Guerre en Libye et Guerre d’Espagne: du danger de métaphorisation de l’histoire

La revue électronique de sociologie catalane La Factoría (http://www.revistalafactoria.eu) publie la traduction (et le texte original en italien) d’un article du philosophe Paolo Flores d’Arcais: «Pacifismo de principio: ¿Lo tomas o lo dejas? Lo dejo» (titre italien: «Pacifismo di principio, prendere o lasciare? Io lascio»).

Mis à part le fait que la traduction du titre, très dynamique, me plaît bien, c’est pour une fois sur le fond de la question et non sur sa forme que je souhaite intervenir.

L’auteur de l’article part d’un présupposé simple: «El pacifismo por principio es taxativo: nunca ningún avión, nunca una bomba, jamás el envío de un soldado.». Je parle de présupposé parce que cette formule abrupte et fausse ignore les degrés intermédiaires d’usage de la force qui existent bel et bien et qui, à titre d’exemple, ont été utilisés à profusion contre l’Irak depuis 1991(embargo, surveillance aérienne, zones d’exclusion, etc.). Et qu’elle ignore, bien entendu avec superbe, les degrés d’intervention diplomatique.

Je parle de présupposé parce qu’une fois posées les alternatives à sa manière (pacifisme de principe ou pacifisme relatif -le sien-), il charge sa description de la situation libyenne d’une série de qualificatifs qui ne peuvent qu’emporter l’adhésion du lecteur.

En Libye règne «une dictature monstrueuse et féroce». Ceux qui se sont soulevés contre cette dictature (qui entretenait d’excellentes relations avec l’Italie de Berlusconi et la France de Sarkozy il y a encore quelques mois) représentent «une grande partie de la population». A l’image du stéréotype tunisien, la composante essentielle de ce mouvement de révolte (qualifié communément d’insurrection) est jeune, éduquée, laïque, à l’écart des influences des pouvoirs religieux ou militaires («rivolte con una fortissima componente giovanile, colta, laica, non ancora egemone rispetto alle influenze religiose o al potere organizzato dei miltari»). Tout autant de stéréotypes que les reportages vus à la télévision française (que l’on ne peut soupçonner de pro-Kadhafi) mettent souvent à mal.

Mais je souhaite en venir à l’essentiel de ce billet, essentiel à mes yeux. Il court  un discours insistant dans toutes les prises de position pro-intervention qui consiste à fonder les argumentaires choisis sur une comparaison historique que je résume ainsi: la guerre contre Khadafi c’est comme la guerre d’Espagne. Paolo Flores d’Arcais ne s’en dispense pas en affirmant que la pacifisme «par principe» a sa noblesse mais, en toute logique selon lui, ces pacifistes à tout crin auraient condamné les volontaires des Brigades internationales intervenues en Espagne pour défendre la République contre «les quatre généraux» (« Il pacifismo « di principio » ha una sua nobiltà, ma chi lo sostiene avrebbe condannato i volontari delle brigate internazionali accorsi a Spagna a difendere la Repubblica contro « los quatros –sic– generales »).

Deux des invités au talk-show nocturne de la 3, Ce soir ou jamais, Natacha Polony, chroniqueuse au Figaro et Nicole Bacharan, politologue, s’en sont servi. La première (émission du mardi 15 mars) affirme sans sourciller que les démocraties pourraient aussi imiter le Front Populaire qui, en 1936, avait envoyé des Brigades Internationales en Espagne. L’erreur est grossière, la méconnaissance de l’histoire éclatante. Les Brigades Internationales ont été formées par le Komintern, avec l’aide logistique du PCF et de l’URSS, pas par le gouvernement de Léon Blum. On pourrait conseiller à cette journaliste de lire quelques ouvrages de base sur la guerre d’Espagne, il y en a de nombreux (20 000 dit-on), mais même un simple petit tour sur Wikipedia lui aurait permis d’en apprendre un peu. Nicole Bacharan reprend à son compte cette comparaison en assénant une vérité manifeste: si on avait aidé l’Espagne républicaine, il n’y aurait pas eu Guernica (émission du lundi 21 mars).

Cette comparaison souffre de multiples incohérences:

1. En 1936, qui se soulève?  Les insurgés ne sont pas le peuple en armes se dressant contre un pouvoir despotique mais des militaires insurgés contre le pouvoir légitimé par les urnes.

2. Les insurgés espagnols ont-ils reçu un soutien extérieur? Oui, massif, en armement, matériel logistique, troupes à pied. En un sens l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste ont appliqué à le lettre le devoir d’ingérence tant vanté par nos analystes médiatiques.

3. Qui a bombardé Guernica? Les puissances alliées aux insurgés et plus précisément les bombardiers de la Légion Condor.

4. Les insurgés considéraient-ils que la République était illégitime? Oui. Pour eux, elle était née en 1931 d’un pronunciamiento civil (assez semblable aux révoltes tunisiennes et égyptiennes de janvier dernier, cette fois).

On ne saurait donc trop conseiller à ceux qui aiment à utiliser ce parallèle totalement biaisé par leur discours et démenti par l’histoire, d’envisager cette dernière guerre avec clairvoyance: le parallèle, même s’il leur fait plaisir ne tient pas debout une seconde. Le stéréotype a la vie dure: pour les français, les Brigades (vieux souvenir internationaliste de la Commune ou même du symbôle résistant du groupe Manouchian), pour les anglo-saxons, Guernika (il leur rappelle toujours le blitz de 1940, mais jamais que les anglais furent les premiers à utiliser le bombardement massif dans une guerre, c’était en Arabie entre 1916 et 1918, pour le pétrole, déjà).

C’est même l’imagerie célèbre de la guerre qui est appelée à la rescousse (le blouson de cuir des insurgés sur France-Inter ce matin).

André Malraux, Espagne 1937

Et puisque sur cette photo nous reconnaissons André Malraux, je ne peux résister au plaisir de vous citer la page du Journal de Carla B. publiée dans le Canard Enchaîné hier, mercredi 23 mars:

«… je trouve que BHL, qui se prend souvent pour André Malraux, aurait dû, comme son modèle, armer une escadrille et bombarder lui-même les forces khadafistes. Mais au lieu d’accrocher l’ennemi, il a décroché son portable.»

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Carla B. ne manque pas d’à-propos.

Pour tous ces faux «indignés» et vrais «croisés» de la guerre du bien contre le mal, quelques références bibliographiques largement anglo-saxonnes pour qu’ils se documentent avant de parler pour dire n’importe quoi ou presque:

BEEVOR Antony, La Guerre d’Espagne, Calmann-Lévy, 2006, 681 pages.

BOLLOTEN Burnett, La guerra civil española, revolución y contrarevolución, Alianza Editorial, Madrid, 1989.

BROUE Pierre et TEMIME Emile, Guerre et Révolution en Espagne, téléchargeable sur le site : http://www.marxists.org/francais/broue/works/1961/00/PBET_Esp_intro.htm

ORWELL Georges, Hommage à la Catalogne, 10/18 Domaine Etranger, numéro 3147, Paris, 2006.

PATTERSON Ian, Guernica, pour la première fois, la guerre totale, Ed. Héloïse d’Ormesson, Paris, 2007.

THOMAS Hugh, La guerre d’Espagne, Robert Laffont, Col. Bouquins,  Paris, 1985.

Transfert culturel, l’exemple du vin

L’histoire du vin et de son négoce illustrent parfaitement, à bien des égards comment toute activité humaine complexe est avant tout une affaire de transfert culturel. Je souhaite évoquer aujourd’hui cette question à travers un petit livre republié récemment. en format Poche:  

Kermit Lynch: Mes aventures sur les routes du vin, Petite Bibliothèque Payot, Paris, 2008, 347 pages.

Cet ouvrage date de 1988 et dispose en anglais d’un titre plus explicite: Adventures on the wine route, A wine buyer’s  Tour of France.Kermit Lynch est un  négociant en vins qui depuis qu’il a ouvert une boutique de vins fins en Californie en 1972 n’a cessé de sillonner le monde entier et en particulier l’Europe et plus particulièrement la France pour acheter des vins étrangers et les installer dans ses rayonnages aux côtés des vins locaux.

 Sa forme entre dans la tradition des livres de voyage mettant en scène un acheteur, prisonnier du goût de sa clientèle, qui aime les vins capiteux: « A l’époque, dit-il, les palais californiens exigeaient des « gros » vins qui en mettent plein la bouche sans considération d ‘aucune autre qualité, y compris l’authenticité. »

 Il était aussi assujetti à un problème, celui du transport par la voie maritime: les vins achetés traversaient en containers l’Atlantique, franchissaient le canal de Panama pour être débarqués dans le nord de la Californie, à San Francisco. Il sera l’un des premiers importateurs à utiliser des containers frigorifiques.

Alors qu’il s’était contenté d’acheter ses vins étrangers à des importateurs, il décida assez vite de les acheter lui-même et d’écumer l’Europe afin d’aller à la rencontre des vins qu’il souhaiter proposer tels qu’ils existaient dans leur propre environnement culturel. Il souhaitait se rendre dans les caves elles-mêmes, rencontrer les producteurs et éleveurs sans passer par le négoce.Une difficulté supplémentaire en découla: celle de la langue. Naturellement, Kermit Lynch ne parlait pas français, mais l’obstacle avait aussi une autre dimension qu’il évoque à peine, malheureusement: « On comprend mieux le style des vins californiens quand on pénètre l’esprit de nos pionniers et l’on ne peut apprécier réellement les vins français sans connaître la façon dont ils sont considérés par les Français eux-mêmes. Il faut aller à la source, descendre dans leurs caves froides et humides, déguster en leur compagnie, écouter enfin le langage qui est le leur pour décrire leurs vins. Ce n’est pas le vocabulaire qu’on utilise en Californie, de sorte que, le plus souvent, il est impossible de traduire exactement les termes du vin d’une langue à l’autre. » Le linguiste que je suis est sensible à ces considérations, traduire, ce n’est pas seulement régler une balance d’équivalences mais aussi transférer des critères culturels d’un contexte historique, sociétal vers un autre, en sachant que cette limite de l’impossible existe.

Voici donc le cœur de ces tribulations d’un marchand de vin californien en France: surpasser la barrière des contextes, celle de la langue et, enfin, celle du goût. Avec un impératif: ne pas perdre d’argent et si possible, en gagner.

Le livre est chapitré selon les régions de production, son trajet s’opère dans le sens des aiguilles d’une montre, il démarre par les pays de Loire pour s’achever à Chablis.

En dehors de toutes les considérations sur les conditions de production, les questions de terroir, la part d’innovation, le rôle du négoce (en particulier dans les vins de Bordeaux), l’environnement des vins (paysages et gastronomie), Kermit Lynch nous propose une successions de rencontres plus originales les unes que les autres, quelquefois cocasses, quelquefois savantes. C’est un véritable récit d’apprentissage, cet homme d’affaire nous dit qu’il a trouvé au cours de toutes ces pérégrinations à travers le vignoble français une sorte de vérité, synthétisée par la phrase qui conclut cet ouvrage, à lire comme on déguste une part de pizza à  la coupe en marchant le long de la Via dei Fori Imperiali:  » Un verre de bon vin contient plus  que du vin. »

Ciné-Babel

Dans ce blog, dont le rythme de publication est plutôt irrégulier, c’est le moins que je puisse dire, je parle beaucoup de cinéma. La raison en est simple, c’est dans la fiction filmée que les enjeux de langue, de transmission des cultures et de traduction sont les plus fréquemment soumis à tout un chacun. Cet été, pourtant avare en soirées pluvieuses, j’ai eu l’occasion de revoir trois films qui, chacun à sa manière, posent la question même du caractère « décisif » de la langue et même de son rôle moteur dans la construction de l’intrigue. Dans l’ordre ces trois films sont Vicky Barcelona de Woody Allen (2008), Copie conforme d’Abbas Kiarostami (2010) et Inglorious Basterds de Quentin Tarantino (2009).

Ils n’ont aucune caractéristique commune si ce n’est d’être du cinéma et d’être le fruit d’u travail original de scénarisation de situations totalement différentes. Du point de vue du genre, ils s’appuient sur des codes éprouvés: le récit d’un apprentissage amoureux pour le premier, celui d’une rencontre fortuite pour le second et le film de guerre ou d’action. Comme d’autres grands metteurs en scène de cinéma (Hitchcock, Buñuel, Kubrick) l’adoption d’un genre est l’occasion d’user d’une commodité stylistique dans laquelle ils se sentent à l’aise pour la distordre de telle manière qu’elle en vient à devenir secondaire. J’oubliais une autre caractéristique commune, ils ont tous trois signé la scénario de leur film.

Le seul vrai trait commun est celui de l’usage qu’ils font des langues. Dans le film de Woody Allen, deux jeunes étudiantes américaines débarquent à Barcelone sans connaître un seul mot d’espagnol. Dans celui de Kiarostami, l’histoire se passe entre Arezzo et Lucignano, en Toscane et ses deux personnages centraux sont une galeriste française (Juliette Binoche) et un universitaire anglais (le chanteur d’opéra William Shimell). Dans le film de Quentin Tarentino, l’action se déroule en France pendant la guerre et l’occupation et les personnages sont allemands (ou plutôt germanophones), français et américains.

Ces situations sont banales mais, au lieu de gommer ces différences par l’emploi d’une sorte de lingua franca cinématographique (tout le monde comprend tout le monde et chacun se limite à ne pas faire oublier son origine en usant d’un accent reconnaissable -le phénomène Papa Shultz que j’ai évoqué dans une chronique précédente-), les trois se servent de la langue comme d’un authentique personnage.

Si nous voulons être clairs, prenons-les dans l’ordre.

Dans Vicky Barcelona, le personnage joué par Javier Bardem (il s’appelle Juan Antonio, comme l’oncle de Javier Bardem, Juan-Antonio Bardem, cinéaste fondamental des années cinquante et soixante) est bilingue. Il est une sorte de passeur, d’initiateur, qui ouvre aux deux jeunes filles certaines portes de son Espagne, rappelant aussi, sous certains aspects, le visiteur qu’incarne Terence Stamp dans Théorème de Pier Paolo Pasolini, immoral et mystique. Il est aussi au centre des disputes violentes qui embrasent l’atmosphère du « ménage à trois » qu’il partage avec son ex-épouse et la jeune Vicky. Dans ce cas-là il devient bilingue et exhorte son épouse (Penelope Cruz) à parler anglais quand elle s’adresse à sa rivale. La difficulté de se mettre d’accord sur une langue commune figure très bien la difficulté à maintenir un équilibre dans ce « montage » marital. On le sait depuis Jules et Jim, et même depuis  que les sociologues chrétiens s’occupent de la famille, le corps social rejette tout ce qui n’est pas conforme à sa croyance. Je signale une bizarrerie intéressante: j’ai vu la version anglaise st et la version doublée en français. dans cette dernière, Penelope Cruz et Javier Bardem sont également doublés en espagnol par les acteurs qui les doublent en français, afin, je suppose, d’assurer une certaine continuité du timbre de voix.

Dans Copie conforme, Juliette Binoche incarne le rôle d’une française qui vit et travaille à Arezzo. Elle a un fils avec lequel les rapports semblent tendus et il n’y a pas de père à l’horizon. Elle jette son dévolu sur un universitaire anglais qui vient donner une conférence sur son dernier ouvrage (il est présenté au public par son traducteur, petit clin d’œil à la suite de l’histoire et au titre-concept du film). L’intrigue se déroule en 24 heures, elle commence en fin d’après-midi (la conférence) à Arezzo et s’achève à le lendemain à huit heures du soir dans une chambre d’hôtel de Lucignano. L’intrigue tient à trois fois rien mais est totalement surprenante car elle mêle deux motifs archi-rebattus du cinéma que nous pourrions résumer ainsi: « une femme rencontre un homme » et « une femme retrouve son mari ». Le jeu que cette femme impose à cet homme devient fascinant, mais je ne m’attarderai pas sur cette intrigue. Revenons plutôt à la langue: l’homme parle anglais, la femme parle français, le lieu parle italien. Le film est un savant broderie autour de ces trois impératifs naturalistes puisqu’il est toujours question de traduction et, surtout, d’interprétation (dire et traduire le vrai par le faux, le faux par le vrai, etc.).

Quentin Tarantino se sert des langues comme opérateur dans la progression de son intrigue. Le seul personnage multilingue du film est un officier allemand (le très bon Christoph Waltz) , à la perversité digne d’un personnage de Buñuel -violence et fétichisme-. dans la première séquence du film, fondatrice de l’intrigue, nous sommes chez un paysan français dans un pays de montagne. Ce dernier cache dans sa cave une famille juive qui a fui Paris. Cette séquence, faite de longs bavardages de cet officier sur la nature humaine, la chasse et les rats, bascule quand l’officier, aussi odieux que possible, se sachant écouté par les personnes cachées sous le plancher de bois de la ferme, décide d’employer l’anglais pour convaincre le paysan de lui céder et de dénoncer ces juifs. Comme dans tous les films de Tarentino, la violence (toujours extrême) est précédée par un monologue justificatif (toujours très long) de celui qui va l’exercer. Même si la construction de cette séquence rappelle, par ses effets visuels, les séquences d’ouverture des films de Sergio Leone, l’hypertexte remplace son exact contraire, le silence qui baignait  les ouvertures des films du maître du western-spaghetti.

Le premier point commun, c’est l’impossibilité matérielle de voir ces films en version doublée. Dans sa chronique cinéma, Isabelle Regnier (Le Monde-Télévisions du 29 août) remarque à juste titre à propos d’Inglourious Basterds que ce film est « jouissif » (pardonnez le vocabulaire des journalistes, il date un peu) surtout par « le grand bonneteau linguistique qu’orchestre Tarantino, faisant parler leur propre langue à chacun de ses personnages, et utilisant la maîtrise linguistique comme une arme stratégique décisive. » Ainsi la seule version originale devient pertinente. Autre curiosité, afin de ne pas le confondre avec un obscur film de macaroni-combat d’Enzo Castellari, The Inglorious Bastards (1978)[1], l’orthographe du titre a été sciemment déformée, ainsi la copie se distingue de l’original par la méthode de l’altération, qui est le fondement même de la technique scénaristique de Tarantino.

Que penser de ces films-babel? Ils sont la tendance actuelle d’un cinéma qui s’affranchit peu à peu du doublage pour compter sur un minimum d’imprégnation linguistique du public, populaire ou pas. Les exercices de compréhension des langues par le contexte de l’intrigue deviennent intéressants, y compris d’un point de vue pédagogique, quand de nombreux profs de langues désespèrent de trouver des supports d’apprentissage (voir et entendre sur le site du CIRP,  http://www.ciep.fr/forums/2006/index.php).



[1] Le titre italien de ce film est « Quel maladetto trene blindato« . L’acteur vedette de ce film, Bo Svenson, fait une apparition dans le film de Tarantino, hommage du plagiaire au  nanar plagié.

De la domination de l’anglais et autres affaires où il est question d’indiens, de chevaux et de langues minoritaires…

On envisage toujours la question de la prédominance de l’anglais dans le monde comme un phénomène nouveau reflétant pour l’essentiel la puissance économique des nations dont cette langue est la langue officielle dans le cas de la Grande Bretagne ou la langue dominante de fait dans celui des Etats-Unis.

On l’envisage aussi comme le résultat d’une qualité intrinsèque de cette langue souvent présentée comme un « Excellent outil de communication, simple, efficace, précis, tolérant, et souple, il a su s’adapter à tous les terrains et à toutes les situations au cours de l’histoire. » http://anglais-online.com/services-online/sorg/sorg2.htm. Il faut tout de même savoir que ce phénomène n’est pas nouveau. Je vais évoquer un exemple, un seul, de cette question telle qu’elle fut évoquée en 1891 par Friedrich Engels dans sa préface à la deuxième édition de son célèbre ouvrage L’origine de la famille, de la propriété et de l’Etat[1].

Dans cette préface, qu’il consacre à un bilan de l’état de la recherche en matière d’étude sur les origines de la famille, Friedrich Engels met en parallèle les recherches menées par Lewis H. Morgan aux Etats-Unis (il publie Ancient Society en 1877) et celles qui le furent par les anthropologues anglais de cette deuxième moitié du XIXè siècle, Edward Burnett Tylor ou John Ferguson Mac Lennan. La polémique tourne autour des variantes de structure de la famille dans les sociétés archaïques.

Il me ten avant les novateurs et ceux qui s’en tenaient à des conceptions qu’il juge dépassées. Parmi ces novateurs, il cite une sorte de précurseur, Johann Jakob Bachofen (18151887) qui publie en 1860 une histoire de la famille, Das Mutterrecht, qui remet en cause les théories alors en cours essentiellement en Grande Bretagne selon lesquelles dans l’était le plus primitif de l’homme il n’y avait aucune règle en matière de sexualité et de filiation.

Engels résume la pensée de Bachofen ainsi :

« C’est Bachofen qui, le premier, a remplacé la formule creuse d’un état primitif inconnu où auraient régné des rapports sexuels exempts de toute règle… ; il a prouvé que, par la suite, la descendance ne pouvait primitivement qu’être comptée en ligne féminine, d’une mère à l’autre ; que cette validité exclusive de la filiation féminine s’est maintenue longtemps encore à l’époque du mariage conjugal… ».

Or, remarque Friedrich Engels, l’ouvrage de Bachofen est resté inconnu à tel point que cinq ans plus tard en Grande Bretagne, JF Mac Lennan publie un ouvrage sur les mêmes thèmes sans aucune référence à Bachofen. Pure ignorance ? Volonté de passer sous silence une recherche et des conclusions gênantes pour ce chercheur puisqu’elles contredisaient par avances les siennes propres ?

Friedrich Engels met en avant une autre explication :« Le gros in-quarto de Bachofen était écrit en allemand, c’est-à-dire dans la langue de la nation qui alors s’intéressait le moins à la préhistoire de la famille actuelle. C’est pourquoi il resta inconnu. »

Cette explication appelle un commentaire. La langue est le support et le témoin des intérêts culturels et scientifiques nationaux, si on suit le raisonnement du frère jumeau de Karl Marx. Telle ou telle langue dominera donc tel ou tel espace de la connaissance selon qu’elle appartiendra à une nation dont l’idiosyncrasie l’amènera à s’intéresser à tel ou tel aspect de l’histoire ou de la culture humaine. En quelque sorte, la langue et sa réception hors de ses aires de développement dépend de l’état et des orientations des « intérêts culturels » de la nation qui la porte et qu’elle porte. Je ne chercherai pas à conclure pas à ce propos, même si on peut considérer qu’Engels en n’évoquant pas le lien entre langue et puissance économique montre bien qu’il n’était pas marxiste 24 heures sur 24, à considérer les liens subtils entre infrastructure et superstructure…

Lewis Morgan, l’anthropologue américain né à Aurora, s’est intéressé aux Iroquois. C’est à partir de l’étude de cette société qu’il a fondé toute son histoire des sociétés anciennes, histoire dont Marx et Engels s’inspireront abondamment pour aboutir à l’ouvrage que ce dernier publiera après la mort de son alter ego en se servant des centaines de notes que Marx avait laissées.

Ceci m’amène à tout autre chose. Dimanche soir, j’ai vu un western que je n’avais pas revu depuis sa sortie en salles (1970), Un homme nommé cheval (A man called Horse). Je l’ai vu parce que mon ami A…, toujours attentif à nos nostalgies communes, m’avait signalé qu’il était proposé par la chaîne Arte ce soir-là.

Nous sommes dans les premières années du XIXè siècle. Un aristocrate anglais, dont le rôle est interprété par Richard Harris (le Marc-Aurèle de Gladiator), chasse sur les terres des Sioux dans les territoires libres du Dakota. Fait prisonnier par une tribu locale, il est offert pour compenser la mort de son fils à une vieille dame indienne en guise d’animal de labeur.

Le fil de l’histoire est essentiel pour un spectateur moyen car quasiment les trois quarts des dialogues sont écrits en langue dakota (non sous-titrée), les seuls personnages parlant anglais sont notre homme-cheval et le fou du village, un fils de trappeur français et de femme shoshone, Baptiste, qui devient l’interprète « assermenté » du héros du film, une sorte de Sancho à qui la présence de cet anglais a redonné une forte envie de liberté.

Par ambition et pour survivre dans un environnement qu’il ne comprend pas, l’homme-cheval gravira tous les échelons du statut tribal et acceptera toutes les épreuves imposées pour devenir guerrier sioux puis chef à la mort de Main-Jaune, le chef de la tribu et « beau-frère » de notre héros (un aristocrate anglais ne pouvait que devenir chef…).

Ce film analyse avec beaucoup d’intelligence les phénomènes d’acculturation d’un homme « civilisé » dans une société dite « sauvage » ou « primitive ». Il reflète aussi assez bien cette nouvelle vision des peuples conquis d’Amérique qui domine le cinéma dans ces années-là. On peut citer aussi Little Big Man comme autre film témoignant de cette modification de l’image de l’indien dans le cinéma d’Hollywood.

Il donne aussi envie d’apprendre la langue des Sioux

(http://kwaswa.tripod.com/id30.html ).

Mais le plus intéressant c’est le nom que les scénaristes ont donné à ce personnage incarné par Richard Harris, il s’appelle Lord John Morgan, petit hommage discret à l’auteur d’Ancient Society.


[1] Nous nous référons à l’édition française de cet ouvrage, celle que publièrent les Editions Sociales en 1972, édition supervisée par Emile Botigelli, texte traduit par Jeanne Stern.

De la percolation

Il m’arrive, pour plaisanter, de parler de « percolation » pour les termes qui, provenant d’une autre langue, trouvent leur place dans la nôtre ou dans les langues qui nous occupent. J’emprunte le terme, non pas à la chaude ambiance des petits noirs pris, vite fait, au comptoir des cafés parisiens (http://percolation.free.fr/theseweb004.html),  mais plus sérieusement à Thierry Gaudin, spécialiste en innovation et prospective (http://gaudin.org/).

Il arrive qu’un terme percole ou ne percole pas en passant d’une langue à une autre. Il arrive aussi qu’il soit mis en concurrence avec un autre terme et que la bataille tourne en faveur du second.Un exemple : en Espagne, dans les années soixante-dix, étaient en concurrence deux termes pour désigner la même machine : el ordenador, la computadora. Au moment où sont commercialisés massivement les premiers ordinateurs personnels, c’est le premier qui a pris le dessus.

Pourquoi ?

Certainement pour des raisons liées à l’utilisation beaucoup plus diversifiée de ces machines, super-machines à calculer dans les « temps primitifs » de leur évolution. Machines à compter , elles sont bientôt devenues machines à écrire, et aujourd’hui à voir et écouter, à acheter et correspondre, etc. Computadora renvoyait trop exclusivement à la fonction calcul et pas aux autres.

Mais il y avait le filtre par lequel ces deux termes étaient passés, puisque nous parlons de percolation… Car, même si les deux termes sont d’origine latine (computare et ordinare), computadora venait en ligne directe de l’anglais computer et ordenador du français ordinateur. Deux civilisations informatiques s’affrontaient donc (de façon très pacifiquement commerciale) dans le domaine de la terminologie. Le terme français a gagné la bataille… en Espagne mais pas au Portugal, par exemple.

En France, il ne nous reste de computer que le C de PC que nous réservons curieusement aux machines fonctionnant sur système Windows, les autres étant sûrement des OP. Enfin, pour nous, plus familièrement, des « ordis », puisque nous apocopons ce terme, alors que les espagnols, fervents adeptes de la réduction au bisyllabe, ne le font pas pour ordenador. Mais ne nous égarons pas…

Dans les pays hispanophones d’Amérique, c’est computador qui a gagné, comme au Portugal, mais, comme vous pouvez le remarquer, il est devenu masculin. Il n’est pas douteux que l’influence de la culture étasunienne y est évidente.

Il restait à se demander pourquoi c’est la forme masculine qui a pris le dessus sur la forme féminine.

Ceci nous ouvre un continent étrange et nous pousse à poser une quantité infinie de questions :

Pourquoi utilisons-nous indifféremment des photocopieurs et des photocopieuses ? Existe-t-il entre ces deux types de machines (à la fonction identique: reproduire) des différences physiologiques ? Pourquoi la machine à laver la vaisselle est-elle devenue le lave-vaisselle ? Pourquoi disons-nous la Côte d’Ivoire et le Costa Rica (deux pays producteurs de café),  la Loire et le Rhône, le Languedoc et la Normandie ?

Je laisse à d’autres, moins naïfs que moi, le soin de répondre à ces questions.  

Quelques lieux communs

Quel que soit le livre, s’il s’agit d’un livre traduit, on peut, de temps à autre, ressentir un certain malaise, avoir le sentiment qu’on est en train de lire une mauvaise traduction. Ce  sentiment est souvent dénué de fondement. En effet il y a entre le lecteur, le traducteur et l’auteur une relation étrange qui trouve sa source dans le fait que ce sont trois langues qui cohabitent dans cette lecture, la langue d’origine, la langue du traducteur, langue de passeur, et celle du lecteur. Elles sont faites toutes les trois d’une accumulation riche ou moins riche, variée ou moins variée de lectures antérieures. Comme le disait brillamment l’un de mes collègues italianistes, à propos de traduction, « Nous avons tous une langue, mais avons-nous tous une écriture ? »

Le lecteur attribue souvent au traducteur la responsabilité de ce qu’il considère comme un mauvais choix sans considérer la langue de l’auteur lui-même puisqu’il est dans l’incapacité de la lire, sans non plus considérer sa propre langue et ses limites.Je prends un exemple. Pour des raisons professionnelles, je viens de terminer la lecture d’un petit ouvrage de l’historien italien Renzo de Felice, Brève histoire du fascisme. Je n’ai pas trouvé l’original, aussi me suis-je procuré la traduction française de ce mince digest, traduction assumée par  Jérôme Nicolas que je ne connais pas et que je salue au passage. J’aurais pu très certainement le lire en italien mais, les choses sont ce qu’elles sont et faute de grives…

A la lecture des premières pages de ce livre, le malaise me prend. Je lis : « Une vieille maison du lieu–dit Varano dei Costa, à Dovia, un village de la commune de Predappio : c’est là qu’est né Benito Mussolini le 29 juillet 1883, d’Alessandro Mussolini et Rosa Maltoni. »

D’abord je trouve que cet incipit me rappelle furieusement la première phrase du Don Quichotte de Cervantes: « En un lugar de la Mancha de cuyo nombre no quiero acordarme, no ha mucho tiempo que vivía un hidalgo de los de lanza en astillero, adarga antigua, rocín flaco y galgo corredor.». Vous me direz que supposer un lien entre Mussolini et Don Quichotte révèle un esprit tordu, admettons…

Mais surtout il y a la forme elle-même de la phrase, j’aurais traduit différemment: « C’est dans une maison du lieu-dit … qu’est né… ». Je ne change rien à la volonté de commencer par évoquer la maison puis le reste. L’effet est le même et on évite la rupture assez lourde et même moche en français du « c’est là qu’est né… ».

Enfin,  il y a « lieu-dit », le « lugar » de Don Quichotte. On peut aller voir comment quelques traducteurs du Quichotte s’en sont tirés.

César Oudin, qui traduit le Quichotte en 1664, ne s’embête pas, foin de théories, il propose une traduction littérale : «En un lieu de la Manche, du nom duquel je ne veux me souvenir, n’y a pas longtemps qu’il y demeuroit un Gentil-Homme… »

En 1836, Louis Viardot propose une traduction moins littérale mais dans laquelle on sent que le terme « lugar » pose problème : « Dans une bourgade de la Manche, dont je ne veux pas me rappeler le nom, vivait, il n’y a pas longtemps, un hidalgo… »

Dans la traduction italienne de Bartolomeo Gamba, datée de 1888, même phénomène : « Viveva, non ha molto, in una terra della Mancia, che non voglio ricordare come si chiami, un idalgo… ».

J’ajoute, pour faire bonne mesure, la traduction anglaise de (1772) : « In a certain corner of La Mancha, the name of which I do not chuse to remember, there lately lived one of those gentlemen… ».

Résumons : « lugar » se traduit par « lieu », puis par « bourgade », puis par « terra » et enfin par « corner ». On a le choix et l’embarras en prime.

En italien la traduction proposée par les dictionnaires est bien plate : « località ». Comme je ne connais pas le terme employé dans l’original par Renzo de Felice, je ne suis pas très avancé. Le Larousse bilingue français espagnol propose comme traduction à « lugar » : lieu/endroit/place et coin, avec comme exemple pour cette dernière proposition « les gens du coin, las gentes del lugar ». María Moliner propose, entre autres sens pour « lugar » celui-ci : « Centro de población, particularmente, aldea o pueblo muy pequeño», autrement dit elle donne un équivalent possible que nous traduirions par «hameau». Proposition qui rejoint le Larousse bilingue qui propose pour lieu-dit le terme « aldea », que nous traduirions aussi par « hameau ». Au fond, tout ceci est une question de taille. Or les critères de taille des ensembles urbains correspondent à une histoire propre à chaque nation, selon que l’habitat y est « dispersé » ou « regroupé ». Dans l’Espagne du centre et du sud, il est très regroupé, donc la dimension mentale des « pueblos » est plus grande que celle de nos villages français.
Si nous décomposons le lieu de naissance de Mussolini comme nous démontons une poupée russe: Varano dei Costa se trouve dans le village de Dovia qui appartient à la juridiction communale de Predappio en Emilie Romagne. Or, quand on regarde la carte, l’ensemble de ces lieux est aujourd’hui difficile à distinguer tant ils sont proches.
J’aurais donc traduit ainsi : « C’est dans une vieille maison de Varano dei Costa, à Dovia, commune de Predappio, qu’est né BM le 29 juillet 1883, d’AM et de RM. ». Pas d’autre précision administrative sur la taille des lieux cités ni sur leur dépendance juridique.
D’ailleurs nous assimilons tellement « village » et « commune » en France que nous oublions souvent que les communes rurales sont faites d’un bourg et d’une constellation de hameaux.
Arrêtons là les lieux communs.

Les pieds nus de Cendrillon

Et si on jouait au jeu du film préféré ? Le mien, depuis toujours est La Comtesse aux pieds nus (The Barefoot Contessa) de Joseph Mankiewicz. Pourquoi ? Pour diverses et multiples raisons.

La première tient à l’extrême modernité de ce film de 1954 : la multiplicité des narrateurs (ils sont trois), la voix off (celle des narrateurs) et un lieu du récit –le présent des narrateurs- qui est tout bonnement un cimetière italien, celui de Rapallo, ville côtière magnifique à mi-chemin entre Gênes et La Spezia. Et la pluie…

La deuxième est liée à la distribution (ce que des âmes modernes appellent aujourd’hui le casting) : Humphrey Bogart, Ava Gardner, Edmund O’Brien, Rossano Brazzi et, dans un tout petit rôle, Franco Interlenghi. Ce dernier a débuté au cinéma à 15 ans, en 1946, avec un premier rôle dans Sciuscià de Vittorio de Sica. Il avait aussi à son actif un rôle important dans I Vitelloni de Federico Fellini (1953) et un rôle de témoignage dans le dernier film de Michele Placido, Romanzo Criminale, magnifique histoire de bandes et de maffias romaines (2005).

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La troisième, c’est l’histoire elle-même. Dans le cimetière de Rapallo, un groupe de personnes (l’esthétique noire du deuil sur un fond de paysage méditerranéen est bouleversante) assiste à l’enterrement de María d’Amata, une actrice d’origine espagnole, météore qui  aura traversé le cinéma avant de mourir tragiquement. Le récit nous est donné par trois narrateurs, celui qui a mis en scène ses trois films (Humphrey Bogart), un agent et producteur haut en couleur (Edmund O’Brien) et le mari, veuf et assassin de la belle María, le Comte Torlato-Favrini (Rossano Brazzi). Le premier narrateur (Bogart) est le seul qui ne soit pas vêtu de noir, il porte un trench-coat (peut-être celui de Philip Marlowe) et ne s’abrite pas sous un parapluie. Il évoque sa « découverte », celle d’une jeune danseuse de cabaret qui se produit à Madrid, María Vargas (rôle tenu par Ava Gardner), qu’il emmènera à Hollywood où elle deviendra sous le nom de María d’Amata une star dès son premier film avant d’être courtisée par tous les hommes, de vivre la vie des palaces de la Côte d’Azur, d’épouser un Comte italien et de mourir de deux coups de feu tirés par ce dernier.

Pour ces années-là, l’histoire est difficile à raconter puisqu’il s’agit de l’ascension et de chute d’une star, mais aussi de la vie et de mort d’une jeune et belle femme à la recherche du bonheur impossible. Le fil rouge , c’est l’histoire de  Cendrillon. Une enfance malheureuse, une mère acariâtre et méchante, la misère vécue pendant la guerre d’Espagne dans un Madrid bombardé et affamé. Là où l’histoire tourne au cauchemar, c’est que le prince qui l’enlève (même s’il ne s’agit que d’un Comte) ne laisse aucun espoir au happy-end. Comment terminer cette histoire par le sempiternel « Ils vécurent heureux et eurent de nombreux et beaux enfants », quand le soir de la nuit de noces, le Comte apprend à la Comtesse qu’une blessure de guerre l’a privé à tout jamais de l’usage de son système reproducteur. Cette scène est formidable car s’il n’y avait eu l’extrême beauté d’Ava Gardner, sa sobriété et sa présence, le public, méchant par nature, aurait ricané. Mais on ne rit pas.

Venons-en à notre propos.

 Pour lui annoncer ce problème le Comte a choisi un stratagème. Il ne souhaite pas le dire à la Comtesse de vive voix mais il lui tend un document militaire qui rend compte de la gravité de ses blessures. Le problème, c’est que la Comtesse ne comprend pas l’italien. Il lui faut donc traduire ce texte. Le choix de Mankiewicz d’introduire cette déconvenue dans une scène aussi importante est tout simplement génial : il permet de mettre le Comte dans un embarras justifié, d’être tenu de faire face à cette humiliation qui consiste à dire à son épouse (et comme il s’agit d’Ava Gardner, on saisit encore mieux l’immense frustration!) qu’il ne peut plus… depuis le 25 octobre 1943.

Parce qu’il s’agit là du deuxième fil rouge du film, la langue. Tout au long du film le metteur en scène des films de María d’Amata (Bogart), qui ne parle pas espagnol, ne cesse de lui demander comment on dit ceci et cela en espagnol et, alors qu’il tient entre ses bras le corps sans vie de l’actrice et que le mari téléphone à la police pour se dénoncer, il demande à ce dernier « Comment dit-on Cendrillon en espagnol ? ». Le monde cosmopolite du cinéma et des palaces oublie souvent ses origines. Si María n’avait pas succombé à la stupide morbidité jalouse de son mari, elle aurait répondu « Cenicienta »… Un mot espagnol curieux puisqu’il est presque l’homophone de Cinecittá, le  studio romain où le film a été tourné. Et que menotté en espagnol se dit « esposado ». 

Et enfin, la pluie, les trois narrateurs pour une même histoire, c’est bien le fond narratif de Rashomon, film d’Akira Kurosawa (1950), mon deuxième film préféré…

Yaourt et compagnie

Dans mes vieux souvenirs de cinéma (oui, encore…) il y a la Grande Evasion (The Great Escape, un film de John Sturges de 1963). Un groupe de prisonniers de guerre anglais et américains qui tentent de s’évader d’un Stalag. Steve Mc Queen joue le rôle d’un expert de l’évasion… ratée et du mitard (on le surnomme The Cooler King), Charles Bronson celui d’on colosse claustrophobe, James Coburn est un flegmatique canadien amateur de vélo, Donald Pleasance, un faussaire aveugle et James Gardner un adepte de l’économie du troc et du vol à la tire. 

Il a aussi les Allemands, gardiens du camp et officiers. Le commandant du camp, Kommandant Von Luger est interprété par Hannes Messemer, acteur allemand rompu à l’interprétation de rôles d’officier élégant (on le voit dans Paris-brûle-t-il, daube – ou navet miltaire- de René Clément). Les choses deviennent intéressantes quand on lit sur Wikipedia, l’Encyclopédie du pire, que pour la version française, Hannes Messemer avait été doublé par Howard Vernon. Il se trouve que, malgré son pseudo very british (avec la touche normande indispensable), Howard Vernon était un acteur allemand qui ajoutait à ses doublages une qualité supplémentaire: une voix monocorde, élégante, légèrement nasillarde, amplifiant la froideur spirituelle (nietschéenne?) du personnage incarné par Hannes Messemer.

Les plus jeunes ont tôt fait le parallèle entre The Great Escape et la série télévisée Papa Schultz ou Stalag 13 (Hogan’s heroes). Le truculent personnage du sous-officier allemand Schultz était interprété par l’acteur John Banner, né en Autriche, qui avait fui les persécutions nazies dont étaient victimes les juifs. Le côté bêta et sympathique du personnage était amplifié par le fait qu’il était doublé, dans la version française, par un acteur français, Philippe Domat, qui avait, pour la circonstance, pris un accent allemand refait, ce qui, en France provoque toujours un effet comique assuré. La différence entre les deux personnages passait donc par le doublage qui, dans le premier cas, donnait un accent allemand crédible dans un contexte dramatique, dans le second cas un accent propre à ce que l’on appelle justement « le comique d’accent ».

Lundi dernier, je regardais un énième épisode de la série FBI, portés disparus (Without a Trace) dont l’action se déroulait dans le mileu russophone de New York, comme une sorte de reminiscence des films de James Gray, dont je dirai tout le bien que je pense une autre fois. Les acteurs interprétant les rôles de russes étaient doublés dans un français fortement teinté d’accent russe et agrémenté des karacho, spassiva et niepanemaiou de rigueur. Tout ceci fonctionnait à peu près jusqu’à ce qu’une scène nous présente trois russophones -une femme et deux hommes- discutant entre eux dans une salle de restaurant désert, scène de prélude indispensable au nouement de l’action. Imperturbablement, les trois personnages continuaient à parler ce yaourt franco-russe qui était le leur depuis le début de l’épisode alors que le réalisme aurait voulu qu’ils parlent en russe. Etait-ce un effet de la schizophrénie de la situation? Etait-ce pour ne pas alerter les services de l’immigration? Ou pour se faire comprendre par les 5 millions et des poussières de téléspectateurs qui suivaient cet épisode, une ouverture volontairement comique vers le fameux quatrième mur de toute représentation théatrale? On ne le saura pas, mais on note là une différence avec les films de James Gray, dans ses films, quand on parle russe, on parle russe. C’est simple kak pravda, mais pas très grand public.

Le contexte du canard

Dans les modalités de l’apprentissage de la traduction on distingue la traduction de phrases  hors-contexte et celle de phrases dans leur contexte (en réalité, la traduction de textes originaux).

Le passage d’un exercice à l’autre est considéré comme une opération pédagogique délicate. Dans le premier cas on demande à l’apprenti traducteur d’affirmer sa connaissance d’un méta-contexte grammatical en lui proposant une progression le menant des systèmes les plus simples vers les systèmes les plus complexes. M. LE Duc Quang les distingue en qualifiant la première de traduction pédagogique et la deuxième de traduction professionnelle[1].

Dans le cas de la traduction pédagogique, il faut donner à traduire des phrases qui constituent leur propre contexte d’énonciation. Sinon, on court à la catastrophe.

Dans l’introduction de Dire presque la même chose (Grasset, 2003), livre traduit par l’éminente italianiste Myriem Bouzaher, Umberto Eco propose l’exemple connu de la traduction hors contexte de l’expression anglaise « it’s raining cats and dogs ». Je passe sur sa démonstration mais je retiens sa conclusion :

« Vous voyez combien il est difficile de dire quelle est la chose qu’un texte veut transmettre, et comment le transmettre. » .

Prenons un autre exemple pour varier les plaisirs. Donnons-nous une phrase courte, à énoncé simple :

 

« Les canards circulent, tantôt noirs, tantôt roses. ».

 

Il y a quelques difficultés  si on souhaite traduire cette phrase vers l’espagnol :

 1. Rosa est un substantif utilisé comme qualificatif dans « la langue informelle » comme le remarque le dictionnaire María Moliner, pour éviter d’avoir recours à la forme périphrastique « color de rosa » dont l’emploi tend à disparaître de l’usage courant sauf si on souhaite mettre de l’effet. Peut-être est-ce justifié chez Homère[2], mais pas dans notre affaire de canards.

2. La traduction de tantôt… tantôt… en est une autre. On serait tentés de la traduire avec un léger glissement : unos…, otros…

On en arrive donc à une traduction qui a déjoué tant bien que mal ces deux pièges:

« Van y vienen los patos, unos negros y otros rosa. » 

Donnons maintenant la même phrase dans son contexte:

« De ce qui se passe ailleurs on ne sait rien. Et on ne s’embarrasse pas davantage. Les canards circulent, tantôt noirs, tantôt roses. On écoute paisiblement le canon et la fusillade, en buvant sur le comptoir du marchand de vins. Quant à porter secours aux positions assaillies, on n’en a pas même l’idée. « Que chacun défende son poste et tout ira bien. » , disent les plus solides. Ce singulier raisonnement tient à ce que la plupart des insurgés se battent dans leur propre quartier, faute capitale qui a des conséquences désastreuses, notamment les dénonciations des voisins après la défaite. »

 

Que viennent faire des canards dans cette histoire de barricades et d’insurrection ?  Evidemment il a le sens de bobard, de fausse nouvelle qui se répand « comme la poudre », pour rester dans l’ambiance. L’auteur nous dit comment les bonnes et les mauvaises fausses nouvelles circulent sur les barricades. L’auteur de ce paragraphe magnifique n’est pas Louis-Ferdinand Céline, ni Louis Aragon, mais Auguste Blanqui dans ses Instructions pour une prise d’armes, ouvrage dans lequel il tente de tirer des leçons des révolutions de 1830 et de 1848 sur un plan purement militaire[3]. Il écrit ce texte entre 1863 et 1869, selon ses éditeurs. Les canards susmentionnés disposaient donc d’un contexte, pas très culinaire, celui de l’insurrection.

D’ailleurs, réflexion faite, même si je ne suis pas un spécialiste de la volaille, je n’ai jamais vu de canards roses…

Traduction –plate- dans le contexte: «Corrían las noticias falsas, malas como buenas. »

Maria Moliner propose infundio et quelques équivalents: borrego, bulo, engañifa, pajarota, paparrucha et même, tenez-vous bien… canard!


[1] Réflexions théoriques pour une valorisation authentique des exercices de traduction en classe de langue (cursus universitaire). A consulter à l’adresse suivante : (http://refef-asie.org/document/nhatrang/40%20%20LE%20Duc%20Quang-Hue.pdf) 

[2] « Dès que parut Aurore aux doigts de rose, qui naît de grand matin,  j’envoyai mes compagnons au manoir de  Circé, pour en emporter le corps sans vie d’Elpénor. » L’Odyssée, Chant XII. Garnier Flammarion, 1965, page 175. 

[3] Auguste Blanqui, Instructions pour une prise d’armes, L’éternité par les astres, textes réunis et présentés par Miguel Abensour et Valentin Pelosse, Ed. sens&tonka, 2000, page 37.

Pour rire

Mercredi dernier un collègue spécialiste d’une discipline autre que les langues, à l’occasion d’une pause au cours d’une réunion importante d’universitaires de tous horizons, me posait la question qui tue : « Comment peux-tu nous expliquer pourquoi, nous, français, sommes aussi nuls en langues étrangères ? »

 Cette question laisse toujours les enseignants de langues sans voix parce qu’elle part de prémisses de sens commun qui ne reposent sur aucune analyse sérieuse de la réalité. Il faudrait inventer une sociologie de la pratique diglossique pour pouvoir répondre, arguments à l’appui, à de telles questions. Nous savons tous que ce qui n’est qu’une opinion s’est mu en croyance et qu’il n’y a pas un français qui ne soit convaincu que nous sommes nuls dans ce domaine, quelles que soient l’appartenance sociale, le rapport avec la sphère d’apprentissage des langues ou même les responsabilités sociales des uns et des autres. Nous sommes nuls, voilà, tout est dit.

Mes réponses sont variables et, en pur vieux routier du débat, elles sont elles-mêmes des questions. Je demande à mon interlocuteur s’il se sent lui aussi « nul en langues » puis s’il considère que ceux qui ont tenté de lui enseigner une langue étrangère un jour dans sa vie étaient nuls, etc.

La réponse ne varie pas : oui, je suis nul, oui, mes profs étaient nuls.

Pour répondre plus sérieusement, trois arguments :

1. L’apprentissage de la langue n’est pas un enseignement de compétition comme l’éducation physique et sportive n’est pas une fabrique de champions du saut à la perche. C’est l’un des apprentissages des facultés combinatoires de l’entendement humain.

2. Nous trouver nuls dans ce domaine, c’est décréter par la même occasion que la France s’en sort bien quand même puisque nous exportons des Rafales, des Airbus, du Champagne, etc. Donc la maîtrise d’une langue étrangère est marginalement utile pour prospérer.

3. Si nous sommes nuls (c’est ma réponse favorite), les autres sont pires. Les Anglais parlent étranger dès leur naissance, les Américains aussi, les Luxembourgeois sont bilingues par nature géopolitique, les Italiens sont les rois de l’acrobatie linguistique et les Belges sont belges.

Les Espagnols dans tout ça ? Disons qu’ils sont pathétiques et le savent. Puisque la nullité en langues étrangères se résume souvent dans les faits par la maîtrise plus ou moins grande de la langue anglaise, voici un petit document, déniché par le quotidien elpais.com, qui montre combien nous sommes moins nuls. Ca console.

http://www.100spanglish.es/