Trillando Granzas

Juste un mot pour vous aiguiller vers ce petit livre. Je suis attaché à son auteur par de grands liens d’affection, j’en ai un peu  parlé cet été. Allez voir, j’en reparlerai plus longuement une autre jour:

http://www.bubok.es/libros/219507/Trillando-Granzas

Que les enfants de Florencio soient salués pour avoir mené à son terme la mise à disposition de ce texte dont je connaissais bien le contenu mais que, par pudeur, Florencio hésitait à éditer.

Vive la crise!

Déambulez dans le Madrid populaire ou chic et vous en apprendrez beaucoup sur les effets de l’austérité. C’est ce que j’ai fait ces derniers jours.

Tout d’abord, nous le savons, l’être espagnol marche, il se promène, il processionne, il excursionne, c’est au centre même de son être. Nous sont familiers ces couples de vieilles dames qui, bien mises et bras-dessus, bras-dessous, arpentent les mêmes rues dans un sens puis dans l’autre, à des heures et quelquefois par un froid qui ne permettrait à aucun d’entre nous de mettre le nez dehors. L’invencible armada espagnole ce n’est pas celle des bateaux de papier de Philippe II mais bien celle de ces vieilles dames permanentées qui occupent l’espace et patrouillent entre les stations de métro Quintana et Ciudad Lineal.

Elles font irrésistiblement penser à cet écuyer que Lazarillo prend comme maître et qui en guise de repas arpente en long et large, matin comme après-midi,  les rues de Tolède.

Dans les rues du Madrid d’aujourd’hui les effets de la crise sont bien concrets.

Le premier est celui-ci: de nombreuses bouches de métro sont fermées par souci d’économie (ici celle de Ciudad Lineal à la hauteur d’Alcalá, 433).

Puis il y a les signes d’adaptation de la publicité de proximité (« Con nosotros, ahórrate la subida del IVA »). Et les offres que vous ne pourrez jamais refuser tant elles participent du don désintéressé plutôt que du commerce. Deux exemples relevés près de la station de métro Pueblo Nuevo:

Permis pas cher pour les jeunes:

Coupe « obole » pour tous (pardonnez le mauvais calembour):

Dans le quartier de Chueca, l’acrimonie est plus explicite, moins charitable, pointant d’un doigt vengeur l’ennemi des Espagnols, l’indignation est dans l’air:

Enfin, chez lez riches, la crise a des expressions paraboliques, cryptées, somme toute étranges, où l’interprétation peut permettre toutes sortes de conclusions.

Un seul exemple, glané au fil de mes ballades dans le très chic barrio de Salamanca, rue Claudio Coelho, tout près de la calle Serrano. Une Cendrillon dépitée ou le fantôme de la Comtesse aux pieds nus? On ne saura jamais.

Il faut dire que la crise est passée loin  d’Edith, adorable expat qui a choisi ce quartier pour y installer sa petite famille en 2008. Elle le disait fort joliement en juillet 2011:

« Si je devais tout reprendre à zéro ? Je crois que je ne changerais rien, le même appartement dans le même quartier (même avec les mêmes en manteaux de fourrure) »…

http://expatespagne.canalblog.com/archives/2011/07/27/21666534.html

A chacun sa crise.

Janus et la guerre civile

Après avoir consciencieusement lu le Carnet du Monde  de l’édition du 19 octobre (page 29) pour bien m’assurer que j’étais encore de ce monde-ci (un rituel propre à tous ceux qui, comme moi, lisent de plus en plus le journal  en diagonale et à partir de la dernière page),  je suis passé à  la lecture d’un article de plus haut calibre, page 27,  dont le titre pouvait être interprété de différentes manières : Une CLIO extravertie. Ne croyez pas qu’il s’agissait de nous parler des avancées méthodologiques de la science historique (pour ça, il fallait aller voir dans le Supplément Livres de ce même quotidien). Il s’agissait tout bonnement de nous présenter la dernière version de la CLIO, « incarnation de la nouvelle esthétique Renault ».

L’article correspond à une vieille tradition de la presse depuis que  la Nationale 7 et le Guide Michelin existent, un article critique, comme on trouve dans un journal digne de ce nom des articles de critique théâtrale, cinématographique, musicale, culinaire, tauromachique, hippique, sportive, et j’en passe. Et l’auto reste dans ce genre de production journalistique un objet féminin, nous verrons que cela a une certaine importance.

Dans ses toutes dernières lignes une expression pouvait être prise comme un signe d’humour de son rédacteur (Jean-Michel Normand) adressé aux lecteurs. Je cite :

« Avec cette Clio très aguicheuse, lancée quelques mois après une Peugeot 208 plus pondérée que la 207, le rituel bras de fer entre petite Renault et petite Peugeot se joue désormais à fronts renversés. »

« Galbes, museau effronté », cette version devient « appétissante » même si, malgré son train-avant « agile » et ses « suspensions raffermies », lorsqu’on visite un peu son « intimité », je veux dire son intérieur, on est un peu déçu, nous dit le chroniqueur, puisque « l’habitacle brille par son conformisme et la qualité moyenne des matériaux utilisés ». Le bon sens populaire du mâle acheteur est de retour, puisque « la plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a » et qu’il faut « se méfier des apparences ».

Mais si je reviens à la dernière phrase de l’article, c’est pour souligner l’émergence dans le langage de la presse (ou dans celui de ceux qui s’y expriment, experts et spécialistes de tout poil) d’une expression épatante comme on le disait dans les années 50,  « à fronts renversés ». Si j’ai bien compris ce qui relève du front renversé entre la petite Renault et la petite Peugeot, c’est que la Clio, d’ordinaire sage est devenue « aguicheuse » alors que la Peugeot 208 est présentée comme « plus pondérée » que sa version 207. En gros, la fonction d’aguichage a changé de bord, les mouches ont changé d’âne, etc. C’est ça « le front renversé».

Il ne fait aucun doute que dans ce tricotage voluptueux des mille façons de séduire l’acheteur, la Peugeot porte des couettes, une jupe bleu marine plissée au-dessous du genou et la Clio une minijupe provocante et des appâts bien en évidence.

Mais je me suis demandé pourquoi « à front renversé ». La réponse est simple : il s’agit d’une expression à la mode. Employée à tort et à travers pour expliquer par métonymie commet tel objet ou tel fait est l’équivalent d’un autre pourvu qu’on en renverse les termes.

Voici un exemple de front renversé renversant qui nous ramène vers l’Espagne. La pensée historique a fait de la guerre civile 1936-1939 la répétition symbolique de toutes les guerres civiles, opposant la démocratie humaniste au démon despotique. Les récents commentaires sur la « Révolution arabe » dont on nous abreuve depuis deux ans ne se sont pas privés, peut-être par souci médiatique (créer des « éléments de langage »  utilisables par tous) de nous servir du front renversé à toutes les sauces.

Le 9 septembre dernier, dans  Les Echos, Dominique Moïsi publie un point de vue, La Syrie et le spectre de la guerre d’Espagne, dont je retiens une première phrase :

« Hier, de la même manière, mais à front renversé bien sûr, l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste soutenaient sans états d’âme les rebelles franquistes, tandis que les régimes démocratiques distillaient au compte-gouttes leur soutien aux républicains espagnols. »

Nombreux sont les commentateurs qui ont tenté de comparer la guerre en Lybie à la guerre d’Espagne, mais à front renversé, bien sûr. Là, c’est le tour de la Syrie… Pour Dominique Moïsi, Alep c’est Guernica, les islamistes, les anarchistes et communistes d’alors, et tout à l’avenant :

« Hier soutenir les républicains, c’est-à-dire aussi les anarchistes et les communistes, n’était-ce pas faire le « lit des rouges » au moment où risquait de s’étendre sur l’Europe l’ombre portée de l’URSS ? On sait jusqu’où cette logique conduisit l’Europe et le monde. Aujourd’hui les « fondamentalistes Islamistes » ne sont-ils pas l’équivalent de ce qu’étaient les « rouges » hier ? »

Pauvre Guerre d’Espagne, instrumentalisée par les uns et les autres, un jour peut-être il nous faudra citer Machado pour comparer des bagnoles, Picasso pour choisir entre le moulé à la louche et le pasteurisé,  pourvu qu’on prenne toujours la peine de renverser les fronts.

Et, à propos, en espagnol, comment dit-on  « à front renversé » ? Je ne sais pas. Une expression me revient cependant, que j’ai pris la précaution de vérifier sur Frikipedia :

http://www.frikipedia.es/friki/Caraculo

Renversant, non?

La Catalogne et l’Estat propi

Dans le conflit qui oppose le gouvernement espagnol et celui de la Catalogne, conflit dont le motif principal est la dette publique et la politique d’austérité que le premier tente d’imposer au second, le thème de l’indépendance revendiquée par cette riche région périphérique est revenu au premier plan.

On pourrait presque dire que c’est « de bonne guerre ». Chacun négocie avec les armes qu’il peut… Le refus d’un pacte fiscal fondé sur le principe d’un partage des recettes et des dépenses entre l’Etat central et les Communautés Autonomes, la demande d’un effort de réduction des dépenses publiques inégal (l’Etat en demande plus aux régions qu’il ne s’en impose à lui-même), le discrédit permanent des dépenses « pharaoniques » (terme en vogue en Espagne ces derniers temps) des régions et, pour finir, la tentation d’en finir avec ce système des régions autonomes en mettant à profit les effets de la crise, tout cela a exacerbé en Catalogne un sentiment antiespagnol sans précédent dans l’histoire de ce pays.

Voici quelques chiffres tirés d’El País, La dette publique espagnole représente 75,9% du PIB de l’Espagne, la dette publique de la Catalogne, 22% de son propre PIB. La dette de l’Administration centrale représente plus des deux tiers de la dette publique espagnole (617 milliards d’euros), celle des 17 régions autonomes, 14,2 du total (150 milliards d’euros). Comme la Catalogne est la région la plus riche d’Espagne ses 44 milliards dette publique sont ms en avant par le gouvernement pour en faire sa cible principale dans sa politique de « mise au pas » des Communautés Autonomes. Pourtant, selon ce même quotidien, l’augmentation en un an  de 9, 2% du rapport dette publique/PIB est imputable essentiellement à l’Etat central (8 points).

http://economia.elpais.com/economia/2012/09/14/actualidad/1347610875_109019.html

Alors, pourquoi tant de haine ? Parce que, comme me l’avait confié un ancien haut fonctionnaire de de l’Etat franquiste il y a quelques années : « Pendant la transition, nous avons commis deux erreurs : accepter la légalisation du Parti Communiste et accepter un modèle d’Etat fondé sur l’autonomie régionale. »

En quelque sorte la crise financière espagnole, dont je persiste à dire qu’elle n’est pas une crise de finances publiques mais bien une crise de la finance privée, d’un système bancaire traditionnellement spéculatif depuis pratiquement deux siècles et d’une chaîne de corruption bien huilée, cette crise a créé le bien connu « effet d’aubaine » dans la droite nostalgique qui pourrait se traduire ainsi : on va en profiter pour en finir avec l’autonomie des régions. Dans son discours de victoire au soir du 20 novembre 2011, Mariano Rajoy avait laissé percer cette intention en disant :

« Convocaré inmediatamente a todas las CCAA a una reflexión compartida sobre la forma de afrontar las exigencias de esta delicada situación ».

« Convoquer » a été ressenti comme le verbe de trop dans ce discours, mais on peut supposer que son choix avait été pesé.

Finalement, la réponse à ce centralisme défiant même la jurisprudence constitutionnelle bâtie durant plus de trente ans est arrivée il y a une dizaine de jours : une manifestation sans précédent des Catalans le jour de leur « Fête Nationale », le 11 septembre dernier. Cette  « Diada », comme il est coutume de l’appeler, a rassemblé beaucoup de monde (je donne la fourchette basse et la haute : 65 000 personnes selon le gouvernement, 1M 500 000 selon les organisateurs). Le plus caractéristique ce n’est pas l’écart énorme entre les deux chiffres mais plutôt la revendication dominante de cette journée, inédite à une telle échelle dans cette partie de l’Espagne : l’indépendance.

Depuis, le gouvernement catalan (de droite) surfe sur la vague et ne cesse de rappeler que l’indépendance est  l’ordre du jour, en effet le parti au pouvoir qui avait pendant des années tellement bien composer avec l’Etat Central qu’il fut de droite ou de gauche, promet des élections anticipées et s’engage à intégrer dans son propre programme la notion, difficile à traduire, celle d’Estat propi, qui évite de parler d’indépendance tout en en parlant très fort.

Voilà qui annonce un automne chaud chez nos voisins amateurs de sardanes, de suquet, d’empedrat et d’escalivada de pebrots i alberginyes.

Carrillo

Santiago Carrillo, l’un des dirigeants historiques du PCE (Parti Communiste d’Espagne) est mort avant hier après-midi, dans son sommeil. Il était âgé de 97 ans. je ne proposerai pas de nécrologie, il en a été publié un bon nombre dans la presse espagnole qui disent l’essentiel.

Celui qui a été très jeune militant socialiste, puis des Jeunesses Socialistes Unifiées (résultant de la fusion des Jeunesses Socialistes et des Jeunesses Communistes peu de temps avant le début de la guerre d’Espagne), était un personnage de la vie publique espagnole qui restera dans l’histoire de ce pays comme l’un des hommes politiques  les plus détestés mais aussi l’un des plus écoutés.

Il a été un professionnel de la politique, en temps de guerre, en assurant une fonction de maintien de l’ordre dans Madrid assiégé. Il sera accusé de crimes (l’assassinat de prés de deux mille opposants) accusations contre lesquelles il n’aura jamais de réponse certaine. Qui a été jugé pour les crimes commis pendant la guerre civile espagnole? Ceux qui ont été jugés et exécutés ou quelquefois exécutés sans jugement l’ont été par les hommes du régime après 1939, par les vainqueurs. Combien sont-ils? Certainement plus de cent-mille. Mais les responsables de ces exécutions sommaires, responsables aussi des massacres de populations civiles de Badajoz ou de Málaga perpétrés par les troupes franquistes ne l’ont jamais été. Pas un seul des responsables militaires ou paramilitaires des massacres conduits par ces derniers n’a été jugé.

Je voudrais parler de Santiago Carrillo, homme et dirigeant. Le dirigeant était intuitif, d’une intelligence rare, mais un homme toujours inquiet et mal à l’aise devant des intellectuels. Témoignent de ce malaise les rapports complexes qu’il avait avec Fernando Claudín et Jorge Semprún,  dirigeants du PCE des années dures qui avaient fait des études au moins secondaires. L’économie, la philosophie n’entraient dans les domaines du savoir qu’il maîtrisait et il n’aimait pas ça, ne pas maîtriser. Dans les débats intérieurs au PCE, cette inquiétude se sent à chacun de ses mots à travers les archives. Il compensait ce qu’il prenait pour une faiblesse par une intelligence stratégique hors-pair, intelligence qui a sa part conséquente dans les épisodes de la période dite de Transition qui a suivi la mort de Franco.

Il était physiquement courageux aussi, on le sait. On sait ce que fut son attitude lors de la tentative de coup d’Etat du 23 février 1981.

Je voudrais cependant raconter une petite anecdote pour illustrer ce courage physique. Aux alentours du 10 février 1939, du côté de Figueras (exactement à la sortie d’un village qui s’appelle Pont de Molins), cachés derrière des rochers dans un virage de la route qui mène vers la frontière française, un groupe de soldats armés de leurs fusils et de quelques cartouches tient une position illusoire et attend des ordres.  Ils sont jeunes, très jeunes, moins de vingt ans, ils ont peur. Sur cette route tortueuse et caillouteuse approche une grosse automobile noire. Ils la mettent en joue. La voiture s’arrête et un petit bonhomme au visage rond et portant d’épaisses lunettes descend, fait quelque pas et leur crie: « Qu’est-ce que vous foutez là? Vous allez vous faire massacrer! Foutez-moi le camp d’ici! » Il remonte dans sa voiture et repart vers la frontière.

Les soldats hésitent puis comprennent… « C’est fini…, on y va… ». Ils rejoindront la cohorte de soldats et de civils qui passeront la frontière, affamés, sales, exténués.  Cependant leur discipline de soldat sera encore présente à leur passage de la frontière: un soldat n’abandonne jamais son fusil sans en ôter la culasse. Pour qu’aucun ennemi ne puisse s’en servir. Le petit bonhomme aux grosses lunettes, c’était Santiago Carrillo, et, dans la troupe de jeunes soldats, le plus jeune, âgé d’à peine 17 ans, c’était mon père.

Qu’ils reposent en paix tous les deux.

Des salaires des profs, du prix de la baguette et de l’anglais académique

Les enseignements universitaires des Humanités vont mal. Nous le savons tous, nous le disons tous. Le signe vérifié depuis quelques années est la baisse régulière des inscriptions de nouveaux étudiants dans les filières des sciences humaines, des lettres et des langues.

Les raisons à cette désaffection sont multiples. Elles sont culturelles, nous vivons dans une société où  on est passé en deux décennies à d’autres critères de valeur ou de considération que le savoir. Un Docteur issu des enseignements de pointe de l’Université n’a, sur le marché du travail, aucune valeur marchande, sauf s’il correspond à des créneaux de plus en plus étroits des « fenêtres » de croissance (qui ne sont guère plus que des vasistas) . En général ils seront recrutés s’ils appartiennent au domaine des savoirs appliqués et encore. Mais s’ils sont issus de la recherche généraliste, de pointe, ils n’intéresseront personne. Enfin, on peut légitimement comprendre pourquoi un jeune bachelier va choisir plutôt des études liées au domaine de la banque, de la finance et du commerce plutôt que de se préparer à des études longues de huit ans pour n’avoir aucune perspective ou la perspective de devenir prof.

D’ailleurs, ce changement de critères ou de valeurs a justement rendu le métier de prof  non bankable. Les médias y sont pour beaucoup qui le présentent comme un métier dangereux, usant, méprisé par ceux qui, dans le cadre d’une éducation libre et gratuite, en bénéficient. Les quelques profs qui écrivent sur ce métier y ont ajouté de leur amertume, certains de leur nostalgie des temps passés  teintée à l’eau de rose. On vit dans un environnement où le métier qui consiste à transmettre n’a plus de sens, ce monde avance à vue.

Ajoutons aussi les raisons matérielles. Les politiques de ces dernières années -bas salaires, conditions de travail précaires, précarisation accrue des statuts, RPPG, allongement d’un an des perspectives d’études, création des Master d’Enseignement  sans aménagement de droits pour les détenteurs d’une Maîtrise ancien régime- y sont pour beaucoup. Pourquoi se lancer dans des études d’éco, de socio, de langues, de lettres classiques, d’histoire si c’est pour commencer à Bac+5 avec un salaire net de 1600 euros nets et espérer au bout de trente ans (à condition d’être fonctionnaire)  d’atteindre pour une courte période des niveaux de salaire tournant autour de 3000 euros nets?

Un exemple pour comprendre la dégradation continue des salaires des profs.  Dégradation dont sont victimes tous les salariés depuis une vingtaine d’années. La perte d’attractivité de ce métier est due pour l’essentiel aux bas salaires pratiqués. Supposons un  jeune agrégé qui commençait sa carrière de titulaire en 1975. Rétribué au deuxième échelon de son corps,  son premier salaire de titulaire (échelon 2) était de 4400 francs par mois nets (les fonctionnaires raisonnent toujours en net). La baguette de 200grs coûtait 80 centimes (de francs), le paquet de café moulu J. V. (100% Arabica) 2 francs 30, son  loyer pour un quatre pièces de 85 m2 dans une ville moyenne était de 580 francs charges comprises (à peu près 85 euros)… Aujourd’hui la baguette coûte dix fois plus cher, le café (JV 100%) aussi, les loyers aussi qui grimpent même jusqu’à x12, et les salaires ont été multipliés par combien, par 3, 3,5? Et je n’évoque ici que les villes moyennes.

L’autre aspect de cette désaffection est peut-être encore plus profondément préoccupant. La recherche fondamentale en matière d’humanités (deuxième anglicisme) ne fait plus recette. cette observation nous a valu ces derniers jours un long article de Michel Wieviorka, Directeur de la Maison des Sciences de l’Homme et sociologue français  reconnu mondialement. Publié par le journal Le Monde, son titre est alarmiste: « Sciences Sociales, le déclin français ».  S’appuyant sur des travaux de l’ de l’European Research Council (le Conseil européen pour la recherche), il affirme que les universités britanniques  » sont en position de force dès qu’il s’agit de financement européen de la recherche ». Sa critique est sévère:  » Tout cela participe d’un modèle de recherche dominé par la concurrence et le marché « .

Recherchant les causes de cette domination écrasante, il esquisse un bout de réponse en suggérant que dans cette compétition un élément fausse les règles du jeu, la question linguistique:

 » un candidat ne maîtrisant pas l’anglais ne peut pas concourir, et celui dont ce n’est pas la langue natale est traité sur le même plan que celui qui la maîtrise parfaitement, alors qu’il doit déployer des efforts particuliers pour participer à la compétition ».

Ceux qui sont engagés dans la recherche universitaire le savent: en sciences sociales, comme depuis longtemps dans les domaines scientifiques et bientôt dans tous les secteurs de la recherche universitaire, publier et communiquer en anglais sera la règle pour avoir une chance de prospérer, de trouver des financements, de trouver du travail.

Ses propositions sont d’ordre scientifique et institutionnel (penser global plutôt qu’hexagonal -sortir du nationalisme méthodologique-, réformer les statuts de chercheur et leurs conditions matérielles d’insertion) et linguistique. Sur ce dernier terrain la réponse est ambigüe, il évoque la nécessité d’une « formation linguistique » des chercheurs, confondant la formation linguistique et l’apprentissage des langues étrangères. Pour ne pas sembler capituler devant la prédominance de l’anglais, il ne dit pas formation à la maîtrise de l’anglais, langue véhiculaire de la recherche, mais il le pense.

Le constat est juste mais j’ai dans l’esprit que la bataille est perdue. Faisons comme d’autres universités et prenons exemple sur bon nombre d’Ecoles de Management ou de Commerce International françaises: enseignons en anglais dès la première année universitaire et laissons le petit peuple continuer à parler gallo-romain.

Il est remarquable que la principale qualité du chef du gouvernement français mise en avant est d’avoir été prof d’allemand. Il parle donc la langue de l’Empereur, ce qui, l’avaient souligné les médias au moment de sa nomination, était un avantage dans notre « dialogue permanent » avec l’Etat voisin et néanmoins ami. Les chercheurs universitaires maîtriseront donc un jour la langue de l’Empire. Mais ils ne seront peut-être plus chercheurs.

What a wonderful World….

http://www.youtube.com/watch?v=E2VCwBzGdPM

 

Soy comunista como Cristo, Gandhi y Marx

C’est ce que déclarait Juan Manuel Sánchez Gordillo au Diario de Sevilla en novembre 2011.

 

 

 

http://www.youtube.com/watch?v=K69EJqpJcyE

Mais qui est cet homme qui a eu les honneurs d’une page dans le journal Le Monde le 29 août dernier?

Une sorte de militant éternel des causes populaires qui s’est rendu célèbre pour avoir conduit le 7 aout dernier une opération de « récupération » dans deux  supermarchés de Séville pour distribuer les biens « récupérés » aux nécessiteux de la ville et en particulier aux sans-logis.

Son image de maire communiste de Marinaleda, de militant pour la justice sociale, de leader spirituel des luttes populaires dans sa région en on fait une nouvelle icône médiatique. Professeur d’histoire, maire depuis 1978, il n’est pas né de la dernière pluie et est loin d’être ce « Robin des Bois » andalou qu’évoque Le Monde et d’autres journaux.

http://www.que.es/ultimas-noticias/espana/201208081158-sanchez-gordillo-asalta-supermercados-robin-cont.html

Poète, penseur, mais surtout homme d’action, il a mené des luttes de distribution des terres au début de son mandat.

http://www.youtube.com/watch?v=ybzS5vbz2f0&feature=related

Il a ainsi fait de Marinaleda une exception décriée, critiquée mais souvent  montrée en exemple… Dans ces temps de crise, une forme d’optimisme exigeant et d’utopie collective.

http://www.youtube.com/watch?v=eMT1jTg9oxk&feature=related

Son action, pour laquelle il dit qu’il ne s’agit pas de vol mais de redistribution me fait penser au personnage de Juanito, roi d’Espagne en cavale,  dans le roman de  Carlos Salem Je reste Roi d’Espagne qui emprunte une Rolls Royce à un riche musicien en mal d’accord parfait en se justifiant ainsi: « Voler, c’est ce que nous avons fait avec les vélos. Là il s’agit d’une Rolls, c’est une expropriation. »

 

 

 

 

 

 

Muy divertido…

Avunculat

Derrière cet étrange vocable se dissimule une part secrète de toute vie…

Dans la grande querelle d’école qui opposa les évolutionnistes et les fonctionnalistes, puis les structuralistes, une question  restait posée autour de la question de la famille en tant que construction culturelle et formation sociale reconnue de façon universelle certes, mais avec des variations considérables.

L’intérêt pour la structure familiale considérée par l’église, mais pas seulement, comme le fondement de toute société, poussa les sociologues (entendons plutôt les anthropologues) à chercher des constantes en analysant les structures de parenté dans des sociétés réputées « primitives ». Alfred Reginald Radcliffe-Brown, anthropologue anglais, avait insisté moins sur les structures familiales établies par la filiation biologique que sur celles qui relevaient d’une essence plus culturelle, en particulier celles qui s’établissaient entre les oncles et les neveux quand les premiers étaient issus de la branche maternelle ou de la branche paternelle.

En lisant son ouvrage Structure et fonction dans la société primitive, et plus particulièrement le premier chapitre (écrit en 1924), “ Le frère de la mère en Afrique du Sud ”,  je me suis retrouvé engagé dans un processus d’identification surprenant quand, nous parlant des relations entretenues dans la famille proche chez lez Bantous d’Afrique du Sud ou les Hottentots Nama, il affirmait :

«  Le comportement d’un homme envers le frère de son père doit être du même type que le comportement qu’il a envers son propre père et il doit se conduire envers la sœur de sa mère suivant les mêmes modèles qu’envers sa mère. Les enfants du frère de son père ou ceux de la sœur de sa mère doivent être traités à peu près comme des frères et des sœurs. »

Je me demande toujours pourquoi aller chercher aussi loin ce que l’on a sous ses yeux. N’appartenant à aucune de ces deux ethnies, je vivais et je vis encore cette « extension » des conduites prototypiques de l’enfant envers ses parents génétiques aux frères et sœurs des parents, à l’égal de tous mes cousins, à l’intérieur d’un groupe familial dont l’expansion continue nous en fait perdre de vue les confins. L’objet n’est pas de rechercher ce que recherchèrent tous les anthropologues, la limite de la relation incestueuse à l’intérieur du clan familial, recherche des limites de l’interdit, mais bien de reconnaître une certaine légitimation de l’apport maternel dans la formation de l’EGO (le sujet considéré) à travers des figures tutélaires, culturellement positives,  celles des oncles, figures plus hétérogènes et plus ouvertes que celle du père à des apprentissages sociaux. Un vaste champ qui, au-delà de l’idée reçue de famille, crée le lien entre l‘individu et le tissu social. En 1984, dans les Cahiers d’Etudes Africaines, José Gomes da Silva montre, en élargissant les sphères d’observations à d’autres régions que l’Afrique (le Caucase et les Balkans), que les règles de filiation sont insuffisantes pour décrire ce lien entre l’un  et le multiple :

« On admet généralement que les règles de filiation explicitement énoncées constituent le moyen par lequel se trouve fixée l’identité sociale des individus Mais ces règles n’épuisent jamais la réalité sociale. »

José Carlos Gomes da Silva, « A qui ressemblent-ils ? » 

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/cea_0008-0055_1984_num_24_94_2218

En quelque sorte, la recherche constante d’une loi ou règle universelle régulatrice des rapports interindividuels se retrouve toujours devant une réalité qu’ un coup de dés ne pourra jamais abolir.

Je dédie cette page à Florencio De La Fuente Antón (1936-2012), de qui j’ai appris beaucoup, sur l’Espagne et le monde.

Comme il fut un passionné de vélo, une image qu’il aimait particulièrement, celle de ce mano a mano fameux entre Anquetil et Poulidor, livré sur les pentes du Puy de Dôme le 14 juillet 1964.

 

L’Espagne à la une?

La une du quotidien Libération « fait son miel » aujourd’hui de la crise espagnole (puisque la crise que nous connaissons, malgré son développement planétaire, est encore traitée nationalement par les médias).

¡Perdidos !, Tel est le titre qui barre cette une sur fond de drapeau espagnol. Les espagnols sont perdus, ils ont perdu cette guerre contre la finance, ils sont livrés pieds et poings liés à l’une des crises sociales les plus aigues que ce pays ait connues depuis les années cinquante. Ca vaut bien quatre pages de reportages avec deux articles de fond, quatre interviews d’espagnols « de a pie », modestes travailleurs ou retraités, une pensionnée, Luisa, un pompier, José Alberto, un comédien, Miguel et un patron de bar, Quique. Tous les quatre sont victimes directes de l’austérité en marche. Pourtant la dette publique espagnole reste inférieure à la dette française (80,9% du PIB contre 89, 3% pour la France). Qui est responsable de cette situation qui voit ce pays retrouver un taux de chômage qu’il avait connu au début des années 90 (24,4%) ? Les quatre interviewés accusent pêle-mêle politiciens corrompus, « chorizos » de tout acabit, fonctionnaires… L’Etat, les Régions, les Municipalités sont accusés d’avoir gaspillé les deniers publics pour privilégier leurs amis promoteurs et se servir au passage. Le sentiment qui se forme à la lecture de ces quatre entretiens ce n’est pas que les espagnols se sentent « perdidos », mais plutôt qu’ils se sentent « jodidos », foutus, oui, mais en colère.

Disons-le, ils ont raison, cependant… ils ont voté régulièrement pour l’un ou l’autre des partis dominants de ce pays, le PSOE ou le PP qui ont surfé allègrement sur toutes les bulles industrielles et financières depuis trente ans. La tentation de jeter le bébé (l’autonomie régionale, la démocratie) avec l’eau du bain (la corruption, les « affairistes ») est donc très forte. La cause, nous l’avons déjà dit, c’est la crise du crédit privé, un crédit développé sur des bases douteuses (taux variables, durée excédent trente ans) et des indices complices (l’Euribor, dont on commence à percevoir qu’ il a été manipulé par des banques européennes tout à fait respectables). Quand ça faisait tourner l’immobilier, chacun y trouvait son compte, quand les défauts de paiement ont pointé leur nez avec l’augmentation des taux du crédit (deuxième mandat Aznar, 2000-2004), c’est l’Etat qui a socialisé une partie de la dette (deuxième mandat Zapatero, 2008-2012) et ce sont les petits revenus qui vont payer la facture, alors que les opérations frauduleuses des banques, des sociétés de crédit et des promoteurs immobiliers resteront, sauf rare exception, impunies. Mais, à ce propos, l’Espagne n’est pas un cas isolé, comme elle ne l’est pas en matière de fraude fiscale puisque Le Monde indiquait hier soir que le manque à gagner pour l’Etat français était de 50 milliards annuels. Il s’élèverait à 81 milliards annuels pour l’Espagne, autrement dit, un montant largement supérieur aux sacrifices demandés aux espagnols (augmentation de 3 points de TVA, baisse des salaires et des pensions, réduction des allocations de chômage, etc.). La théorie libérale du trickle down (théorie dite « du ruissellement) est une escroquerie, car celle qui a toujours fonctionné est celle du trickle-up : appauvrir les pauvres rend les riches plus riches.  Le tout c’est de trouver une méthode « indolore », la taxe ou l’impôt proportionnels : TVA, CSG, etc.

Qu’elle est lointaine l’euphorie douteuse du journal l’Equipe quand l’Espagne gagnait la Coupe d’Europe des Nations, il y a moins d’un mois (voir Trastos, billet du 2 juillet).  Mais l’éditorial philo-franquiste de ce quotidien sportif montre bien la cible : haro sur les régions, principales fautives dans l’accumulation de la dette publique, elles sont le ver dans le fruit,  vive la nostalgie d’une Espagne « Una, Grande e Indivisible » que partage avec l’Equipe le président du gouvernement espagnol en exercice.

Wiederholung

Lors d’une journée d’études qui s’est tenue début juin à l’Université de Rouen sur le thème des guerres civiles, j’étais revenu sur l’intense production mémorielle qui saisit la fiction historicisée espagnole ou péri-espagnole quand elle tente de revenir sur la guerre civile et ses conséquences. Une question demeure en toile de fond de ce genre appelé, faute de mieux, « roman historique », celle de la possibilité pour celui qui a vécu des évènements tragiques de ne pas vivre toute une vie sans mettre fin à ses « retours de mémoire ». La question centrale était la suivante :

L’homme peut-il échapper à l’histoire ?

Une réponse partielle est apportée par l’herméneutique historique et la notion de « retour au temps » propre à Wilhelm Dilthey. En se donnant le choix de « revivre son passé », capacité reprise sur le plan ontologique par Martin Heidegger qui la nomme « répétition » (Wiederholung), et dont Francisco J. Conde[1] disait qu’elle représentait «una suprema tentativa genial de escapar a la consecuencia de la radical historificación del ser del hombre».

Les exemples de cette philosophie du retour vers ce point de départ posent la question de la réparation des torts ou de la rechercher de l’équilibre, et les illustrations de l’usage de ce concept par les auteurs de fiction est des plus patents au cinéma. L’exemple de Gran Torino de Clint Eastwood est  un modèle de répétition de l’acte qui a fait du personnage de Walter Kowalski un zombie prisonnier de son histoire,  un individu broyé par l’histoire de l’Amérique. Il en échappe par un acte de retour sur ce passé, mais comme le souligne Philippe Julien[2] : « la répétition n’est en aucun cas une restauration conservatrice du passé, c’est une re-prise, au sens d’une répétition musicale. »

Un autre film, vu récemment, apporte une variante à la question. Le fils de celui qui a recherché, sans jamais l’atteindre, ce point de son passé qui l’a soumis à l’histoire pour retrouver la paix de sa jeunesse (retrouver « l’avant »), peut-il défaire ce qui a été noué ? Il s’agit de This must be the place de Paolo Sorrentino. Une rock star à la retraite  vit une profonde dépression dans un château en Irlande. Le personnage, interprété par Sean Penn, a cessé de se produire vingt ans plus tôt parce que ses chansons avaient provoqué le suicide de jeunes fans. Ce personnage chaplinesque, clown pathétique fardé comme Marilyn Manson ou comme Robert Smith, le chanteur de The Cure, décide de retourner aux Etats Unis pour enterrer son père, juif polonais déporté à Auschwitz qui avait passé sa vie à tenter de retrouver le gardien de camp qui l’avait humilié. Ce retour vers ce moment qui avait empoisonné la vie de son père, c’est le fils qui l’accomplira en traversant les Etats-Unis d’est en ouest. Il retrouvera ce gardien, vieux cacochyme terré dans une cabane au milieu des neiges des Rocheuses. Dans une construction filmique étrange, le personnage de la rock-star dépressive, en menant à terme ce processus de wiederholung, redonnera la paix à son père et, du même coup trouvera la sienne.

Le film veut malheureusement tout dire sur cette traversée, sur les rencontres de Cheyenne (la rock-star), des moments savoureux –en particulier sa rencontre avec un chasseur de nazis, avec  un courtier en bourse ou encore avec l’inventeur des valises à roulettes, petit rôle dans lequel on retrouve l’un des plus grands seconds rôles du cinéma des dernières quatre décennies, Harry Dean Stanton-.

Mais il reste le propos initial, celui de la nécessité des enfants de ceux qui ont été happés par l’histoire de revenir vers cette source pour, comme le dit Sean Penn dans un entretien accordé au Figaro en août 2011, à l’occasion de la sortie du film, « apprivoiser ses peurs ».

Rien de bien sûr… Ca reste de la fiction même si reviennent irrésistiblement en tête les vers du poème de Rudyard Kipling :

If you can wait and not be tired by waiting,

Or being lied about, don’t deal in lies,

Or being hated, don’t give way to hating,

…  you’ll be a Man, my son!

 

http://www.youtube.com/watch?v=E1gDoZpl7Fk


[1] CONDE GARCÍA Francisco Javier, Teoría y sistema de las formas políticas, Madrid, Comares, 2006.

[2] JULIEN Philippe, Je suis déjà là, La structure de la relation entre homme et être dans Être et temps de Martin Heidegger, Peter Lang, 2007.