De l’universel et du particulier

Pour compléter nos remarques sur le dossier de Regards dont nous parlions dans le billet précédent, une citation du jour tirée de l’essai de Jean-Claude Michéa, Le complexe d’Orphée, La gauche, les gens ordinaires et la religion du progrès (Champs Flammarion, 2011):

« Si une communauté humaine donnée décidait de s’enfermer dans les limites de ses seules traditions (…), le risque existerait, à l’évidence, de sombrer dans une logique purement clanique, nationaliste, voire mafieuse (…). C’est pourquoi, le travail de la raison –entendu comme cette faculté d’ouverture qui permet de s’élever à l’universel en « dépassant » (au sens hégélien) son point de vue particulier- demeure un moment incontournable  de l’édification  d’un monde commun.  Pour autant ce travail émancipateur de la raison (qui s’appuie toujours sur un effort de traduction et de transposition) ne pourra conduire à des valeurs  véritablement universelles que s’il s’enracine d’abord  dans la sensibilité et les vertus concrètes d’une collectivité particulière. »

JC MichéaSur la nécessité vitale des sociétés humaines d’élaborer des systèmes (ou protocoles) de transposition et de traduction pour se hisser vers l’universel, voir Umberto Eco et son concept de « négociation » dans   Dire quasi la stessa cosa. Esperienze di traduzione, Milano, Bompiani, coll. Il campo semiotico, 2003.

 

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Nouvelles de l’Empire IV

Une fois passées les émotions feintes et les tartuferies habituelles des commentateurs du tout et du rien humain qui occupent paisiblement la parole de sens commun dans les journaux, les radios et les télévisions,  il pourrait être intéressant de voir quels regards sont posés aujourd’hui sur les derniers événements  qui se sont déroulés en Espagne et Ecosse qui nous ont valu « un automne des indépendances » à donner le frisson dans l’ouest de l’Europe. Un automne qui s’est soldé par un happy end pour les tenants du status quo, autrement dit avec une victoire du non en Ecosse et une consultation sans valeur constitutionnelle en Catalogne. Comme toujours, dans le premier cas, c’est la peur de l’avenir –de plus en plus incertain dans l’Empire de l’Ouest- qui a rejeté toute séparation pacifique de l’Ecosse du Royaume-Uni, en dépit du passé, de l’histoire et des arguments économiques dont les indépendantistes pouvaient se prévaloir. En Catalogne, c’est le blocage d’une constitution historique, qui ne reconnaît pas le droit à l’autodétermination –droit reconnu et appliqué cependant par l’autoproclamée «  communauté internationale » au Soudan du sud en 2010 sans créer d’émotion particulière- qui a bloqué le processus. Je commencerai par le regard que jette, à chaud, puisque les articles publiés l’ont été avant les votes écossais et catalan, par la revue Regards , justement nommée, revue mensuelle dont la directrice de publication est Clémentine Autain et le directeur l’historien Roger Martelli, militants tous deux, appartenant à la sphère politique militante du Front de gauche. Il s’agit de la publication d’un dossier dans le dernier numéro trimestriel de cette revue, numéro d’automne 2014, encore en kiosque. Le dossier occupe 33 pages (de la page 42 à la page 75) et son titre, qui vaut ce qu’il vaut en tant que jeu terminologique est « Le repli sur sol ». Son sous-titre est aussi une sorte de rappel stylistique discret des divers monstres qui hantent l’Europe (nationalismes, xénophobie, fascisme « cool » ou pas), et au spectre qui ne la hante plus, le communisme : Partout en Europe, les nationalismes, indépendantismes et autres régionalismes ébranlent les Etats-nations et dessinent les nouvelles cartes de l’identité. Le dossier est composé d’une introduction de Roger Martelli, « Les Etats-nations en morceaux », d’un premier article panoramique de Guillaume Liégard, « Frontières en Europe, ça craque », d’un ensemble d’étude de cas intitulé « Comment ça chauffe » avec une partie sur l’Ecosse, une deuxième sur la Belgique, une troisième sur la Catalogne et une quatrième sur Béziers ( ???), nous y reviendrons. Quelques citations de figures historiques du marxisme sur la question et de rappels intéressants sur la position des austromarxistes sur cette question ou celle des bolchéviks et du célèbre opuscule écrit par Staline en 1913, Le marxisme et la question nationale, montrent que les différences étaient profondes, les approches contradictoires au sein d ela famille marxiste élargie. La partie 3 « Pourquoi ça chauffe » est à mettre au crédit de Roger Martelli qui vient ajouter une voix, la sienne, aux dissonances que nous avons relevées ci-dessus. Réglons un point d’importance, je l’ai dit,  la thèse liminaire est celle qu’énoncent le sous-titre et les titres de parties, autrement dit une tentative pour mettre dans le même sac la montée du fascisme xénophobe et les revendications nationales. D’où l’étrange présence d’un article sur la maire de Béziers et son nouveau maire, l’ancien reporter sans frontières devenu compagnon de route du FN, Robert Ménard. Cet article montre comment le nouveau maire de droite  utilise les légendes identitaires locales pour « redonner du lustre à la ville », dit-il lui-même.  Les signes d’égalité que le dossier place entre la revendication écossaise, la revendication catalane,  le séparatisme flamand en Belgique et Roland Ménard peuvent être qualifiés de « tendancieux » ou tirant, par leur simple assemblage, le discours vers la thèse à démontrer : les plus riche d’Europe ne veulent pas partager. On se demande pourquoi, dans ce cas, l’éclatement de la Tchécoslovaquie, l’explosion de la Yougoslavie et de l’URSS, la crise de l’Ukraine, celle du Kosovo albanais ou les liens tendus entre la Macédoine et ses voisins n’ont pas plus intéressé dans cette discussion sur les raisons et les conséquences possibles de la disparition d’Etats d’Europe.  Pourtant dans les cas que je viens de citer, des Etats ont disparu, rien de tel à l’ouest de l’Empire. Or tous nos Etats constitutifs de ce patrimoine d’Etats-nations revendiqué, résultent de traités signés depuis celui qui mit fin à la guerre de trente ans (Traité de Westphalie de 1648), à la guerre franco-espagnole (Traité des Pyrénées de 1659), à la guerre de succession d’Espagne  (Traité d’Utrecht de 1713). Autrement dit, tout ceci commence bien avant l’étape traditionnellement consacrée de constitution des Etats nationaux aux XIXe et XXe siècles (le Congrès de Vienne de 1815, le Traité de Nice de 1860, les Traités de Versailles de 1871 et 1919). Tous, sans exception, eurent comme conséquence la modification profonde des frontières des Etats à l’intérieur de l’Europe. La cible de ces mouvements récents ce n’est pas l’existence même des Etats-nations, bien au contraire puisqu’ils visent tous précisément à doter les nations qui se reconnaissent comme telles d’un Etat. La cible et le motif premier c’est l’Europe et sa structure impériale qui cherche à établir en son sein des noyaux forts et centraux en laissant à leur périphérie une nébuleuse d’entités politiquement et économiquement affaiblies –cette nébuleuse n’est pas forcément démographiquement ou territorialement faible, elle peut être constituée d’Etats très peuplés ou très vastes- soumises aux volontés du centre. Une Allemagne puissante au centre, avec ses multiples coffres-forts où elle cache ses sous (Lichtenstein, Luxembourg, Autriche) et ses pays-ateliers qui fabriquent pour pas cher la fameuse Deutsch Qualität qu’on nous vante à coups de messages publicitaires. Le déplacement de ces pays-ateliers(ou pays-usines) vers l’est de l’Europe, la domination allemande recréent effectivement ces tensions qui ne sont pas nouvelles, loin s’en faut.  Nous nous retrouvons donc devant un Empire dans lequel le centre, qui n’est pas et n’a jamais été le « couple franco-allemand », a créé les conditions de cette volonté centrifuge ou de l’effondrement de certains équilibres économiques locaux. La recherche d’un refuge identitaire, d’un nouveau cocon protecteur est le résultat de cette hégémonie.On ne peut donc assimiler le Maire de Béziers et le Parti National Écossais, ni les Démocrates-chrétiens Catalans avec je ne sais quel Front National ou Ligue du Nord. La gauche a toujours eu beaucoup de mal à penser les nations entre un discours internationaliste utopique et une voie moyenne, sorte de ni-ni, ni centralisme imposé ni exaltation de la spécificité. C’est ce second discours que tient Roger Martelli qui prône l’idée de la défense d’une « mise en commun » contre la compétition entre Etats au sein de l’Europe. On ne peut qu’être d’accord avec lui mais qu’il nous dise si le moindre signe que l’Europe et les Etats qui la constituent sont sur cette voie est visible à l’horizon. Pour notre part, nous n’en voyons aucun.

 


Liens:
 http://www.regards.fr/
 http://www.ilustracionliberal.com/44/el-fascismo-progresista-reflexiones-a-proposito-de-la-obra-de-jonah-goldberg-manuel-pastor.html