues?  Il n’y a pas de réponse à ces questions. D’autres questions se posent: y-aura-t-il réciprocité? Dans quels territoires allemands?

Enfin pour finir, on peut se poser la question de la survie de l’alsacien. Quelques expériences associatives défendent le concept de bilinguisme en Alsace mais pas comme pourrait l’entendre le président, elles préconisent et appliquent un bilinguisme immersif alsacien-allemand, « pour sauver l’alsacien » menacé de disparition. Malgré les menaces d’arrêts des aides et subventions, elles ont réussi à faire céder le Rectorat, autrement dit l’Etat.

NMS partie 7

Traduction ou recyclage politique des mouvements sociaux?

La situation espagnole est bien différente aujourd’hui. Peu ou prou, les libertés fondamentales sont exercées, le droit d’association est reconnu, et pourtant la voie syndicale n’est pas celle qui se pose en meilleur défenseur des intérêts des classes appauvries, la voie politique est elle engluée dans un système d’alternance libérale depuis bientôt quarante ans. Il est certain que la crise de 2008 a été le moment de la revitalisation du mouvement associatif qui, sous des formes nouvelles, influencées par le fait que les couches moyennes étaient celles qui se manifestaient le plus depuis une décennie, avaient la main.

Dans un entretien accordé à Mediapart en avril 2016, au moment des luttes déclenchées en France autour de la loi de réforme du Code du Travail, dite loi El-Khomri, Chantal Mouffe analysait les liens possibles entre les mouvements nés en 2011 en Espagne et ce qu’il se passait alors en France :

Podemos a donné aux Indignados une traduction institutionnelle. Les formes que le mouvement « Nuit Debout » a pu prendre semblent être davantage sur une ligne proche de celle d’Occupy, avec une attitude très horizontaliste et basiste, refusant tout leader ou tout engagement envers les institutions. Ceci peut, à terme, signifier l’isolement splendide des purs, ou, sil le choix de l’engagement dans la politique est fait, de sombrer, par crainte de l’affrontement, dans une politique de l’absence d’alternative (TINA), dont le virage spectaculaire de Syriza illustre parfaitement la possibilité.

Naturellement, parler de « traduction institutionnelle » peut sembler jeter le trouble puisqu’il s’est agi en réalité de « traduction électorale » ou encore de « traduction politique », mais la référence à l’Espagne telle qu’elle est développée reste encore très mécaniste. Les faits sont justes mais l’analyse pèche par insuffisance. Si nous pouvons suivre la philosophe dans son raisonnement factuel (« Podemos a bien expliqué qu’il n’était pas le « parti des Indignados », mais qu’il n’aurait pas été possible sans ce mouvement qui a créé un terreau favorable. »), il devient difficile de suivre son raisonnement quand elle affirme que le choix de participer aux élections est né de la nette victoire du PP aux législatives de 2012 malgré « deux ans de mouvements  indignés  et de marées dans plusieurs villes d’Espagne. ». Sa conclusion en guise de conseil était la suivante : « Pour changer les choses, on ne peut se contenter soit du mouvement social, soit de la politique traditionnelle. »[1] Mais qu’est-ce donc que « la politique traditionnelle » ? A l’évidence, le conseil a été suivi par le courant de la France Insoumise qui engageait au même moment son long parcours vers l’élection présidentielle, mais en laissant de côté un volet de ce qu’on suppose être  consubstantiel de « la politique traditionnelle » : les politiques d’alliances et de compromis.

Par ailleurs, l’analyse proposée par Chantal Mouffe ne rend pas vraiment compte du processus de formation à la fois des Indignés, qui ne se résume pas à la stratégie d’occupation des places, mais comprend aussi une multitude d’actions depuis les interventions « dansées et chantées » dans les banques au moment de la crise par le groupe flo6x8 à Séville[2], ou de blocage des expulsions par divers groupes d’activistes, Stop desnonaments à Barcelone, ou la Plataforma de Afectados por la Hipoteca, mouvement d’où est issue Ada Colau, Maire de Barcelone, et à bien d’autres formes de lutte de voisinage, locales ou plus générales en matière d’endettement, de logement et de chômage.

Si l’on revient aux causes du 15- M 2011, il faut se souvenir que la crise liée au logement et aux bas salaires est bien antérieure en Espagne dans ses effets à l’éclatement de la bulle financière. Avant qu’elle n’éclate, la bulle avait déjà provoqué des dégâts sociaux importants depuis le début du siècle. Depuis le milieu des années 2000, la hausse vertigineuse du prix du logement et la perte en pouvoir d’achat des salaires avaient provoqué des manifestations endémiques de mécontentement. En particulier, chez les jeunes diplômés qui ne trouvaient pas d’emploi à une hauteur de rémunération correspondant à leur qualification et, par conséquent, avaient de grandes difficultés à se loger. Ils ne pouvaient, leur précarisation étant telle, ni acheter, ni louer un logement (ce dernier marché, le marché locatif, étant très restreint, faute de politiques sociales du logement).

Le mouvement le plus caractéristique fut celui des “mileuristas”. Mille euros c’était un peu plus du double du salaire minimum d’alors (il est aujourd’hui de 655, 20 euros brut c’est-à-dire 200 euros au-dessous des préconisations de la charte sociale européenne). Dans ces années 2004-2005 la moyenne brute des salaires était de 1600 euros mensuels. 11 millions de personnes vivaient avec un salaire proche ou inférieur à 1000 euros. Ce néologisme apparaît dans la presse en août 2005 dans la lettre d’une lectrice publiée par le quotidien El Pais, courrier qui aura un impact public considérable.

Par ailleurs, la politique effrénée d’encouragement au crédit hypothécaire menée par les banques et les gouvernements successifs, qu’ils soient de droite ou de gauche, avaient conduit

A l’alourdissement spectaculaire de la dette privée à la fin des années 90 et la venue massive d’une main d’œuvre immigrée peu ou pas qualifiée qui trouvait un emploi dans une industrie du bâtiment surdimensionnée (entre 1999 et 2007, l’Espagne accueillera 7 millions d’immigrés, sa population passant de 40 à 47 millions d’habitants). L’emballement de la machine du crédit, des crédits hypothécaires à taux variable d’une durée pouvant atteindre 50 ans, conduira à une appréciation rapide et brutale du m2 urbain, l’augmentation du prix du logement et la recherche par les banques de fonds disponibles sur les marchés financiers les plus risqués. Tout ceci provoquera, en relation directe avec la crise financière américaine, une explosion du coût du crédit, le défaut massif des banques et des personnes endettées. La surchauffe était telle qu’elle provoqua immédiatement la paralysie de l’industrie du bâtiment, l’augmentation massive du chômage (jusqu’à 400 000 chômeurs de plus par mois au cours de l’hiver 2009). Cette industrie, principale bénéficiaire de cet alourdissement de la dette privée, avait massivement recruté au cours de ces années de nombreux ouvriers sans qualification, pour la plupart issus de cette immigration massive évoquée plus haut. Cette dernière sera la victime directe de la crise à double titre : perte d’emploi et surendettement.

Mais le 15-M ne se présente pas comme un mouvement de protestation ouvrier ou de protestation des plus pauvres. Il s’agit d’un mouvement de protestation qui critique les premières mesures d’austérité du gouvernement socialiste de Rodriguez Zapatero mais pas sa politique d’aide au retour dans leur pays d’origine des immigrés14[3]. Il est à l’initiative de groupes de militants urbains, classe moyenne dont nous avons parlé précédemment, qui s’appuie sur Internet et les réseaux sociaux, et avait orienté son action selon de modalités combinant idéalisme pacifiste et mondialiste, discours contre les discriminations et foi dans « les masses en mouvement ». Ce mouvement se retrouve dans un conglomérat appelé « ¡Democracia real ya! ». Comme le 22 mai devaient se tenir des élections régionales et municipales, ces groupes ont décidé d’occuper l’espace public jusqu’à ce terme en organisant des marches sur la capitale et les grandes concentrations urbaines. Ce qui devait être itinérant, à la manière des pronunciamientos du XIXe siècle, s’est vite transformé en occupation permanente des places centrales des villes, des lieux à fort passage piétonnier tels que la Place de Catalogne à Barcelone ou la Puerta del Sol à Madrid.

Naturellement nous ne pouvons oublier les effets de retour provoqués par les printemps arabes et par l’énorme engouement suscité par les 27 pages du pamphlet-manifeste de Stéphane Hessel publié sous le titre Indignez-vous !

Ces lieux de palabres continuelles permettaient de multiplier à la fois des débats sur toutes sortes de sujets, de témoigner des effets de la crise et de manifester tout le mécontentement nourri par les politiques du moment, leur corruption, leur trop grande complaisance envers les banques et les milieux d’affaires et leur mépris profond pour les petit peuple. Des universitaires comme Manuel Castells, Eduardo Punset, Eduardo Galeano donnèrent une certaine visibilité à ce mouvement par leur soutien et leurs écrits. En juillet 2011 le mouvement était terminé même si encore quelques acharnés étaient présents dans ces espaces.

Pour reprendre la question de Chantal Mouffe : Podemos traduit –il ce mouvement? Ou, pour reprendre une vieille formule léniniste : capitalise-t-il ce mouvement ? Ou, dans l’esprit soixante-huitard, il faut se demander « qui récupère » ce mécontentement ? Certainement une grande partie de ces mécontentements et dissonances, y compris une certaine part de la pensée utopiste, se développent « à bas bruit » sans aspirer à un débouché politique et électoral. Si la classe moyenne ayant peur du déclassement est omniprésente dans ces tentatives de « traduction », les principales victimes de cette crise instituée, les plus pauvres, en sont absentes.


[1] Chantal Mouffe, «Il est nécessaire d’élaborer un populisme de gauche», entretien réalisé par Joseph Confavreux, Mediapart, 8 avril 2016.

[2] http://www.flo6x8.com/

[3] Décret du 19 septembre 2008, https://www.boe.es/buscar/pdf/2008/BOE-A-2008-15278-consolidado.pdf

NMS partie 6

Quelques repères historiques français

Dans le cas français, c’est essentiellement l’effondrement du Parti communiste à la fin des années 70 qui est la marque saillante et prémonitoire du basculement vers d’autres formes d’expressions portestataires. Se porposer  l’étude de cet effondrement, ce que Bernard Pudal appelle « l’expertise médicale  des experts ès communisme » ne peut aboutir à une certaine pertinence que si l’on ne dissocie pas l’étude du communisme de celle de l’anticommunisme et de concevoir « l’énigme du communisme » comme « l’énigme de toute société politique » pour suivre la pensée du sociologue[1]. Il y eut d’autres effondrements comme celui de la SFIO en 1969 qui généra une multiplication des mouvements locaux et espaces dissidents à teneur et couleur politique[2]. On ne peut négliger non plus le recul général de l’influence syndicale après ces mêmes années de reflux[3]. Les syndicats, à travers leurs unions locales ou leurs sections d’entreprises, avaient une présence qui ne se réduisait pas à la défense des intérêts professionnels mais menaient une action intégratrice dans les secteurs où la présence de travailleurs étrangers était forte (le bâtiment) et une action culturelle dans les zones à forte concentration ouvrière (les bassins miniers du nord, la Lorraine, les chantiers navals et la sidérurgie) et dans les secteurs publics et parapublics nés après 1945,  par l’entremise des Comités d’entreprise[4].

La présence du PCF dans les quartiers modestes jouait un rôle essentiel. Le maillage socio-éducatif qu’il proposait, sa fonction à la fois de contrôle et de régulation de la vie sociale, des modes de sociabilités à travers son omniprésence reflétée par ses organisations de jeunesses et ses organisations féminines comme sa politique municipale fédéraient et orientaient avec une certaine efficacité les mouvements de protestation qui se faisaient jour ici ou là. La première manifestation politique qui tenta de « capitaliser »  d’un point de vue électoral cet effondrement fut le mouvement éphémère des « rouges-verts » qui, au cours des années 80, réunit en son sein de nombreux dissidents du PCF mais aussi des militants de la gauche du PSU, des écologistes et une partie de la mouvance trotskiste. L’échec de ce mouvement à la suite de l’élection présidentielle de 1988 (la candidature de Pierre Juquin ne recueille qu’à peine un peu plus de 2% des exprimés) prépara à sa façon la mise en route de nouvelles tentatives de mise en place de nouvelles formes d’organisation de l’intervention politique qui, d’une part, concoururent à la naissance du parti des Verts dans un premier temps, et, dans un deuxième temps, en s’appuyant sur le référendum d’approbation du Traité européen de 2005 rejeté par les Français, à la création du Parti de gauche, réunissant des dissidents du PS, et à celle de la mise en place de l’alliance éphémère du Front de gauche en 2012. La dernière étape fut celle de la création, sur les ruines du Front de Gauche, de la mouvance de la France Insoumise autour de la figure charismatique de l’ex-trotskiste et ex-socialiste Jean Luc Mélenchon. Le plus grand écueil dans ce domaine restait le mode de scrutin, majoritaire à deux tours, donnant une forte prime à la formation obtenant 30% des voix à l’échelle nationale (en 2007, avec 39,54% des voix, l’UMP obtient 313 sièges, soit 24 sièges de plus que la majorité+1 nécessaire, ; en 2012, le PS, avec 29,354% des voix obtient 48,53% des 577 sièges) et annihilant la présence des formations obtenant moins de 15% des voix. Le scrutin de juin 2017 amplifiera ce profond déséquilibre entre représentation et représentativité en y ajoutant un niveau d’abstention inédit (avec 18,9 % des inscrits, la République en Marche obtient 350 députés sur 577, soit 60,6% des sièges).

Le scrutin proportionnel espagnol, inspiré du système allemand, atténue ces disparités sans pour autant assurer le reflet parfait du vote à l’échelle nationale. La représentation des candidatures non majoritaires est assurée mais la façon de penser le système d’alliances est totalement différente puisque celles-ci peuvent se négocier après scrutin et le sont en général ainsi au moment du vote de confiance parlementaire à l’ouverture de la nouvelle législature. En France l’accord de désistement réciproque du 20 décembre 1966 entre le PCF, la FGDS et le PSU reste encore la seule parade efficace attestée face aux effets amplifiants du scrutin français, effets aggravés par la réforme du mandat présidentiel et l’assujettissement de l’élection parlementaire au rythme de renouvèlement du quinquennat. Il se maintiendra, vaille que vaille, sous d’autres formes et non sans tiraillements et coups bas, jusqu’au dernier avatar d’une union de la gauche moribonde : la gauche plurielle du gouvernement Jospin (1997-2002).


Bernard PUDAL, Un monde défait, les communistes français de 1956 à nos jours, Editions du Croquant, 2009, 215 p.

[2] Serge BUJ, « El ocaso… »

[3] Labbé Dominique, « La crise des syndicats français » In: Revue française de science politique, 42ᵉ année, n°4, 1992. pp. 646- 653.

[4],  Maurice Cohen, « Les comités d’entreprise à la française », dossier des Cahiers d’histoire sociale,  Institut d’Histoire sociale, CGT, p. 6-11, n° 93, mars 2005. http://www.ihs.cgt.fr/IMG/pdf_CIHS93__006.pdf, Jean-Pierre Le Crom, « Le comite d’entreprise : une institution sociale instable », L’enfance des comités d’entreprise (Actes du colloque des 22-23 mai 1996), Roubaix, Centre des archives du monde du travail, 1997, pp. 173-197. Publié par https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00191007.