Si vous flânez au milieu des rayons d’une librairie, comme je l’ai fait dans ma librairie préférée, tout près de chez moi, Le Préambule, vous trouverez un livre très mince, fin comme la plume de son auteur, Erri de Luca. Ce livre de 41 pages, édité par Gallimard, est intitulé La parole contraire (La parola contraria). Il y relate les ennuis que lui fait la justice italienne depuis septembre 2013 pour avoir « par plusieurs actions procédant d’une intention délictueuse unique, incité publiquement à commettre un ou plusieurs délits et infractions aux dépens de la société LFT SAS et du chantier TAV LTF situé à La Maddalena di Chiomonte, zone d’intérêt stratégique national aux termes de l’article 19 de la loi n°183/112. »
Il lui est reproché en substance d’avoir accordé au Huffington Post (publication appartenant au groupe du journal Le Monde et disponible exclusivement sur la toile) un entretien dans lequel il apportait son soutien à ceux qui s’opposaient à la construction de la ligne TGV Lyon Turin et estimait que puisque les négociations avaient échoué « le sabotage est la seule alternative » en prenant la précaution de bien distinguer sabotage et terrorisme.
Le délit est donc celui d »incitation au sabotage selon les plaignants: la société LFT SAS qui était chargée de la gestion de la construction de la ligne. Notons au passage que ce projet combattu par des défenseurs de nature italiens et français a reçu une subvention européenne de 813.781.900 euros dans un premier temps et l’Europe paiera près de 40% de son coût total (3, 4 milliards d’euros) dans des conditions toujours douteuses puisque la masse monétaire maniée est considérable -bien supérieure au prêt de 7 milliards d’euros que la Grèce se voit refuser depuis l’année dernière- et que le coût de l’ouvrage sera certainement dépassé. Les opposants qui le considèrent comme inutile ont été condamnés à de lourdes peines par la justice italienne pour leurs actions de blocage. De Luca remarque qu’assez curieusement la publication qui a édité ses propos n’est pas poursuivie, une exception très rare dans les procès mettant en cause la presse ou le livre.
Erri de Luca revient sur le sens de l’accusation qui est portée contre lui: celle d’avoir incité au sabotage du chantier de la ligne. Il se demande comment un écrivain peut inciter ses lecteurs à un acte quelconque, malveillant ou pas, délictueux ou pas et, retournant cette réflexion vers sa propre jeunesse, dont on sait qu’elle fut baignée dans la violence des années de plomb, il se demande quelle lecture l’a incité, quand il avait 18 ans, à se ranger du côté de l’anarchisme. Et il cite cette lecture majeure, l’Hommage à la Catalogne de George Orwell. Encore une fois l’Espagne et sa dernière guerre civile est convoquée comme fondement de la sous-mémoire contemporaine. ce ne sont pas Les cimetières sous la lune de Bernanos, ni Pour qui sonne le glas d’Hemingway, ni L’Espoir de Malraux mais bien l’ouvrage d’Orwell qui relate le séjour que fit ce ce romancier-chroniqueur en 1937 à Barcelone et sur le front d’Aragon. Au fond la question est simple: quand une figure connue soutient un mouvement social qui existait et se manifestait avant qu’elle n’intervienne, doit-on considérer qu’elle en est à l’origine, qu’elle y contribue et que le sophisme Post hoc ergo propter hoc se vérifie à tout coup.
Nous voyons notre monde de la libre expression se rétrécir tous les jours un peu plus, il y a eu les actions policières contre le Comité invisible en France, mais aussi tout une multitude d’actes qui tendent à criminaliser l’opinion émise, à réduire au silence ou, dans le meilleur des cas, à stiglmatiser celui qui les tient. Il y a un mainstream de la pensée, il n’est pas de couleur uniforme, ni exclusivement étatique, mais il nous encercle et nous étouffe. Avec un certain humour, Erri de Luca se souvient que dans les stades de foot du nord de l’Italie quand l’équipe du FC Naples venait jouer les supporteurs de l’équipe qui reçevait criaient « Forza Vesuvio ». S’agissait-il d’une incitation caractérisée à l’éruption du volcan napolitain…. ou l’expression d’un racisme antisud aussi ancien que la Lombardie?
« L’accordéon des droits se resserre parfois jusqu’à rester sans souffle » écrit Erri de Luca. « Iostoconerri. »