Les pays du sud de l’Europe et l’Allemagne

Le Monde daté de dimanche 24 mars avance comme une certitude que « Le sentiment anti-allemand flambe en Europe du Sud », particulièrement en Grèce et à Chypre, deux des pays les plus gravement atteints par la crise. L’hypothèse du quotidien français tient en deux arguments:

1. Le couple franco-allemand est défait (il n’y a pas de Merkhollande comme il y avait un système Merkosy).

2. Il y a un problème de gouvernance certaine dans l’UE.

On ne sait jamais trop ce que signifie « gouvernance » dans le pataquès moderne de l’analyse politique, puisque en parlant clairement on devrait dire que ce qui est remis en question c’est à la fois la légitimité des institutions européennes et leur pouvoir (ce que M Lamassoure, député européen du PPE, appelle « l’absence d’un pouvoir identifié« ).

Les manifestations outrancières deviennent le seul langage décrypté par les journalistes ( « moustaches d’Hitler et croix gammées « qui fleurissent un peu partout »). Et comme la chose est facile on évoque la « germanophobie  » des peuples du sud de l’Europe (« A Madrid, Lisbonne, Rome Athènes, la chancelière allemande incarne à elle seule une politique pourtant décidée -en principe- à vingt-sept » …).

Tout ceci est à rapprocher des accusations d’antisémitisme dont on accable Jean-Luc Mélenchon pour avoir dit que M Moscovici « ne pensait pas français » en matière sociale.

Belle erreur que de grossir à la loupe ce qui n’est qu’un prurit de temps de crise. Je n’ai pas vu de croix gammées à Madrid, je n’ai pas vu de moustaches d’Hitler sur les portraits des politiciens allemands en Espagne. Et ce n’est pas le fait que  les Fallas de Valence s’en sont pris à Merkel, en la présentant en ninot maîtresse d’école ou en manipulatrice de marionnettes, qui constitue la preuve d’un sentiment anti-allemand en Espagne. C’est, comme à l’habitude, la caricature inspirée par l’actualité qui se manifeste.

Aujourd’hui Merkel et Rajoy, hier Zapatero… et Sarkozy. La correspondante du Monde glisse tout de même que même si « le sentiment anti-allemand grandit en Espagne », il ne revêt pas une forme aussi violente qu’en Grèce ou à Chypre ».

 

 

http://internacional.elpais.com/internacional/2013/03/23/actualidad/1364072734_477620.html

On devrait se demander aussi si le sentiment anti-allemand des Grecs n’est pas tout simplement lié à leur propre histoire, celle d’un pays occupé et martyrisé par l’occupation nazie, situation que l’Espagne n’a pas vécue. Comme d’ailleurs le sentiment anti-britannique existe fortement dans ces deux pays pour des raisons historiques différentes.

Il y a une vieille tradition intellectuelle en Espagne qui a toujours eu une préférence certaine pour tout ce qui était allemand, que ce soit la philosophie ou la bière.

Et puis, ce sentiment n’existe-t-il pas en France? Ah, non! Nous les Français ne sommes pas germanophobes, c’est bien connu! Nous sommes essentiellement critiques envers la politique de Mme Merkel. Pourquoi donc les autres n’auraient-ils pas le droit d’être critiques?

http://finance.blog.lemonde.fr/2013/03/23/chypre-angela-merkel-joue-t-elle-leuro-a-la-roulette-russe/

C’est la politique de l’Allemagne qui est dans le viseur depuis sa réunification. Il ne faut pas négliger que la réunification a donné un poids démographique certain à ce pays, ce qui, en matière de géopolitique reste toujours un critère de première importance. Ne pas oublier non plus que la guerre des Balkans et la désintégration de la Yougoslavie il y a vingt ans ont ouvert un espace de domination  de cette puissance vers le sud et vers la Méditerranée. Il fallait s’alarmer de la chose dès 1989, et ne pas prendre le thermomètre pour la cause de la fièvre.

Je pourrais ajouter que le concept de couple franco-allemand est une lune française peu partagée outre-Rhin, mais ceci ferait l’objet d’un débat plus complexe.

Juste pour le plaisir:

 

Madrid, sujet de l’Agrégation 2014

Puisque nous parlions de Madrid dans notre précédent billet, une information déjà vieille de deux mois: la question de civilisation espagnole du programme de l’Agrégation d’espagnol 2014  sera… Madrid, du franquisme à la fin du XXe siècle : enjeux urbanistiques, socio-culturels et politiques d’une ville en mutation. Visions cinématographiques des années 1950 aux années 2000.

Avec une mise en garde à la clé: « La question invite les candidats à parcourir l’histoire de la capitale depuis 1939 jusqu’à la fin du XXe pour la saisir comme creuset d’espoirs, de conflits et d’enjeux sociaux et politiques mais aussi comme lieu symbolique, chargé d’histoire, rêvé voire fantasmé. Si on ne peut exiger des candidats à l’agrégation d’Espagnol la maîtrise de concepts et d’instruments d’analyse propres à la géographie urbaine, à l’anthropologie sociale ou à l’histoire de l’urbanisme, ceux-ci ne peuvent ignorer, parmi d’autres données, l’évolution architecturale et les défis culturels assumés à partir des années 1980. »

Le sujet, qui mêle un certain nombre de directions de travail autant économiques, urbanistiques, sociales que culturelles propose un corpus filmique assez riche  mais dans lequel ne figurent pas certaines oeuvres considérées comme non critiques, cette partie de la filmograhie officielle des années cinquante, et, personnellement, je regrette que « El pisito » de Marco Ferreri (1959) et « Las chicas de la Cruz Roja »de Rafael Salvia (1958) n’y figurent pas.

 

En voici la liste:

Surcos (1951), Nieves Conde • Los golfos (1959), Carlos Saura • ¿Qué he hecho yo para merecer esto? (1984), Pedro Almodóvar • Madrid (1987), Basilio Martín Patino • El día de la bestia (1995), Álex de la Iglesia • Barrio (1998), Fernando León de Aranoa.

En tout cas, saluons l’effort demandé aux candidats de construire une réflexion qui sorte des sentiers balisés de l’histoire politique et de l’histoire culturelle. Pourtant la géographie de l’espace vécu, l’anthropologie sociale et la sociologie urbaine nous en apprennent souvent beaucoup sur les références au réel de la fiction naturaliste, qu’elle soit romanesque ou cinématographique.

 

Deprimida España La déprime espagnole

Ces derniers jours pour des raisons professionnelles, j’ai pu rencontrer de nombreux collègues universitaires et des madrilènes de la classe moyenne qui ne cachaient pas leur fatalisme à propos de l’avenir économique et social des Espagnols.  Il y était question de « dépression nationale », autrement dit d’un cocktail fait de régression sociale et de résignation.

Pendant mon séjour, il était, par exemple, difficile de prendre le métro à certaines heures de la journée car les employés du Métro de Madrid étaient en grève pour protester contre la propositon qui leur était faite d’accepter une baisse de 10% de leurs salaires contre la garantie du maintien de l’emploi, c’est-à-dire  la non-suppression de 700 postes de travail (environ 10% du total).  L’équation est complexe car l’augmentation du nombre d’employés entre 2004 et 2007 (+1500 environ) est due à l’allongement considérable du réseau et surtout à la la création de nouvelles liaisons vers des banlieues jusqu’alors non raccordées (Barajas-Aeropuerto, Metro ligero Oeste et MetroSur). Ce réseau représente  293 km de lignes contre 218 km pour le métro parisien, à titre de comparaison. Naturellement, ces employés sont considérés comme des salariés privilégiés par de nombreux medias (le salaire brut de base est de 1500 euros par mois).

http://ccaa.elpais.com/ccaa/2013/03/20/madrid/1363766611_584911.html

Autre signe de cette « dépression », les attaques de plsu en vives envers les enseignants du primaire et du secondaire.  On les considère comme responsables du bas niveau de l’enseignement espagnol montré dans le rapport PISA de 2009. Les candidats au métier de professeur des écoles ne savent pas situer les grands fleuves espagnols sur une carte de l’Espagne, n’ont aucune idée des poids et mesures, ne connaissent pas les conjugaisons, ne connaissent pas le sens de termes tels que « ‘escrúpulo, disertación, extasiar,  pronóstico », etc.

http://politikon.es/2013/03/15/comite-en-defensa-de-la-estupidez/

http://sociedad.elpais.com/sociedad/2013/03/14/actualidad/1363297944_043059.html

Les réactions ont fusé, nombreuses, ce que permet Internet:

¡Madre mía ¡ ¡Pero si esto son preguntas que me hacían a mí en la EGB ,con doce años ¡ ¿¡Estos tienen la carrera de magisterio terminada ¡? Si les ponen logaritmos neperianos en base 10 ¿Qué ocurre ?

ou encore:

La generacion mejor preparada de la historia. ja,ja,ja,ja,. Recortes en educacion,ja,ja,ja,ja. Gracias Maragall. Gracia Rubalcaba. Habeis conseguido vuestro proposito:millones de analfabetos y ademas esperpenticos. Como la mayoria de los que escriben comentarios aqui.

et les réponses auxquelles il fallait s’attendre (vu le nombre de fautes d’accent dans le message précédent) :

Analfabetos como por ejemplo tú, que debes creer que la ortografía es alguna provincia de Croacia.

Deux exemples de cette Espagne en pleine déprime qui font écho au débat ennuyeux auquel invitait Frédéric Taddei hier soir sur la 2 sur le même sujet… Dire que l’Europe est « déprimée » avance à quoi? Elle est surtout en train de s’appauvrir et de remettre en question ses isntruments de solidarité collective. Pour sauver les banques. Oui, car c’est l’Europe qui est en dépression, il suffit de lire les courriers que publient les jeunes espagnols diplômés qui ont tenté leur chance à l’étranger:

http://www.spaniards.es/foros/2013/03/19/en-paris-asqueada-deprimida-y-aun-sin-trabajo

Des remèdes contre la dépression? Une feuille sans grand intérêt en propose un:

Dile adiós a tu depresión tomando sol

Galenos del servicio de Cardiología del Hospital USP San Jaime de España afirman que tomar sol con regularidad puede ser bueno para la salud. Según afirman, recibir los rayos de sol aumenta el sistema inmune y nos protegen ante la depresión. Los rayos UV no son malos siempre y cuando se exponga con prudencia. La razón de los beneficios del sol es que los rayos UV aumentan la producción de un neurotransmisor relacionado con la sensación de bienestar llamado serotonina. 

http://www.quintodia.net/indice/3012/dile-adios-a-tu-depresion-tomando-sol

Pauvres et chômeurs, allez au soleil, suivez les conseils du docteur Aznavour:

Emmenez-moi au bout de la terre
Emmenez-moi au pays des merveilles
Il me semble que la misère
Serait moins pénible au soleil…

Tous en Espagne!

Corruption et chorizadas

 

L’information espagnole vit au rythme des scandales financiers. Des scandales liés  à la surchauffe qui pendant de nombreuses années de secteurs ont supposé l’établissement de chaînes corruptrices et corrompues, en particulier dans un secteur qui voyait les prix augmenter à la hausse, le bâtiment. De nombreuses municipalités et maires se sont retrouvées mêlées à des opérations de promotion immobilière peu catholiques, en faisant passer des sols inconstructibles (définis par la loi comme « rústicos ») à celui de zone d’activité puis de zone d’habitation. Depuis une vingtaine d’années les cas et procès se multiplient, à tel point que des brassées de cartes d’Espagne  de la corruption circulent sur le net.

   La dernière affaire, « el caso Gürtel » , est aussi différent que spectaculaire. Elle agite le landerneau politico-médiatique espagnol d’autant plus qu’elle lie deux phénomènes: captation de subventions publiques et financement occulte des partis.

Les soupçons sont d’autant plus fondés que toutes sortes de pressions ont été exercées contre les juges pour étouffer l’affaire qui risquent de mettre en difficulté le Parti Populaire, au pouvoir. Des accusations d’enrichissement personnel, d’enveloppes en liquides distribuées comme autant de petits pains, empoisonnent ce parti, au moment où il impose aux espagnols l’une des cures d’austérité les plus drastiques. Les milliers, dizaines de milliers d’euros qu’auraient touché les cadres du PP ont-ils existé, existent-ils? La justice dira, passera ou ne passera pas.

Pour méditer sur cette image d’un pays noyé par la corruption, avérée ou pas, une citation que le diplomate ancien compagnon de route d’Enrique Tierno Galván, Raúl Morodo, avait mis en exergue de son livre de Mémoires, Atando cabos (Taurus, 2001), citation tirée de Escuela de mandarines  de Miguel Espinosa, essayiste discret dont quelque textes peuvent être lus sur la toile:

http://www.um.es/acehum/principal.htm

 

La voici:

« Todos los hechos son hijos de la corrupción; fuera de ellos reside lo irreal. De la inocencia surge inocencia; de la corrupción, la necesidad. El embozo de la corrupción se llama retórica. Sabedlo para siempre: la corrupción es irremediable. Aprended a corromper y poseeréis la Tierra. Así hablaron los amantes de la Tradición: siempre que se restableció la corrupción, se restauró el Orden. »

Miguel Espinosa (1926-1982)

Bombes et bombardements

Il y a quelques années, j’ai eu l’occasion d’écrire une note brève sur un petit ouvrage d’Ian Patterson, publié par les Editions Héloïse d’Ormesson, Guernica, pour la première fois, la guerre totale (Guernica and total war)[1]. Tout d’abord parce qu’il centrait son évocation des bombardements de zones civiles au XXè siècle en prenant pour axe de réflexion le bombardement de Guernica considéré comme le premier bombardement massif de zones civiles de l’histoire de la guerre.  Ce dernier bombardement est encore soumis à une querelle de chiffres en Espagne puisque certains chiffrent le nombre de morts à plus de 1500 et d’autres à un chiffre tournant autour de 120/150. On peut penser que la publication d’un ouvrage d’historiens basques en mars dernier permettra de calmer le jeu. Dans cet ouvrage,  Sustrai Erreak, Guernica 1937, sont recensés 153 noms de personnes mortes sous les 5 tonnes de bombes lancées par les avions allemands[2].

Outre ce fait, dont nous reparlerons plus loin, la question  posée était aussi celle de son retentissement  dans le monde entier, retentissement qui eut pour effet d’encourager le sentiment de répulsion des opinions publiques face aux agissements des forces aériennes allemandes (la Légion Condor, en l’occurrence) et disposa d’un vecteur puissant du point de vue de la propagande antifranquiste, le tableau éponyme de Pablo Picasso, universellement connu. L’ouvrage de Ian Patterson montrait qu’il y avait eu d’autres bombardements civils en d’autres lieux, d’autres temps et à la charge d’autres nations militarisées (la Grande-Bretagne et la France en particulier). A la même époque, un petit ouvrage de Nicholson Baker, Human Smoke[3], traitait de questions voisines, ouvrage dont je disais :

Curieux livre dans lequel  l’auteur aligne de petites notes classées dans un ordre chronologique rigoureux qui couvre les années 1914-1941. Un seul petit chapitre porte sur l’Espagne, il est consacré à Guernica (page 74). C’est le seul évènement de la guerre espagnole qui semble avoir ému le monde des historiens anglo-saxons, comme témoignage de l’horreur et de la froideur de la guerre aérienne moderne dont eux-mêmes furent victimes.

Dans les deux cas, la considération était simple : les historiens anglo-saxons, très connaisseurs en matière d’histoire militaire, étaient intéressés par la question parce qu’eux-mêmes en avaient été les victimes pendant la période du Blitz. Une autre lecture éclaire sous un jour différent cette obsession anglo-saxonne, il s’agit du roman de David Lodge, A man of parts (2011). Il met en scène HG Wells pendant le blitz à Londres en 1944-1945. Vieil homme aux portes de la mort, il scrute son passé pour y retrouver, à sa manière, ce moment où il avait décrit quarante ans plus tôt cette destruction massive des villes à laquelle il assistait[4].

Thèse que je trouve aujourd’hui un peu facile. Que celui qui n’a jamais fauté me jette la première pierre.

Pour me pousser à rectifier cette analyse, un détail apparut au hasard de mes lectures catalanes, tout d’abord un dossier de presse daté de l’année 2012, publié par la Generalitat, où il était affirmé que la ville la plus bombardée pendant la guerre civile (autrement dit une zone civile sans défense spécifique) avait été Barcelone, mais avec l’ambigüité non levée de savoir si elle avait été la plus bombardée de Catalogne ou d’Espagne:

Entre el 13 de febrer de 1937 i el 24 de gener de 1939, Catalunya va patir milers d’atacs de part  de  l’aviació  italiana,  alemana  i  franquista.  Més  de  140  poblacions  catalanes  foren  bombardejades al llarg de la Guerra Civil Deixant a banda Barcelona -la ciutat més castigada-, foren  especialment sagnants els bombardejos que patiren ciutats com Lleida, Granollers o Figueres.[5]

 

Cependant si on compare avec le bombardement de Madrid des débuts de la guerre (novembre 1936) on est loin des chiffres relevant de celui de Barcelone en mars 1938: 130, dans le premier cas, pas loin d’un millier de morts et près de 2000 blessés dans le second. Ensuite un petit livre d’entretiens menés par Patricia Garbancho, La postguerra cultural a Barcelona, 1939-1959, publié en 2005[6]. où il est précisé par les témoins interrogés ce que tout le monde sait: que les bombardements de Barcelone visaient les zones portuaires et les infrastructures industrielles ainsi que els axes de transport (témoignage de Josep Maria Ainaud). Témoignage confirmé par  l’ouvrage de Jaume Fabre, Els que es van quedar, 1939 : Barcelona, ciutat ocupada[7]. Tous les témoignages confirment que, de façon indiscriminée, les bombardements de Barcelone se prolongèrent pendant deux ans. Mais Jaume Fabre indique que non seulement les quartiers industriels et les nœuds de communication avaient été visés, mais que tous les quartiers avaient subi cet enfer[8]. La seule statistique du nombre de refuges date de 1938, elle émane de la Junta de Defensa, et elle en comptait 1365 pour une ville d’un million d’habitants, même si on suppose qu’il y en avait plus de 2000. A peu près un refuge pour 500 habitants.

 

 

 

 

 

Le  bombardement le plus massif de la capitale catalane eut lieu en mars 1938, autrement dit 11 mois après Guernica.

Le bombardement de Barcelone de mars 1938 ne visait pas d’objectifs « militaires » mais était destiné à répandre la terreur. Selon certaines sources catalanes, il s’agit du premier bombardement dont le nom technique est anglo-saxon: « carpet-bombing » ou « saturation bombing », bombardement par saturation. N’oublions pas cependant  que les plus grands massacres civils ont été le fait de troupes régulières à pied, à Badajoz ou Málaga. Mais peu exploités d’un point de vue propagandistique.

Enfin, toujours intrigué par cette question, je me suis attelé s à la lecture d’un ouvrage encore plus étrange conçu et publié par l’essayiste suédois Sven Lindqvist en 1999 et réédité par les Editions La Découverte, Une histoire du bombardement[9]. Etrange car il est découpé en 22 entrées, quatre cent notules et que la lecture ressemble à celle que Julio Cortazar recommandait pour son roman Rayuela : une lecture linéaire, une lecture conseillée et une troisième lecture, aléatoire celle de l’intérêt du lecteur. Dans sa courte préface l’auteur parle d’un labyrinthe, d’un puzzle effrayant, un ensemble protéiforme qui consigne scrupuleusement tous les faits et dits tournant autour de la question centrale : comment est né le droit de bombarder, de massacrer des populations civiles ? Les politiques anglo-saxons, les essayistes de la fin du XIXè siècle et du début du XXè, HG Wells, bien sûr, mais aussi Jack London et beaucoup d’autres ont imaginé « l’assainissement » de l’humanité par sa destruction massive. L’Afrique a été une cible privilégiée, les Espagnols et les Français pendant la guerre du Rif, les Anglais en Arabie, les Italiens en Somalie, ont usé du bombardement aérien de villages o de populations civiles. Pourquoi les règles édictées par la Convention de Genève (1864) n’ont jamais été respectées en Afrique ? Parce que les peuples considérés comme sauvages ne pouvaient pas être protégées par le droit international. Idée que J. K. Bluntschli tenta timidement de réfuter dans son ouvrage de 1868 : Das  Moderne Volkerrecht der Ziviliesierten Staten als Rechstbuch dargestellt. Lindqvist cite ce curieux paragraphe dans lequel Bluntschli bredouille : « Puisque les sauvages sont des êtres humains, ils doivent, eux aussi, être traités de façon humaine et ne pas être privés de leurs « droits de l’homme ». Face à l’unanimité du moment, ce bredouillis jurico-humanitaire aurait mérité la médaille du courage.

Il y avait, dit Lindqvist, une sorte de pensée globale en Europe et aux Etats-Unis selon laquelle l’usage des bombardements ou massacres de populations civiles ne se produiraient que sur des territoires de conquête ou contre des peuples non-civilisés et, implicitement, jamais en Europe. Même la guerre de 14-18 répondait à ces critères, si ce n’est l’usage des gaz déjà expérimenté en Afrique. Guerre « démocratique » selon François Furet, elle fut surtout une guerre démographique mais confinée aux champs de bataille, tuant des millions de futurs pères potentiels. Oui, en un sens, les bombardements de ville espagnoles constituaient une nouveauté, non pas de méthode, mais de principe : on bombardait des objectifs civils en Europe. Lindqvist rappelle qu’à peine nommé Premier Ministre, Churchill ordonna le bombardement de l’Allemagne en mai 1940, sachant que d’un point de vue opérationnel la Grande Bretagne disposait d’une certaine suprématie. Il savait aussi que les villes anglaises seraient victimes de représailles, mais on juge toujours en Grande Bretagne que ce choix avait été le meilleur : « It was a splendid decision. » (Lindqvist, 20).

Mais dans son livre, à l’année 1938, il n’est nullement fait référence au bombardement de Barcelone mais bien à la tournée du tableau de Picasso dans les pays du nord de l’Europe. Lindqvist s’attache tout de même à montrer que ce bombardement a eu de l’impact non pas à cause de son caractère massif (5 tonnes d’explosif lancés sur la petite ville basque contre 44 sur la capitale catalane), mais à cause du caractère symbolique de la ville-totem de l’histoire basque et d’un article paru dans The Times qui fut repris par la presse internationale et par L’Humanité qui en publia la traduction, traduction lue par Picasso qui « le 1er mai 1937, […] attaque le tableau qui plus que toute autre chose, va rendre célèbre dans le monde entier le nom de Guernica. » (Lindqvist, 144). Tableau dont nous savons qu’il fut maintes fois repris et copié de manière obsessive par les peintres espagnols des générations suivantes.

 

Il y a donc dans le cas des bombardements de cibles civiles un traitement aléatoire qui ne porte pas sur les seules statistiques mais aussi sur l’effet émotionnel et symbolique. Le seul bombardement de l’histoire qui réunit les deux critères, c’est bien sûr celui d’Hiroshima et de Nagasaki en aout 1945. Ou celui de Dresde en février 1945 (3900 tonnes de bombes et plusieurs dizaines de milliers de morts).

Que la guerre soit archi-médiatisée (les démonstrations télévisée de « frappes chirurgicales » en Irak au cours de la première guerre du Golfe en ont été le paroxysme) ou sans images (l’intervention française au Mali ces derniers jours), la question reste la même : à quoi sert cette violence inouïe sinon à détruire et à épouvanter. Et détruire suppose des dégâts collatéraux matériels et humains. Combien de bombes les Rafales français ont-ils largué sur la Libye pour finalement laisser les « révolutionnaires » libyens lyncher à mort Khadafi, selon les plus anciennes traditions de la guerre au sol et au mépris de tout droit international ?

 

La question reste ouverte.

Arnold Toynbee :

La guerre ne commence à révéler sa malfaisance que lorsque la société qui s’y livre a commencé  à accroître son aptitude économique à exploiter la nature physique et son aptitude politique à organiser « la puissance démographique »…

 

 

Je recommande enfin la lecture de Chef-Lieu de Jean Follain qui se remémore le Saint-Lô d’avant les bombardements de juillet 1944 qui détruiront la ville à 95%.

 


[1] « Ian Patterson, Guernica, pour la première fois, la guerre totale (Guernica and total war) », Ed. Héloïse d’Ormesson, 2007, 188 pages », Cahiers de civilisation espagnole contemporaine, n°2, printemps 2008, mis en ligne le 13 mai 2008.

[2]http://www.kulturklik.euskadi.net/lang/es/sustrai-erreak-2-gernika-1937-batzuen-artean-sustrai-erreak-2-gernika-1937-varios-autores/

[3] Nicholson Baker, Human Smoke, Ed. Christian Bourgois, Paris, 2009, 575 pages.

[4] L’édition française de ce roman a été publiée sous le titre Un homme de tempérament, Editions Rivages (2012).

[6] Patrícia Gabancho, La postguerra cultural a Barcelona, 1939-1959, Barcelona, Meteorα, 2005, 347 pp.

[7] Jaume Fabre, Els que es van quedar, 1939: Barcelona, ciutat ocupada, Barcelone, Publicacions de l’Abadia de Montserrat, Col. Serra d’Or, 2003, 365 pp.

[8] «No estaven només en mal estat les zones industrials o els nusos de comunicacions, possibles objectius militars, sinó tota la ciutat, perquè els bombardeigs havien sigut indiscriminats.», op.cit., p 59.

9] Sven Lindqvist, Une histoire du bombardement, Paris, La découverte, 2011,  393 pp.


 

Roi d’Espagne, sacré métier

Les Bourbons ne sont pas aimés en Espagne. Ils ont toujours eu la réputation d’être des rois inconsistants, versatiles, futiles et, suprême défaut, étrangers. Comme si Charles Quint ne l’avait pas été. Mais il l’était peut-être autrement

Depuis son arrivée en Espagne et sa montée sur le trône d’Espagne, la dynastie des Bourbons n’a proposé à ce pays de vivre, que  guerres civiles (dites souvent « de succession »), ruptures tragiques, renoncements, abdications ou abandons purs et simples. Comme si cette cette couronne était aussi  mortelle à porter que la tunique de Nessus ne le fut pour Hercule.

Faisons une rapide évaluation:

Le premier Bourbon qui devient Roi d’Espagne est Philippe d’Anjou, petit-fils de Louis XIV. Dans son Histoire de l’Espagne (Fayard-1996), Joseph Pérez dit de lui et de son fils Louis:  » tous deux souffraient de troubles psychiques » sans pour autant nous préciser lesquels.

Dés son arrivée en Espagne, en avril 1701, devant la menace de voir réunies les deux couronnes française et espagnole, une coalition réunissant l’Angleterre, le Danemark, les Provinces-Unies et le Portugal, déclare la guerre aux Bourbons et soutient un mouvement de révolte qui va diviser l’Espagne en deux, la Castille, défendant le nouveau roi et la Catalogne, Valence et l’Aragon qui s’y opposent de peur de voir leurs fueros (leurs statuts particuliers) mis à mal par une monarchie connue pour être très centralisatrice. La guerre internationale sera conclue par le Traité d’Utrecht (1713) qui conduira à l’abandon par l’Espagne de ses possessions italiennes et néerlandaises. la guerre civile sera conclue par la capitulation de Barcelone le 15 septembre 1714, après les massacres de Montjuich du 11 septembre, jour dont nous savons qu’il est célébré comme la fête nationale catalane depuis lors. Et, effectivement , les régions rebelles perdront leurs privilèges l’année suivante. En juin 1724, Philippe V d’Espagne abdique au profit de son fils Louis. .. qui s’empresse de mourir le 31 aout, permettant ainsi à son père de retrouver la couronne d’Espagne qu’il conservera jusqu’à sa mort, en 1746.

Son petit-fils, Charles IV, abdiquera aussi en mars 1808 en faveur de son propre fils Ferdinand VII, sous la pression populaire. Cette couronne, qui ressemblait alors plutôt à une patate chaude,  le fils lui rendra en mai de la même année pour finalement la céder au frère de Napoléon contre une pension confortable et une résidence non moins confortable au château de Valençay, présenté par Wikipédia en espagnol comme « una propiedad rústica junto a un pueblo de unos 2.000 habitantes, aislada en el centro de Francia, a unos 300 kilómetros de París« , ce qui, en atteste la photo des lieux, est une appréciation soit parfaitement ridicule, soit curieusement partisane:

http://es.wikipedia.org/wiki/Fernando_VII_de_Espa%C3%B1a

Ces deux monarques seront à l’origine de plusieurs guerres civiles en Espagne, guerres toujours menées sous le nom de guerres de successions pour avoir élaboré (ce que fit  le père en 1789) et promulgué (ce que fit le fils en 1830) la Pragmática Sanción , autrement dit, une nouvelle loi dynastique qui autorisait les filles de sang royal à prétendre au trône d’Espagne. Ces guerres connues sous le nom générique de guerres carlistes (à cause du nom du frère du Roi, Carlos María Isidoro de Borbón qui était hostile à cette nouvelle loi) embrasèrent l’Espagne en opposant les mêmes régions de l’est et du nord  (1833-1839, 1846-1849 et 1872-1876).

La fille de ce Ferdinand, née en 1830, héritera du trône à 13 ans, laissant un souvenir tellement impérissable qu’elle devra abdiquer en 1868 et s’exilera définitivement en France pour abdiquer en faveur de son fils Alfonso XII en 1870.  Après quelques années de troubles et de révolutions, les Bourbons reviendront en Espagne grâce aux militaires. Il s’en suivra une période de relative stabilité dynastique qui se poursuivra sous. le règne du fils d’Alphonse, Alfonso XIII jusqu’à ce que, sous la pression des militaires, il cède le pouvoir en 1923 à une Junte menée par le Capitaine-Général gouverneur militaire de Catalogne, Miguel Primo de Rivera. Quand la dictature s’écroulera, la monarchie telle le bébé avec l’eau du bain, s’écroulera avec elle. En avril 1931, au lendemain d’élections municipales nettement favorables aux partis républicains,  le roi renoncera au trône d’Espagne, sans abdiquer pour autant:

« Espero a conocer la auténtica y adecuada expresión de la conciencia colectiva y, mientras habla la nación, suspendo deliberadamente el ejercicio del poder real y me aparto de España, reconociéndola así como única señora de sus destinos. »

Et je vous épargne les tergiversations de son fils, Don Juan, les compromissions de son petit-fils avec le franquisme…

Oui, la Monarchie espagnole est en danger. Non pas que le républicanisme soit un sentiment dominant, non. Mais parce que cette dynastie bourbonienne n’a jamais suscité d’adhésion, parce qu’il n’y a jamais eu de parti réellement monarchiste en Espagne. La Monarchie a su se rendre utile, il est envisageable de penser qu’elle ne l’est plus, d’autant que les petits démons qui agitaient ses ancêtres n’ont pas cessé de tarabuster le roi actuel. Ils sont au nombre de trois: l’argent, le sexe et la dolce vita.

Aussi le monarque vieillissant et malade a-t-il décidé d’améliorer sa communication et, à l’occasion de la célébration de son 75ème anniversaire, le 4 janvier dernier, de se faire interviewer par un pilier des médias espagnols, Jesús Hermida. Pour  calmer le jeu, le site internet de la Maison Royale a également fait peau neuve:

http://www.elysee.fr/valerie-trierweiler

Oh! Pardon! Voici le bon lien…

http://www.casareal.es/ES/Paginas/home.aspx

 

 

Lo hecho, hecho está

Tel est le titre d’un entretien accordé au quotidien El País -édition du 9 décembre- par José Luís Rodríguez Zapatero, qui fut chef du gouvernement espagnol (socialiste) entre 2004 et 2011.

Il y est question de la publication d’un livre sur la crise, publication dont la mise en vente était prévue pour cet automne mais qui sera retardée. Livre autocritique? Livre d’ « ajuste de cuentas » avec son propre parti? Ou livre plus théorique qui pourrait tourner autour de la formule selon laquelle l’Etat ne peut pas tout? Le mystère reste entier…

Mais cette expression qui sert de titre à cet article est des plus fatalistes. Pouvait-il agir autrement que d’imposer des mesures d’austérité que celles qu’il prit en 2010 après avoir nié pendant des mois la réalité de la crise? Georges Pompidou, dans Le nœud gordien, soulignait la difficulté de la politique: toute décision devenait irréversible et une erreur ne pouvait que difficilement être corrigée, tant le pouvoir laissait celui qui l’exerçait dans une solitude glaçante au moment de la décision. Curieusement, ce n’est pas du même genre de solitude dont se plaint Zapatero, il ne pense pas à celle qui accompagne l’exercice du pouvoir (obsession de tout président français), mais à celle qui correspond à l’après.

Pas de critique de ces fameuses premières coupes budgétaires de 2010, mais un plaidoyer- justification qui consiste à dire que s’il ne les avait pas prises, la situation aurait été bien plus grave. C’est ce qui pèse sur tout le discours et l’action politique, faire en sorte que toute décision devienne irréversible, avec pour seul argument cette figure du renvoi vers une uchronie plus sombre à laquelle sans elle, nous n’aurions pas échappé.

Cette formule laisse transparaître ce qui sépare le projet politique partisan de la volonté politique populaire. L’un considère que ce qui est fait est fait, l’autre aspire au retour vers des temps meilleurs. Il semble que cette contradiction, élevée au rang de perfection par les gouvernements fondés sur l’alternance des modérés, aggrave encore le fossé entre vouloir et pouvoir politique.

En aout 2011 nous signalions que la plus belle phrase politique du mois nous la devions à Alfredo P. Rubalcaba (« Me voy a tomar un café, que me duermo »), phrase prononcée en marge du débat parlementaire espagnol sur l’adoption de la Règle d’or.

En voici donc une autre. Les deux mises bout à bout donnent bien l’image de ce qu’est la politique en Espagne aujourd’hui:

Lo hecho, hecho está, me voy a tomar un café, que me duermo…

ou

Me voy a tomar un café, que me duermo, lo hecho, hecho está…

On appelle ça la politique TINA (there is no alternative) avec une petite touche de vie quotidienne (el café para todos) et de travail accompli. A ce discours répond le renvoi dos à dos des chefs de partis. Cette période n’est-elle pas comme du déjà vu en Espagne? L’ombre critique de la plume la plus féroce du XXème siècle, Paco Umbral, nous le rappelait en 1983:

http://elpais.com/diario/1983/04/24/sociedad/419983208_850215.html

Pour le petits, la crise est mortifère

Trois suicides en un mois en Espagne liés tous les trois de façon avérée à une raison identique, il s’agissait de personnes dont le logement allait être saisi par voie judiciaire pour défaut de paiement. Logement saisi par celui qui allait devenir son propriétaire légitime, la banque qui avait consenti un prêt à ces personnes.

http://periodismohumano.com/economia/lo-llaman-suicidio-por-desahucio-pero-es-genocidio-financiero.html

Dans les trois cas, il s’agissait de personnes qui étaient en défaut soit parce qu’elles avaient perdu leur travail soit parce qu’il s’agissait de personnes seules (deux femmes sur les trois derniers). La question devient tellement essentielle que le quotidien El País a ouvert une rubrique spéciale dans son édition numérique, la rubrique « Desahucios » (Expulsions). Elle a aussi donné l’occasion à l’ouverture d’une bataille de chiffres qui oppose le gouvernement et les banques d’un côté aux associations, juges et médias de l’autre. Les premiers minimisent les effets des défauts de paiement et le nombre d’expulsions, les second produisent des chiffres qui ne laissent pas d’effrayer. Pour le gouvernement les expulsions de familles de leur résidence principale pour défaut de paiement varient annuellement depuis le début de la crise de 5000 par an à 15000. Pour les juges du Consejo General del Poder Judicial (l’équivalent espagnol du CSM) et pour l’association des « Juges pour la Démocratie », depuis 2007, 370 000 expulsions « bancaires » ont été exécutées (après décision judiciaire).

Le gouvernement, même s’il tente de minimiser les chiffres, n’en n’est pas moins inquiet puisqu’il a tenté par la voie de la loi de calmer le jeu de limiter les effets de ces expulsions qui vont bon train en Espagne (500 par jour). Mais de façon unanime ce décret a été considéré comme insuffisant car il ne remet pas en cause les pratiques des banques qui exproprient. Il aménage tout tout juste quelques critères empêchant l’expulsion. Or ce qui est demandé avec de plus en plus de force c’est que soit modifiée la loi sur le crédit qui prévoit toujours que la banque émetrice d’un prêt peut demander la confiscation du bien après un seul mois de défaut de paiement des traites, qu’elle fixe elle-même la valeur de reprise du logement saisi et qu’elle persiste à réclamer la différence entre ce prix fixé (naturellement très inférieur au prix consenti au moment de l’achat du logement par le débiteur, en moyenne, 60% du prix d’achat initial). En Espagne nombreux sont ceux qui y voient une manoeuvre des banques sur le dos des plus infortunés pour augmenter leur marge de profit et opposent un autre principe: la dation.  Si la banque souhaite saisir le bien garant du prêt, elle ne peut fixer comme valeur que celle du bien au moment de son achat par la personne (ou la famille) qu’elle souhaite exproprier. La deuxième solution, c’est, outre la dation, accepter que ces familles restent dans leurs meubles moyennant un loyer raisonnable.

http://www.bbc.co.uk/mundo/noticias/2012/10/121003_espana_desahucios_rg.shtml

La réponse du gouvernement Rajoy consiste à dire que les conditions d’obtention de crédits immobiliers  en seraient mécaniquement durcies et qu’à terme la crise n’en serait que plus profonde. On pourrait ajouter que ces conditions plus difficiles l’obligeraient à avoir (enfin, dirait-on) une politique sociale du logement, or les profits des sociétés immobilières et des banques sont bien moindres quand la politique de l’habitat est administrée puisque les marchés sont publics et que l’offre de prix n’est pas liée à la capacité de crédit offert par les banques mais au rapport coût-qualité des projets. Il reste encore une espérance pour les banques et les sociétés immobilières, même dans un contexte de politique authentique de logement social: la corruption. Mais la justice veille, c’est ennnuyeux…

 

Le pain quotidien

La Société des Amis de Jean-Louis Flandrin, De Honesta Voluptate, compte des « historiques ». Mohamed Oubahli est l’un d’enter eux. Marocain, homme de culture, passionné par l’histoire et l’anthropologie, il n’a eu de cesse au cours de ces vingt dernières années de mener, dans des conditions quelquefois difficiles, des recherches patientes sur l’alimentation au Maghreb dans cet espace culturel foisonnant d’échanges, de « transferts » de savoirs et de pratiques. Je me sens particulièrement heureux de pouvoir enfin avoir entre les mains l’ouvrage qui nous livre la quintessence même de ses travaux. Cet ouvrage vient d’être publié au Maroc par la Fondation du Roi Abdu-Aziz sous le titre La main et le pétrin, alimentation et pratiques culinaires en Occident musulman au Moyen-Age. Il s’agit d’un livre imposant de 590 pages dont l’objet essentiel est d’examiner la fabrication, les formes et l’usage du pain dans les sociétés médiévales de cette partie du monde dans laquelle l’Espagne musulmane tient une place importante.

Pains, galettes, couscous, pâtes, toutes ces formes de transformation de la farine sont passées en revue et chacun y trouvera des enseignements extrêmement précieux sur les usages, leurs transformations et les raisons de l’abandon de telle ou telle forme ou pratique. S’il est clair que les fidawsh entrent encore dans la confection de mets contemporains espagnols (les fideos que l’on ajoute aux potages ou dans les plats à la mode ressurgis ces dernières années à Valence – la fideuà-) on se demandera pourquoi le couscous (c’est-à-dire la semoule de blé) est absent des traditions culinaires espagnoles. La réponse est politique:  Mohammed en esquisse le contour en évoquant les traités :

« … manger un couscous [pouvait] apparaître come un acte vil, voire hérétique, et conduire par conséquent devant le Tribunal de l’Inquisition. »

Ces réflexions sur le phénomène d’acculturation religieuse par l’imposition du rite a toujours été au centre des débats de la néo-scolastique espagnole des XVIè et XVIIè siècles.  Je prendrai  un seul exemple. Grâce aux notes prises par ses étudiants, a pu être sauvée une leçon que le théologien Francisco de Vitoria (1483-1546) donné dans les années 1530-1540 à Salamanque. Elle a été publié sous forme de Traité sous le titre générique La Ley, et on voit très vite que la question de l’interdit est essentielle. Tournant autour de concepts de loi naturelle et de loi positive et traitant de la façon dont doivent être jugés les attitudes de chacun,  Vitoria s’y livre à un examen des dispenses accordées au jeûne. Il reste là à l’intérieur d’une tradition classique du débat autour de cette question:

« …porque antes de que estuviera prohibido era bueno comer carne el viernes, pero ahora es malo. Por consiguiente hay que tener por cierto que las leyes civiles, obligan bajo culpa.  »

Lectura 125, La Ley (édition de Luís Frayle Delgado), Madrid, Tecnos, 1995, page 40.

Mais, avec la prudence nécessaire du maître et théologien, quelques bribes allusives montrent bien qu’il pense au-delà de la question de la rupture du jeûne:

« No hay que juzgar […] que pequen mortalmente, porque la injusticia es pequeña, […] por ejemplo comiendo carne el Viernes Santo, o haciendo cosas semejantes. »

Lectura 127, id., page 60.

Les ouvertures que Mohamed Oubahli nous propose sur ces questions, son érudition et l’appel fait à des sources extrêmement diverses donnent à son ouvrage une dimension peu commune, une approche concrète des techniques, des outils, des métiers, une approche comparée des usages et de la consommation de produits panifiés depuis le Moyen-Orient jusqu’à l’Espagne musulmane. Passionnant.

On pourra aussi consulter avec avantage les deux  numéros de la revue Horizons Maghrébins,  55 et 59  consacrés aux nourritures du Maghreb (sous le titre général, « Manger au Maghreb »).

Par la même occasion, je vous signale que j’ai mis « en lien » l’adresse internet de la Société des Amis de Jean-Louis Flandrin, De Honesta Voluptate.