Mouvement du 15 mai : renaissance de la sociologie critique en Espagne ?

« Los partidos políticos se tiran de los pelos, los sociólogos piden calma pero la bola de nieve sigue rodando. »
C’est ce que l’on pouvait lire sur un site d’informations espagnol le 18 mai dernier.
Le plus intrigant dans cette réflexion d’Isabel Urrutia ce n’est pas qu’elle mette en exergue l’embarras des politiques mais bien le rôle des sociologues. Bel et bien douillettement enfermés dans leur rôle d’experts sociaux depuis les années soixante-dix, ou ayant toujours un livre à écrire, ils se tenaient à l’écart du débat citoyen.
Mais voici que la rue se peuple et que leur savoir est mis à contribution. Surtout, est mise à l’épreuve leur capacité prédictive…
De nombreux articles récents  montrent que le mouvement du 15 mai a des conséquences inattendues en Espagne. La plus remarquable, pour l’instant, est celle du recouvrement d’un discours sociologique critique. Les sociologues de la génération des années soixante ont été sollicités par les médias pour apporter leur sentiment ou concourir à l’analyse de ce phénomène que les politiques persistent à ne pas comprendre.
Parmi ceux-ci se sont exprimés l’urbaniste et sociologue Jordi Borja, Joan Subirats, économiste, enseignant de science politique à l’Université Autonome de Barcelone qui ont en commun tous les deux d’avoir été des « compagnons de route » du PSUC pendant les années du second franquisme, comme tant d’autres jeunes intellectuels au cours des années soixante en Catalogne.

Je fais référence à ces deux figures contemporaines de la pensée sociale en Espagne, mais il faut  de la même façon évoquer les analyses « à chaud » livrées par Ramón Cotarelo, Salvador Giner, José Félix Tezanos ou même de Manuel Castells qui, le 27 mai dernier, invité par l’un des initiateurs de la « acampada » de la Place de Catalogne de Barcelone, venait parler aux « indignés » du thème « Communication et pouvoir », objet de son dernier livre.

Pourquoi cet intérêt pour ce mouvement de la part de ces intellectuels qui pendant ces dernières décennies s’étaient éloignés d’une pensée novatrice, d’une pensée de rupture sociale pour devenir des « experts » (certains le sont encore) au service des institutions nées de la rupture politique de la transition ?
La question reste ouverte.
Pour l’un (Castells), fidèle à son credo personnel (« tout ça, je l’avais prédit ») c’est la confirmation de sa théorie des réseaux, celle qui, suivant le développement de ces derniers, s’appuie sur de nouveaux espaces de participation débordant les espaces de communication « atados y bien atados » comme il le dit, que l’on suppose être la presse et les médias institutionnels, mais aussi l’université, le discours politique dominant.
Salvador Giner n’est pas loin de penser de la même manière quand il dit aux « acampados », avec toutes les précautions d’usage, qu’au lieu de mépriser les intellectuels espagnols et de dénoncer leur absence dans les débats sur la place, les indignés feraient bien  de lire ce que lui-même et d’autres ont écrit sur la situation de l’Espagne depuis dix ans. Il se pose en expert critique du mouvement en faisant le choix de montrer que la démocratie émotionnelle doit dépasser ce stade pour faire usage de la raison :
«La democracia emocional es necesaria para consolidar la democracia plena. Pero no es más que uno de sus componentes previos; hacen falta otros. La democracia es el uso público de la razón, lo cual significa que es deliberativa, que se desarrolla según las reglas de la proposición de soluciones, evaluadas y, si hace falta, rechazadas serenamente con argumentos contrarios.»
Les théories communicationnelles de Jürgen Habermas sont donc passées par là, teintées d’une lecture moderne de cet « agir communicationnel » dont il est devenu le chantre. On peut le lire dans ce court texte de 2006 qui tente d‘expliquer en quoi la pensée de ce philo-sociologue allemand est en phase avec le monde hyper-communicant qui est le nôtre.
«Habermas appelle de ses vœux à une communication libérée qui permettrait de développer une discussion publique exempte de domination. On peut se demander si aujourd’hui le développement d’Internet, l’expansion de la téléphonie mobile, c’est à dire l’ « ère de la communication », seraient le signe de la libération de la communication.»
Pour d’autres, c’est une occasion de repenser le rapport social, ses acteurs traditionnels (syndicats, partis, institutions intermédiaires), ou le système électoral lui-même dont il fait rappeler que, calqué sur celui de l’Allemagne Fédérale, il exclut les petites formations, réservant le principe proportionnel (établi par circonscription départementale) aux seuls partis qui dépassent 5% des voix. Tel est le cas de Ramón Cotarelo:
«La confluencia de la izquierda con el Movimiento15-M es decisiva en el cambio del sistema electoral, llave para elegir en 2012 unas Cortes verdaderamente representativas, capaces de desbloquear el sistema político.»
Les plus précis dans leurs commentaires y voient la conséquence de l’irrationalité sociale de l’Espagne d’aujourd’hui, des politiques sociales (ou de l’absence de politiques sociales) menées partous les gouvernements qui se sont succédés au pouvoir en parfaite alternance (PP et PSOE), ce qu’exprime le sociologue José Félix Tezanos :
«Lo que ahora se necesita, en definitiva, es volver a priorizar el empleo (de calidad) y las políticas sociales, de bienestar social y de redistribución de la riqueza. En definitiva, es un problema de racionalidad social, ya que el actual modelo está fracasando en múltiples aspectos.»
Ce qu’exprime aussi Joan Subirats en s’appuyant sur la pensée sociologique allemande moderne (Zygmunt Bauman ou Ulrich Beck), en lisant comme un signe exceptionnel, témoignant d’un tournant mental dans ce pays, le fait que la politique quotidienne n’avait jamais été autant au centre de la vie des espagnols, peut-être depuis les années soixante-dix:
«Las gentes del 15-M experimentan en sus carnes y vidas lo que Bauman define como sociedad líquida o Beck como sociedad del riesgo. Y empieza a no gustarles. Está muy bien ser cada día más autónomos, tener menos sujeciones, pero necesitamos armas colectivas sobre las que rehacer solidaridades y reciprocidades. ¿Cómo hacerlo? Muchas preguntas legítimas y pocas respuestas que no hayan sido contaminadas y deterioradas por la política real. Hace muchos años que no oía hablar tanto de política cotidiana en familia, entre amigos, en el trabajo o en tiendas, bares o mercados. Y ello se debe al 15-M, y no al 22-M.»
Jordi Borja montre que la forme politique des partis est dépassée ou, du moins, qu’elle est incapable d’assumer ces nouveaux défis. Il fait preuve à ce propos d’un certain pessimisme ou fatalisme. Pour lui, les gauches espagnoles ne comprennent pas ce qui advient. Mais attention, dit-il, après un probable reflux, les campements sur les places se reformeront :
«Es probable que los movimientos actuales vivan un reflujo en las próximas semanas aunque emergerán momentos fuertes de nuevo. Pero se respira otro aire en la calle, las plazas han sido un escenario de socialización política masiva.»
«Volverán pronto las acampadas, las manifestaciones y las campañas, las redes llamarán a rebato, aparecerán iniciativas innovadoras y formas de protesta originales. Volverán o como dirían en Argentina: volveremos y seremos millones.»
Je pourrais multiplier (presque) à l’infini ces citations de réactions du monde de la science sociale espagnole au mouvement du 15 mai. Parions que l’analyse serrée de la position de la science sociale face à ce mouvement, conduit en grande partie par la jeune classe moyenne urbaine éduquée, sera faite un jour. Parions aussi que rien dans le champ politique espagnol ne sera plus comme avant, même si l’autisme des politiques gouvernant ce pays depuis plus de trente ans est toujours aussi flagrant. Parions aussi sur le fait que le grand soir des masses en mouvement prendra une autre forme, qu’il reste à inventer.
Pour l’économiste Eduardo Punset, c’est une nouvelle Route de la Soie qui s’ouvre…
Signant le livre d’or du campement, il y inscrit deux mots: « No paréis ». Son message a-t-il été écouté?
Une nouvelle initiative semble se mettre en place:

L’indice Euribor, le cauchemar espagnol

Si je vous dis EURIBOR, vous allez imaginer que je souhaite évoquer ce soir une utopie orwellienne, une village de l’est européen (de triste mémoire) ou un Béhémoth menaçant tapi dans la froidure de notre planète.

Rien de tout cela. EURIBOR est un indice. L’un de ces indices économiques qui gouvernent le monde. Ses soubresauts, ses fièvres et ses sautes d’humeur effraient els espagnols depuis plusieurs années. Son nom complet à partir duquel a été conçu cet acronyme est Euro interbank offered rate. Il s’agit d’un taux de référence du marché monétaire dont la traduction en français est franchement ridicule : TIBEUR. Publié à échéances régulières il est sert de base de calcul au prix de l’argent des prêts interbancaires pour «les banques européennes de premier plan» comme l’indique la page d’accueil de son site internet,

http://fr.euribor-rates.eu/que-est-ce-que-euribor.asp

Cet animal statistique fait peur aux espagnols. Pourquoi? Parce qu’il sert de base au calcul des taux de référence des hypothèques, donc des prêts immobiliers. Comme on peut le lire sur la page  de ce même site intitulée «EURIBOR et votre hypothèque»:

«De nombreuses banques prêtent  de l’argent sous forme d’hypothèques. dans bien des pays européens, il est courant de prendre une hypothèque avec un taux variable… En cas de taux d’hypothèque variable, le taux d’hypothèque à payer varie généralement en fonction du taux EURIBOR»

Expliqué en terme simples, si vous achetez un bien immobilier en Espagne -c’est-à-dire dans la zone Euro-, la garantie du prêt qui vous est accordé repose sur le bien acquis lui-même (l’hypothèque). Pour obtenir un prêt de longue durée vous ne pouvez souscrire un prêt à taux fixe, les banques vous vendent un prêt à échéance de 25 ans (juste avant la crise de 2008 les banques espagnoles  proposaient un étalement des remboursements de trente, quarante, voire cinquante ans) à condition que vous acceptiez que le taux d’intérêt soit variable. Autrement dit, les intérêts de votre crédit sont réévalués tous les trois mois en fonction des variations de cet indice. S’il baisse, vous payez moins, s’il augmente, votre mensualité s’alourdit.

Fin 2006, il était de 3, 335%, en juillet 2007, il passait la barre des 4% (4, 076%), en octobre 2008, au moment du déclenchement de la crise financière, ilatteignait  presque 5% (4,846%) pour dégringoler après avril 2009 à moins de 1%. Cette stagnation des taux était du aux baisses des taux d’intérêts fixés par la Banque européenne et, surtout aux effets considérables de la crise sur le marché de l’immobilier en Espagne et sur la capacité de solvabilité des épargnants espagnols.

Les hausses de l’indice des années 2006-2008 ont pris à la gorge de nombreux acquéreurs de logements espagnols et ont conduit les banques à saisir les biens achetés devant la multiplication des défauts de paiement de nombreux clients. le résultat fut catastrophique et le développement en chaîne n’a pas encore provoqué tous les dégâts possibles. Comme la cerise sur le gâteau de la crise, les prix de l’immobilier avaient subi une hausse spectaculaire entre 1996 et 2006, le prix moyen du m2 étant passé de 250 euros environ à près de 3000 en dix ans. L’endettement privé a donc enflé démesurément, les banques ont commencé à faire face à des manques de liquidité devant les défauts de remboursement, le secteur du bâtiment entrait dans une crise profonde, puisque la paralysie quasi-complète des travaux de construction devenait impérative, des dizaines de milliers de logements restant sans acquéreurs. Cette paralysie entrainaît à son tour la disparition de centaines de milliers d’emploi à un rythme soutenu.

En Espagne on considère souvent que la crise de 2008 est la conséquence de la crise des subprimes américains. C’est faire preuve d’une certaine dose d’irresponsabilité. C’est la politique espagnole du logement, imitation ibérique du système en vogue aux Etats-Unis, qui a conduit à la catastrophe.

Vous comprendrez donc que chaque frémissement à la hausse d’EURIBOR fait trembler les espagnols endettés. La prévision de hausse de l’indice pour la fin de l’année le situe à un niveau critique selon les spécialistes (2,5%) entre janvier et mai 2011, en seulement quatre mois, il a augmenté de 1 point passant de  1,555% à 2, 159%.

 

http://www.bolsafin.com/MENU/Euribor.htm

Ces chiffres peuvent ne rien signifier mais quand on les projette sur les taux réels variables pratiqués on en a froid dans le dos. C’est ce que montre un article récent d’Iñigo de Barrón (El País,  samedi 28 mai) qui se demande comment dans un pays en pleine récession sociale, avec  presque 5 millions de chômeurs, sera supporté ce coup de ciseaux supplémentaires aux revenus modestes. Cette variation de 1 point alourdit considérablement la facture-logement des ménages, l’exemple que donne le journaliste spécialiste de questions financières du grand quotidien espagnol:

Representa un aumento de unos 800 euros anuales (67 al mes) en una hipoteca tipo de 150.000 euros a 25 años. Es un alza del 10,8% en el coste del crédito, una cantidad nada despreciable. Si el préstamo es a 30 años, la subida rondará el 12,8%.

C’est pour cette raison que José Blanco, ministre des affaires délicates du gouvernement Zapatero (chargé du ministère appelé sans aucun humour « du développement »), fait une tournée européenne pour vendre de l’immobilier espagnol (près d’un million de logements vides dans les zones balnéaires),

http://www.elmundo.es/elmundo/2011/02/24/suvivienda/1298541716.html

C’est pour cette raison aussi que les agences de notation baissent la note de l’Espagne (Agence Fitch le 28 mai dernier), que les espagnols n’en peuvent plus de payer la crise par tous les bouts et que moins que jamais ce pays n’est à l’abri de la banqueroute, entrant dans le cercle des PIGS, selon l’expression très élégante utilisée par la finance anglaise pour stigmatiser les pays européens en difficulté.

Et on comprend encore plus pourquoi les indignés espagnols ne renoncent pas.

http://www.cookingideas.es/espanistan-20110526.html

 

PS: Merci à tous ceux, proches et amis,qui trouvent sur le Net  ces liens qui témoignent de la vivacité et de la pugnacité des Espagnols en temps de crise profonde.

Indignation et football

Vendredi matin, à Barcelone, sur la Place de Catalogne, les «indignats» ont été délogés par la police («els mossos d’esquadra»). Le Gouvernement catalan, par la vois de son Conseller chargé de l’ordre public, Felipe Puig, a justifié ce «ménage» quelquefois abrupt par la nécessité de contrôler une situation qui deviendrait difficile à gérer en cas de victoire de l’équipe du Barça contre Manchester U. («possibles esdeveniments deportius»), ce soir samedi à Wembley. Il craint que des groupes de semeurs de troubles ne mettent à profit la bonne foi des «indignés» et la joie des «cules» -supporteurs du Barça, à prononcer coulés, por favor– pour créer des incidents violents dans le centre de la ville.

Une fois la charge policière terminée, les «acampados» ont réinvesti cet espace, aussi nombreux qu’au premier jour, si l’on en croit la presse espagnole ce matin. Le souci était sécuritaire, autrement dit il s’agissait de faire le vide de tout ce qui aurait pu servir de projectile improvisé dans le matériel de camping  accumulé par les protestataires.

C’est le propre de la mécanique répressive que de frapper des «gens de bonne foi», en les sachant de bonne foi, pour éviter que des personnes de mauvaise foi ne les instrumentalisent. Tout en respectant un principe de proportionnalité dans l’usage de la violence, naturellement.

Ce partage entre la bonne foi et la mauvaise foi est naturellement un prétexte. La seule vraie raison de la «facilitació de la neteja» de la place c’est de ne pas voir le triomphe footballistique (éventuel) du nationalisme catalan teinté de revendications sociales. Et surtout que le nouveau Président de la Generalitat, Artur Mas, ne puisse tirer le profit d’image maximum de cette victoire (éventuelle) du Barça. La fête serait gâchée…

Dessin publié par le quotidien El Periódico en juin 2009

 

 

 

 

 

Voir à ce propos:

http://www.elsingulardigital.cat/cat/notices/2011/05/

http://politica.elpais.com/politica/2011/05/27/actualidad/1306489864_137130.html

 

Samedi 28 mai: Ha ganyat el Barça…

Juan José Linz, le premier « transitologue » espagnol (2)

De la transitologie comme science prédictive

En 1990, La Revista Española de Investigaciones Sociológicas publie un article de ce même sociologue portant cette fois clairement sur le thème des transitions (Transiciones a la democracia). Par habitude macro-politique, Juan José Linz revient sur ce qui constitue désormais le cœur de ses recherches, le passage de formes autoritaires de l’Etat vers la forme considérée comme la seule possible : la démocratie libérale. Il annonce d’emblée qu’il va surtout centrer son analyse sur les processus de restauration, autrement dit sur le cas de pays qui disposaient déjà d’une certaine expérience démocratique. Dans ce groupe, nous trouvons naturellement l’Espagne, moins conventionnellement, l’Allemagne, qui, en somme n’a connu comme période démocratique que la parenthèse de la République de Weimar et, curieusement, nous ne trouvons pas la France, dont le processus engagé au moment de la Libération intéressera pourtant un certain nombre d’historiens espagnols. Mais ne lui tenons pas rigueur de ces petites incohérences, en 1990, le sujet qui agite l’Europe et le monde est l’écroulement du système soviétique et la fin du bloc de l’Est.

Toujours amateur de modèles, Juan José Linz reprend celui des dix voies de transition proposées par Alfred Stepan, avec qui il a collaboré dans l’écriture de deux ouvrages qui les ont consacrés comme experts en «transitologie ». Si je reprends les termes employés par Guy Hermet dans la note de lecture qu’il publia en 1997 dans la Revue Française de Science Politique c’est pour bien insister sur le fait que le cas espagnol est très présent dans cette recherche des « mécanismes » transitionnels. Les énumérer serait fastidieux et inutile.

Retenons la distinction par groupes qu’il propose. Le premier groupe est constitué par les Etats qui, à l’issue de la guerre, ont changé à la suite d’une intervention extérieure (libération, occupation). Le deuxième, par ceux dont le pouvoir autoritaire engage et contrôle le processus de démocratisation. Le troisième est constitué par les Etats où le changement est mené par les forces d’opposition. L’Espagne pourrait entrer dans le deuxième groupe puisqu’une partie de la classe dirigeante a su neutraliser l’autre partie pour conduire la transition. Encore une fois, Juan José Linz nous explique que ce sont les acteurs de cette période difficile qui comptent. Leurs qualités, leur sens de la responsabilité (celle des opposants aussi) sont fondamentales pour maintenir l’ordre et ne pas laisser le champ libre aux extrêmes.

Il ne nie pas l’importance des mouvements populaires ou des manifestations de rue, mais il affirme que « sans leaders et sans organisation » un peuple peut être poussé vers de positions intransigeantes, ce qui conduit non pas à la révolution, mais à la répression. Le choix du modèle d’Etat futur lui paraît secondaire à ce moment-là du changement, encore une fois, tout dépend des hommes en charge du processus.

Après une longue digression sur la périodisation possible de ces étapes de transition et surtout sur leur date de fin (signature et approbation d’un texte constitutionnel consensuel ou rotation par alternance de nouvelles forces politiques), il aborde la question de la consolidation ou pérennisation des nouvelles règles politiques et sociales

Pour lui, seule l’alternance entre administrations (l’anglicisme employé est certainement là pour nous suggérer un changement d’équipes, pas de politique) laisse du temps pour faire face aux crises et aux problèmes économiques et sociaux. Cette fois-ci son texte est accompagné de conseils aux leaders politiques. Il leur demande de persuader les gens < las gentes > de la valeur des libertés recouvrées, de la possibilité d’assumer le changement par des méthodes pacifiques, mais aussi d’accepter que « l’héritage catastrophique des gouvernements non-démocratiques » ne puisse être surmonté à court terme. Leur tâche ingrate de gouvernants consiste à dire au peuple <al pueblo > que la démocratie n’apportera pas d’amélioration économique, que les améliorations sociales ne seront que marginales et que « l’Etat ne peut pas tout », quelles que soient ses qualités ou les qualités de ceux qui exercent le pouvoir.

Les analyses, documentées, sont souvent liées à l’utilisation de modèles anglo-saxons, qui servent toujours de fondement à une analyse des sociétés comme ensembles en crise perpétuelle recherchant par des mesures de type collectif (ce serait là la seule fonction de l’Etat) à modérer la demande de justice, à lisser les conflits et à user du pouvoir politique essentiellement comme d’un pouvoir du discours. Il faut convaincre des masses gouvernées essentiellement par la peur de la violence, de la perte, du vide. Mais les lignes développées à caractère prescriptif n’ont rien de bien innovant, nous pouvons douter que les hommes qui ont conduit la transition aient réellement eu besoin des conseils éclairés de notre politologue. En ce sens, la pensée politique de Linz, puisque tout de même, bien qu’usant de techniques analytiques, il en laisse apparaître quelques traits, était trop conservatrice pour pouvoir intéresser les politiques. Bien sûr, il fallait ruiner les espérances, ou, comme il le dit lui-même, les décourager, mais qui peut penser que le courage qu’il réclame des gouvernants passerait par un discours « réaliste » ?

C’est avoir oublié la fable machiavélique du lion et du renard, plus rudimentaire mais tellement plus efficace:

. «Les hommes sont si aveugles, si entraînés par le besoin du moment, qu’un trompeur trouve toujours quelqu’un qui se laisse tromper.»

Machiavel, Le Prince

Juan José Linz, le premier « transitologue » espagnol (1)

Puisqu’on a parlé de transition et de modèles à propos des évènements de Tunisie et d’Egypte, il serait peut-être temps de parler de ce modèle de transition espagnol que les gouvernants espagnols voulaient proposer aux tunisiens comme base d’inspiration. Le mouvement du 15 mai semble montrer que l’histoire propose quelquefois des retournements cocasses, s’il ne s’agissait pas de la vie des gens et de leur avenir. En effet, ce n’est pas le sacrosaint «modèle espagnol de transition» qui s’impose en Tunisie, tel que tentaient de le «vendre» les membres du gouvernement Zapatero(voir la dépêche d’Europa Press du 2 mars dernier: Zapatero viaja este miércoles a Túnez para ofrecer asesoramiento en la transición) mais plutôt «le modèle d’insurrection tunisien» qui est en train de s’imposer en Espagne. Il m’a semblé intéressant de revenir sur la science « transitologique » ou du moins sur l’une de ses figures espagnoles les plus visibles, Juan José Linz. On verra que prédire l’avenir, même armé de toute la science conceptuelle et comptable possible est un art qui comporte des risques.

Juan José Linz

En 2007, dans la revue Pôle Sud, Miguel Jerez Mir publie un article qui tente d’évaluer les racines de l’influence de Juan J. Linz sur la sociologie et la science politique. L’année précédente, l’association française de science politique organisait à Montpellier un colloque international en hommage au sociologue espagnol (pensé comme politologue pour les besoins du colloque). Une grande partie des interventions ont été publiées par la Revue internationale de politique comparée.

Ce qui retient l’attention dans la masse de travaux que ce sociologue installé aux Etats-Unis a entrepris, c’est son étude des élites politiques espagnoles. S’étalant sur trois décennies, ses travaux embrassent une longue période qui englobe tout autant les années de la dictature de Primo de Rivera, la IIème République, le franquisme que la période de la transition.

La configuration de ses recherches et sa cible lui ont été inspirées par Francisco J. Conde, selon ce que Miguel Jerez Mir en déduit des entretiens qu’il a pu mener avec Linz lui-même. Il y rapporte que c’est à partir de 1947 qu’au contact de Conde et de ses séminaires de l’Instituto de Estudios Políticos, il découvrira la littérature sociologique, en commençant par Auguste Comte et Wilfried Pareto.

Son départ à 22 ans pour l’Université de Columbia scellera son avenir académique et donnera certainement à sa formation un tour différent, une vision externalisée de la question espagnole. Ajoutons que l’influence de l’empirisme sociologique, alors dominant aux Etats-Unis, jouera un rôle primordial dans les travaux de ce sociologue qui se situera très tôt du côté de l’empirisme et des études de terrain, s’éloignant ainsi de la sociologie philosophique de sa formation initiale.

Penser le changement politique

En 1980 et en 1990, Juan Linz tente, à dix ans de distance, de proposer une analyse des situations politiques des pays du sud de l’Europe et de l’Espagne en particulier, à travers deux longs articles repris et publiés par la Revista de Estudios Políticos.

Le premier article (La frontera sur de Europa: tendencias evolutivas) est un essai de politiques comparées dans lequel, alors que ces pays n’ont pas encore intégré l’espace communautaire, il tente de mettre en relief les aspects positifs et négatifs de la Grèce, du Portugal, de l’Italie et de l’Espagne. Même si les chiffres (ici, essentiellement des chiffres économiques) sont présents, on perçoit très clairement ce qu’est la nouvelle orientation de cet auteur, passer de la sociologie analytique des sociétés à la sociologie politique et, dans une dernière étape, à des études caractéristiques de la science politique : l’études de grands ensembles géopolitiques parsemée de considérations politiques et historiques.

La thèse du retard économique des pays de l’Europe du sud est simple : ce sont des sociétés qui ont toujours eu vis-à-vis du capitalisme une position fortement réticente. Alors que le couple idéal signifiant le progrès matériel pour les masses travailleuses est « capitalisme + démocratie libérale », cette réticence est due à la force des partis communistes (pour alimenter son raisonnement Linz inclut la France dans ce groupe de pays dans lesquels, dit-il, le capitalisme n’a pas été véritablement légitimé), puis à ce qu’il appelle « les élites précapitalistes » et aussi à l’Eglise catholique. Les régimes autoritaires qui ont sévi, en particulier en Espagne et au Portugal, n’ont pas permis que se développe une société de contrepoids institutionnels (les syndicats) qui auraient obligé à forcer une certaine forme de redistribution des richesses. Ces régimes étaient, de plus, liés à une conception corporative de la société, à une tradition antilibérale et même à l’héritage d’une pensée fasciste, facteurs qui, combinés, contribuaient à renforcer cet esprit anticapitaliste. Pour Linz, c’est là le trait commun principal entre les catholiques et les communistes, mais aussi un frein à l’hégémonie d’une gauche libérale dans ces pays fortement catholiques (pour les besoins de la démonstration, il n’est plus question de la France, on ne sait pourquoi, ni de la Grèce, écartée parce que majoritairement orthodoxe).

Le défaut de l’article est qu’il s’arrête en chemin pour nous livrer une expertise politique dans laquelle la situation espagnole est analysée à l’aide de tout un arsenal de considérations dont nous livrons quelques échantillons :

Peut-il se former une coalition PSOE-UCD contre les extrêmes ?

Faut-il croire à ceux qui prétendent que l’Espagne se prépare à un système d’alternance bipartite ?

A ces deux questions Linz répond négativement. Mais il souligne que les larges consensus qui se sont faits jour (la négociation de la Constitution et des Pactes de la Moncloa) laissent penser à un profil plutôt à l’italienne.

On peut sourire aujourd’hui lorsque ces prévisions argumentées de Juan José Linz sont passées au crible de l’histoire, mais ce long détour vers un exercice mal maîtrisé de politologue le ramène à son point de départ : les pressions alimentées par la conception catholique du bien commun <bonum comune> sont encore trop fortes pour que l’attelage parfait entre la démocratie pluraliste et l’esprit du capitalisme puisse fonctionner comme c’est le cas dans les pays anglo-saxons. Si les nationalismes périphériques inquiètent J.J. Linz, il estime que le modèle consociatif, qu’il emprunte à Arend Lijphart, ne pourra s’appliquer, ce qui, traduit en termes politiques, revient à dire qu’il est peu probable qu’un gouvernement régionaliste disposant d’un soutien majoritaire capable de parler au nom de la région pourra négocier et obtenir un accord consociatif avec le gouvernement.

Les politiques catalane et basque des années suivantes vont le démentir de la façon la plus parfaite. Se fondant sur des présupposés simplistes qui placent en premier lieu comme critère principal les contradictions linguistiques (la bataille des langues régionales contre l’espagnol est perdue d’avance), qui analysent également la politique et son exercice comme soumis à des figures de premier plan, il ne perçoit pas combien la capacité de lissage ou de gestion des conflits a été plus forte. Il ne voit pas non plus que ce que nous pourrions appeler un consensus critique a pu être le moteur de l’unité espagnole, une unité instable, changeante, soumise à questionnement, bien sûr, mais qui ne singularise en rien l’Espagne d’autres nations. Il cherche simplement à montrer que ce modèle consociatif dont il dit qu’il fonctionnerait aux Pays-Bas, en Belgique et en Italie, ne pourrait fonctionner en Espagne. Pour l’anecdote, signalons qu’il est plus inquiet de la position des Iles Canaries, trop proches de l’Afrique et trop éloignées du centre, mûres, selon lui, pour devenir un foyer séparatiste.

Quels sont donc les possibles qu’il dégage de son analyse, jouant ainsi le rôle d’expert auquel rêvait certains sociologues espagnols, pour laisser le soin aux politiques de choisir et de décider ?

Il avance peu de choses. Si nous résumons son diagnostic nous relevons quelques points :

  1. 1. Les nationalismes constituent une menace sérieuse.
  2. 2. L’alternance au pouvoir lui semble difficile car la recherche du consensus l’interdit.
  3. 3. Les nécessaires mutations –urbaine, technologique, scientifique- de ces sociétés méditerranéennes seront probablement source de nouvelles tensions.

Il termine par un appel aux élites. Il leur demande d’ajuster les possibilités de changement aux contraintes héritées du passé et aux contraintes de ces temps de crise économique. Il cite Giuseppe di Palma comme pour excuser l’insuffisance de ses propositions :

Quand les évènements deviennent aléatoires, quand les élites et les experts ne peuvent compter que sur une information limitée et déformée, quand l’évaluation du risque n’est pas toujours rationnelle ni universelle, il devient difficile de prédire quel tour vont prendre les régimes et les coalitions, à moins de ne pas en tenir compte.

Avec cette conclusion insatisfaisante, Juan José Linz pose déjà, peut-être sans le savoir, les termes d’une sorte de défaite de l’expert. Il se retrouve impuissant dans son analyse quand le réel ne correspond pas à un modèle préétabli. Ce volontarisme du modèle et du classement de critères doit être universel, les faits doivent être prévisibles, l’information limpide. Au fond, Juan José Linz sent confusément que la science de l’analyse du tout social, celle qui se fonde sur les patterns, ne fonctionne pas dès que l’on entre dans le réel. L’expert en politique prédictive est donc en panne, l’admirable cosmos humain est indéchiffrable. La recherche de l’isonomie ou de l’équilibre par la gestion des conflits en système devient alors impossible.

15-M: insurrection et modèle

Le Mouvement dit des « indignés » ou plutôt maintenant du 15-M (15 mai) a, nous dit-on, pris par surprise les hommes politiques espagnols, plus préoccupé par les élections municipales, les uns pour gagner quelques villes, les autres pour éviter d’en perdre trop.

Il serait naïf de penser qu’il les a surpris au fond, peut-être est-ce la forme qui les a déroutés. Cette manifestation qui se transforme en «acampada» sur l’une des places les plus symboliques d’Espagne, la Puerta del Sol, et qui se répand comme poudre dans d’autres villes doit être réfléchie.

Certains y voient (certainement à juste raison) une sorte de reprise d’un « modèle d’insurrection tunisien » auquel il en manque que sa fleur emblématique (l’œillet, la rose et le jasmin sont déjà pris).

Une sorte d’exportation d’un modèle insurrectionnel déjà expérimenté, insurrection pacifique telle qu’on a pu la voir fonctionner en RDA à la fin des années 80, en Pologne et ailleurs. Mais la référence la plus proche, c’est celle du modèle tunisien d’insurrection. Il y aurait donc des modèles de stratégie insurrectionnelle? Oui. L’histoire en propose une multitude. Mais il en existe un, qui n’est pas à aller chercher trop loin dans l’espace géopolitique qui est celui du « pronunciamiento ».

Une vision fausse de cette procédure de révolte populaire a voulu en faire l’équivalent strict du « golpe », qui usait de la force armée en installant une « junta » militaire en guise de pouvoir d’exception chargé de redresser la pays avant de passer la main. Or il n’y a rien de plus éloigné de la coup d’Etat militaire au sens classique du terme que ces mouvements populaires ou en tout cas, multitudinaires.

La double caractéristique de cet acte est d’être pacifique et de s’accompagner d’une déclaration d’intention, d’un manifeste lu à travers tout le pays.

Comme à l’origine du premier pronunciamiento, en 1820, il y eut un militaire, le Colonel Riego, et que ceux qui suivirent étaient aussi le fait de militaires jusqu’au dernier, celui des capitaines Fermín Galán Rodríguez y Ángel García Hernández en décembre 1930, la confusion s’est vite installée entre « pronunciamiento » et « golpe » même dans les esprits éclairés.

La réalité était assez différente. Même si les insurgés usaient de la force des armes, ils devaient bénéficier d’un certain soutien populaire sans lequel leur action tournait court. Le pronunciamiento de Riego aboutit au rétablissement de la Constitution de 1812 puisque telle était la demande des insurgés, demande assortie de la dénonciation d’injustices évoquées dans l’extrait ci-dessous du « bando » de l’insurgé :

«Las órdenes de un rey ingrato que asfixiaba a su pueblo con onerosos impuestos, intentaba además  llevar a miles de  jóvenes a una guerra estéril, sumiendo en la miseria y en el luto a sus familias. Ante esta situación he resuelto negar obediencia a esa inicua orden y declarar la constitución de 1812 como válida para salvar la Patria y para apaciguar a nuestros hermanos de América y hacer felices a nuestros compatriotas. ¡Viva la Constitución

Celui de Galán et Hernández s’acheva par l’arrestation des deux officiers soulevés, leur condamnation à mort par un tribunal militaire et leur exécution le 14 décembre 1930. CV’est moins leur insurrection qui fit d’eux des héros populaires que leur exécution. Ils devinrent des figures de martyrs républicains.

D’où nait cette confusion ? L’explication n’est pas évidente. L’élite de l’armée, comme corps constitué, représentait dans l’Espagne du XIXème siècle un corps social aux idées avancées, sensible à l’influence française, une élite cultivée et, on le voit dans le court extrait de la proclamation du colonel Riego, assez pacifiste.

L’inexpérience politique de Galán et Hernández qui demandaient l’instauration de la République les conduisit à l’échec, même si, quelques mois plus tard, à la faveur d’élections municipales, la République était proclamée du haut des balcons des mairies à travers tout le pays.

La proclamation de la République prit l’allure d’un pronunciamiento civil qui gagna tout le pays ou, du moins, ses principales villes. Un manifeste civil repris par des multitudes en mouvement qui aboutira à une transition pacifique.

Dans ce cas, nous pouvons parler de phénomène comparable à celui qui se déroule en ce moment en Espagne, d’autant plus troublant qu’il se déroule au beau milieu d’élections municipales comme en avril 1931 mais sans aucune traduction électorale, cette fois.

Le texte qui circule sur la place publique (c’est-à-dire sur Internet) prend la forme d’un programme alternatif de gouvernement en 13 points.

En voici la synthèse:

Abolition des lois considérées comme répressives et injustes: Loi SINDE, réprimant le téléchargement pirate, le Plan dit du « processus » de Bologne -réforme universitaire-, la loi sur les résidents étrangers, la loi règlementant les partis politiques et la loi électorale.

–  Mesures fiscales et économiques: une TVA progressive, l’établissement de la taxe Tobin sur les profits de la spéculation financière, la nationalisation des banques sauvées de la banqueroute grâce aux emprunts publics , gestion par l’Etat des entreprises en difficultés, réduction des dépenses militaires, fermeture des usines d’armement, retrait de l’Espagne des conflits dans lesquels elle est engagée (Afghanistan et Lybie).

Mesures sociales: transports gratuits pour les chômeurs, salaire minimum de 1200 euros mensuels, fin des emplois abusifs de stagiaires et boursiers.

Mesures environnementales: privilégier les transports en commun, fermeture immédiates des centrales nucléaires.

Mesures à caractère institutionnel: proclamation de la 3ème République, démocratie participative, mandat impératif (par Internet), interdiction pour des inculpés d’être candidats à un mandat électif, fin du financement de l’Eglise par l’Etat.

Enfin, une mesure symbolique: demande de la condamnation du franquisme, comme acte majeur de recouvrement de la mémoire historique.

Il est certainement naïf, improvisé, oublie certaines questions économiques fondamentales (le droit au logement, par exemple), mais il est révélateur de ce qui macère depuis longtemps dans une société prise à la gorge par la dette privée (essentiellement contractée pour acquérir un logement), l’absence d’une authentique politique sociale, le chômage des jeunes de moins de 35 ans, la maigreur des retraites, un système de santé en panne…

Tout ceci était connu depuis longtemps, mais à l’évidence les bonnes affaires liées à la politique des sols, au marché de l’immobilier (les prêts à taux variable, le système des prêts immobiliers gagés sur hypothèque) enrichissaient et continuent d’enrichir une bonne partie du milieu des affaires et par l’effet pervers du fameux trickle-down (effet de ruissellement) une bonne partie des élites politiques. Il suffit de faire le compte des affaires de corruption traitées sur la place publique en Espagne au cours de ces dix dernières années.

Ces faits, connus de tous, ont conduit au gonflement de la dette privée depuis le début des années 2000 -législature Aznar-, de 65% du PIB en 1997 à 220% en 2006 et à 400% aujourd’hui. Et, par voie de conséquence à l’explosion des prix de l’immobilier, à l’asphyxie progressive des ménages à revenu modeste par le jeu de l’indexation des taux de crédit variable sur l’indice Euribor et à une généralisation de la précarité, l’une des plus spectaculaires d’Europe.

On comprend donc très bien que les mesures d’austérité préconisées par le FMI et l’Europe qui ont touché de plein fouet les petits revenus et la classe moyenne salariée, ont provoqué cette explosion.

D’autant plus tragique dans sa version politique que c’est un gouvernement socialiste (dont la politique de laisser-faire cosmétique était célébrée à tort partout en Europe) qui a contribué à cette impasse sociale. Qui se souvient qu’en 2007 la presse française donnait à Ségolène Royal le surnom flatteur de « la Zapatera »? Qui se souvient qu’en 2007, au cours du débat d’avant second tour, Nicolas Sarkozy, commentant son souhait d’une « France de propriétaires », donnait l’Espagne en exemple?

http://www.zarrapastroso.com/2011/05/ver-puerta-del-sol-en-directo.html

Nostalgie d’une Espagne insolite/ Celtiberia Show, Luis Carandell

Il existe un curieux ouvrage sans cesse réédité depuis plus de quarante ans avec une constance désarmante. C’est un de ces livres à feuilleter, à lire dans tous les sens comme un almanach ou un magazine humoristique. Il s’agit de Celtiberia Show de Luis Carandell.
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Disons quelques mots de l’auteur: né à Barcelone en 1929, il a mené une carrière de journaliste de presse écrite, parlée et télévisée après avoir fait des études de droit. Les titres de presse dans lesquels il a travaillé sont emblématiques de ces années de dictature pendant lesquelles de minuscules espaces de liberté pouvaient être trouvés si l’on avait un réel talent d’écriture et une certaine malice. Luis Carandell ne manquait ni de l’une ni de l’autre de ces qualités.
Humour décapant, paradoxal, catalan tellement attaché à ses origines qu’il disait volontiers: « Soy un catalán integral, por lo tanto sólo puedo vivir en Madrid » (citation rapportée par Elsa Fernández Santos, dans le quotidien El País du 30 août 2002 à l’occasion des hommages rendus à ce « caballero » après son décès).
On peut lire les textes des nombreux hommages rendus à, cette occasion sur le site http://www.joanducros.net/corpus/Luis%20Carandell.html
L’ouvrage est une compilation d’articles publiés dans Triunfo entre 1968 et 1970. Il présente lui-même son ouvrage comme un petit musée de pièces originales qui sont mises en page et commentées, des petites annonces, des encarts publicitaires, des affiches, toutes sortes d’objets hétéroclites glanés assez souvent par des lecteurs qui donnaient à sa chronique un charme désordonné irrésistible.
Des textes et documents qui, affichant la volonté de l’efficacité publicitaire, font surtout preuve d’efficacité comique ou de beaucoup d’humour. En voici deux.
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Cette Espagne un peu désuète peut sembler avoir disparu et pourtant je peux vous affirmer que ce n’est pas vrai du tout. En voici une preuve.
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Cette photographie a été prise à Madrid dans une rue paisible et sans cachet… Méta-texte, sous-texte mystérieux… Commet lisez-vous cette annonce? Certains y verront de troubles promesses…
¡Qué paisanaje!

Règle et usage, l’accent tonique

Se conformer aux règles de la grammaire de l’espagnol est un casse-tête pour tout étranger qui tente de respecter ce qu’il pense être «la correction» écrite et parlée de la langue. Il pense que cette «correction» est unanimement partagée par les hispanophones auxquels elle  ne poserait aucun problème.

Quand on examine d’un peu plus près tel ou tel aspect de la langue, de ses règles exprimées par les grammaires de l’espagnol (qu’elles soient le fait de grammairiens espagnols ou non) et de l’usage quotidien qui en est fait, on peut cependant commencer à douter du ton quelquefois péremptoire des bibles grammaticales (le côté «sûr de soi et dominateur» des énonciateurs de règles).

J’ai choisi un exemple, tout petit fait de la langue espagnole, celui de l’accentuation graphique (ce que les grammairiens de l’Académie espagnole de la langue appellent «acento de intensidad») appliquée aux noms propres. Il est rare que les grammairiens s’attardent sur la question (on trouve rarement de mention sur cette question dans les ouvrages de grammaires, qu’ils soient bons ou mauvais). Je vous fais grâce de la règle qui distingue entre oxytons, paroxytons et protoparoxytons pour ne retenir que l’idée suivante: cette règle s’applique aux mots sans distinction de type.

Autrement dit, elle s’applique aussi bien aux substantifs, pronoms, verbes, adverbes… qu’aux noms (toponymes, prénoms, patronymes). La seule restriction à cette dernière application est déterminée par l’origine du nom et le rapport créé entre l’usage local et l’usage de sa transcription en espagnol (Paris devient París, mais Washington reste Washington). Dans les deux exemples cités, la langue espagnole admet une traduction d’usage du nom de la capitale française mais aucune de celle des Etats-Unis.

En cherchant sur le web ce qu’en disent certains «régulateurs» plus ou moins improvisés de la langue et de son usage, on trouve un certain nombre de sources qui s’intéressent à la question. Pourquoi y-aurait-il  flottement en matière de transcription écrite de l’accentuation d’intensité des noms propres?

Pour une raison très simple: ceux-ci peuvent être transcrits selon la règle d’usage des majuscules (Zapatero) ou, assez souvent, tout en majuscules, en particulier dans les notices bibliographiques ou dans les titres de presse (ZAPATERO). Cet usage fréquent de la majuscule dans la transcription des noms propres semble avoir semé le trouble y compris chez les hispanophones.

Que nous dit le manuel du bien écrire l’espagnol publié par la RAE -Académie Royale-, Ortografía de la lengua española?

Il nous dit, de façon très claire que l’emploi des majuscules ne dispense pas de l’usage de l’accent écrit si les règles de l’accentuation l’exigent (Chapitre III, 3.1.1). On doit donc écrire Rodríguez mais aussi RODRÍGUEZ. Tout est clair et bien ordonné.

C’est ce que vient corroborer Jorge de las Casas dans un court article relayé par de nombreux sites internet dédiés (comme disent les modernes) à la langue et à la correction de son usage:

«Un mito bastante difundido es que la acentuación de los apellidos no depende de norma alguna, sino de la voluntad de sus poseedores.»

Ce mythe est donc proprement espagnol puisqu’il nous dit que nombre de ceux qui portent un nom espagnol des plus courants (Ortiz) croient qu’il faut l’écrire avec accent. On peut lire ce court article en consultant la page web suivante:

http://www.padigital.com.pa/periodico/edicion-anterior/opinion-interna.php?story_id=1041989

Le patronyme est donc soumis aux mêmes règles que le mot, tout est encore une fois bien clair.

Là où tout devient complexe c’est quand Jorge de las Casas évoque des patronymes espagnols en usage dans un autre contexte national: faut-il écrire Cameron Díaz ou Cameron Diaz, Trini López ou Trini Lopez? Pour lui, la règle s’applique à tous les patronymes espagnols quelque soit leur contexte (qu’ils soient espagnols ou «d’origine espagnole»).

On pourrait qualifier cette préconisation d’une règle extensive de l’espagnol, d’équivalent de règle extraterritoriale, applicable dès l’instant ou le patronyme en question est d’origine espagnole, urbi et orbi. Un peu à l’image de la loi américaine  dite Loi Helms-Burton (1996) qui provoqua polémiques et controverses dans le monde des juristes car elle interdisait à quiconque à travers le monde de commercer avec Cuba, c’est-à-dire avec un Etat qui avait confisqué des biens américains, sous peine de se voir traîner devant les tribunaux des USA.

Mais le désordre est plus vivace qu’il n’y paraît. J’en retiens quelques exemples « visuels » glanés dans les rues de Madrid qui montrent que même les institutions officielles hésitent au moment de baptiser des rues et que des tendances ou des modes s’affichent en toute placidité.

En voici un, bien placide. Dans le Madrid populaire, un quartier inventé dans les années cinquante appelé Barrio de la Concepción – une conception tout à fait virginale et en rien conceptuelle- j’ai trouvé une rue qui porte le nom d’un personnage que je ne connais pas (un anonyme célèbre), la rue Prudencio Álvaro.

Quand cette rue fut créée (au début de la deuxième moitié du XXème siècle), la plaque apposée était la suivante:

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Profitant de la réfection de la façade de l’immeuble qui se situe face à cette plaque, les services municipaux ont apposé une plaque toute neuve cet été. La voici:

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On voit bien que si le franquisme était une dictature, il était plutôt laxiste en matière d’orthographe; la démocratie parlementaire espagnole, peut-être sous l’influence des effort de normalisation linguistique en cours depuis des décennies dans d’autres régions, se montre plus orthodoxe, plus rigoureuse.

En voici un autre exemple (ils sont nombreux), pointé dans le même quartier.

La plaque ancienne:

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La nouvelle plaque (toujours située face à la précédente):

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Vous direz que cette seconde plaque montre un certain excès de zèle puisque la règle extensive ou extraterritoriale s’applique même à des patronymes qui ne sont pas du tout espagnols et, pire encore, sans en restituer l’accentuation d’origine!

Au moins la démocratie espagnole propose les deux modèles, respectant ainsi l’alinéa 1 de l’Article premier de sa Constitution:

Art. 1. 1. España se constituye en un Estado social y democrático de Derecho, que propugna como valores superiores de su ordenamiento jurídico, la libertad, la justicia, la igualdad y el pluralismo político.

Bon, dire ce que je dis ici, c’est considérer que la norme orthographique,  c’est aussi de la politique. Mes collègues spécialistes de politique des langues en Espagne sauront répondre mieux que moi.

Pour finir, je vous propose un autre exemple (privé et non plus public) de ce joyeux pluralisme, glané à quelques mètres des rues Prudencio Álvaro et Elías Dupúy:

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Comme ça, pas de jaloux….

Le gunner à la triste figure

Dans mon dernier billet, j’avais promis de revenir sur la question des transitions politiques comme modèle de transfert culturel ou, pour être plus précis, comme travail de traduction au sens général du terme.

Mais comme les promesses n’engagent que ceux qui y croient, selon la formule française emblématique du cynisme politique ambiant, je souhaite évoque tout autre chose. Un blog doit être «accidentaliste» par sa nature, obéir aux aléas des rencontres, du temps présent et passer, en apparence, du coq à l’âne. Traiter de la question ci-dessus, ce sera pour une autre fois… 

Cher cinéma de nos vingt ans…

Je  m’adresse aux lecteurs de ma génération, pas à celle de Tron (1982) ni à celle qui ignore que Will Smith reprend en 2007 le rôle que Charlton Heston tenait en 1971 dans I am a legend[1].Je ne risque pas grand-chose si je dis que nous avons tous vu le film de John Sturges Les sept mercenaires (The magnificent seven, 1960), pas grand-chose non plus si je vous dis qu’il s’agissait d’un remake des Sept Samouraïs d’Akira Kurosawa (1954), la plus belle leçon de cinéma d’action de tous les temps. Chacun a dans la tête la formidable musique du film que nous devons à Elmer Bernstein, à ne pas confondre avec Léonard Bernstein qui a écrit à la fois la musique de Sur les quais (On the Waterfront) d’Elia Kazan (1954) et de West Side Story (1961) de Robert Wise.

Mais nous ignorons peut-être que ce western a eu une descendance prolifique sous toutes les formes possibles. Pour le détail, je vous renvoie vers l’excellent dossier proposé en septembre 2010 par riffhifi (je parierai bien qu’il s’agit d’un pseudo!) dans la revue électronique Krinein Magazine (http://www.krinein.com/cinema/les-sept-mercenaires-japon-lespace-10273.html).

Au milieu d’une douzaine de productions hétéroclites allant d’un genre à l’autre (du péplum à la SF), du Retour des sept mercenaires au dernier Stallone (Expendables), je voudras mettre en avant une reprise, datant de 1969, Les colts des sept mercenaires, version sans Yul Brynner, j’insiste.

Comme je n’avais jamais vu cette version et que RTL9, chaîne guidée par une habile politique de contre-programmation, en proposait la diffusion samedi 2 avril, je me suis installé devant mon poste de télévision et … je l’ai regardée.

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L’essentiel de l’histoire: un «homme de l’ouest», Chris, rôle interprété par l’un des plus prolifiques spécialistes de seconds rôles, George Kennedy, recrute un groupe d’anciens gunners ou pistoleros pour se rendre au Mexique et aider un petit village de «peones» à se défendre de l’injustice du pouvoir en place. Trente minutes pour recruter, trente minutes pour explorer le terrain, trente minutes d’assaut final et beaucoup de morts.

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Les variantes du scénario sont nombreuses: les stéréotypes de chacun des mercenaires ne sont pas tout à fait les mêmes, le leadership de Chris n’est même pas contesté par un rival dangereux (rôle interprété avec une telle modernité par Steve Mc Queen qu’il soufflera la vedette à Yul Brynner dans le film de Sturges) puisque le chef de la bande des quarante voleurs lui dit en substance: «c’est toi le chef, ça se voit à ton regard».

Les plus intéressantes sont liées à la mise en situation historique du film, nous sommes au début des années 1890, l’époque des cow-boys est révolue, nos hommes sont des héros fatigués ou retirés des affaires. Par exemple, le rôle de Levi Morgan, vieux champion du maniement du couteau, devenu fermier et père de famille est tenu par une autre figure célèbre du cinéma, James Whitemore, rien à voir avec le suicidaire Britt interprété par James Coburn dans la version Sturges.

 Comment a commencé la révolution mexicaine

Mais le film devient intéressant lorsque apparaissent dans l’histoire deux figures de mexicains, un jeune homme et un enfant qui finiront par ébranler les certitudes monnayées des mercenaires. Le premier, celui qui les recrute, s’appelle Maximiliano O’Leary (mélange étonnant entre l’évocation indirecte de l’empereur Maximilien et celle d’une figure d’irlandais révolutionnaire) et le second, le jeune garçon dont le père est emprisonné par la troupe militaires des «Federales». Ces derniers sont les méchants du film, alors que les bandits mexicains ne sont que des figures de second plan qui se fichent du sort des «peones» et n’accourent que lorsque la victoire est acquise. Le jeune garçon s’appelle…  Emiliano Zapata! L’histoire devient donc celle de l’initiation de l’un des chefs de la révolution mexicaine dont toute la ferveur, la résolution lui ont été insufflées par les deux figures survivantes du groupe de mercenaires: Chris et Levi Morgan. Deux figures paternelles, une première rude et droite, Chris, une seconde, protectrice et chaleureuse, Levi.

Je ne reviendrai pas sur le facile jeu des noms, les deux sont des figures de Messie, la première en porte le nom (christos), la seconde est la seule qui porte un nom complet, Levi Morgan, évocation explicite de l’un des descendants de l’une des plus anciennes familles de colons de la Virginie occidentale. Sa figure rappelle également de façon troublante le Morgan d’un autre western que j’avais évoqué ici, Un homme nommé cheval ou même le fermier ancien gunner interprété par Clint Eastwood dans Unforgiven, deux films dans lesquels apparaît Richard Harris, dans le rôle titre puis dans l’un de plus extraordinaires seconds rôles qu’il ait joué, celui d’English Bob.

J’ai été beaucoup plus intrigué par ce qui semblait devenir une évidence à l’écoute des dialogues: ce film est une adaptation non pas d’un scénario de Kurosawa, non pas le énième remake des Sept Mercenaires mais bien une adaptation réussie du Don Quichotte de Cervantes.

Le Quichotte de l’ouest américain

Le rapport entre Chris et Maximiliano est identique à celui qui unit Don Quichotte et Sancho. Ce dernier parle toujours par proverbes qu’il dit toujours dans un excellent espagnol. Chris est un homme du passé: sa tirade nostalgique sur la disparition des bisons, de la frontière et des chasseurs et trappeurs et des gunners fait de ces derniers de véritables héros de romans de chevalerie. Max (ainsi que le rebaptisent les mercenaires) est un homme de la terre, rieur et attaché à ses racines, rien à voir avec la tristesse lourde de Chris.

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Enfin de nombreux épisodes sont là pour attester de ce que je dis: la libération des galériens, la grotte d’où l’on ne revient jamais -la forteresse qu’il va falloir prendre d’assaut et qui est appelée La cueva de la Rata, lieu manifeste d’un enfer insoupçonnable (Une scène est librement adaptée du Qué viva México de Serguei Eisenstein pour le figurer). Mais c’est surtout la façon dont les dialogues entre Chris et Ma sont tressés autour du contraste des langues, des silences de l’un et de la jactance populaire de l’autre, jusqu’à la scène finale où, dans un espagnol impeccable, Chris dit à Max un proverbe de sa propre création: Los cobardes mueren de mil maneras, los valientes, solo de una. Une façon de conclure l’histoire pour le gunner en rendant hommage aux futurs héros de la révolution mexicaine: j’ai plus appris de vous que vous n’avez appris de moi.

Ce que d’une certaine façon, le Quichotte sur son lit de mort dit à Sancho dans un dernier éclair de lucidité:

Perdóname, amigo, de la ocasión que te he dado de parecer loco como yo, haciéndote caer en el error en que yo he caído de que hubo y hay caballeros andantes en el mundo. 


[1] Evoquer cette nouvelle adaptée deux fois au cinéma me permet de rendre hommage à mon ami Vincent Chenille, à son inlassable activité de cinéphile -type humain bien français défini par son encyclopédisme, son refus de hiérarchiser les productions culturelles et ses passions multiples-. Il y a à peine un mois il publiait en compagnie de Marie Dollé et de Denis Mellier aux Editions Encrage Université les actes du colloque consacré à l’écrivain Richard Matheson qu’avaient organisé en décembre 2008 l’Université de Picardie-Jules-Verne et la Bibliothèque Nationale de France.   Richard Matheson, Il est une légende, Encrage Université, 2011, Amiens, 260 p.

De la transition politique à la transitologie, «science» du changement

Dans mon dernier billet j’évoquais la fascination soudaine que représentait, pour certains commentateurs habitués des grands médias, la guerre d’Espagne (et, pour une bonne part, sa mythologie) dans l’exercice d’analyse de la guerre menée en Libye par les forces dites «de la coalition» exerçant un mandat de l’ONU en application de la Résolution 1973 du Conseil de Sécurité.

Tunisie, Egypte et modèle de transition à l’espagnole

Il est une autre fascination qui court dans les cercles diplomatiques et politiques espagnols, largement ignorée en France, qui est celle qui a valu au début du mois de mars une série d’articles dans la presse espagnole ou de langue espagnole. Des commentaires qui mettaient en exergue quelques déclarations du chef du gouvernement espagnol, Rodríguez Zapatero et de la Ministre des Affaires extérieures de son gouvernement, Trinidad Jiménez.

Avant que l’Espagne ne s’engage dans la «coalition internationale» pour réduire la puissance de feu et la capacité offensive de Kadhafi, le gouvernent Zapatero avait, à plusieurs reprises, fait aux voisins de la Libye alors en pleine révolution populaire des offres de service qui ne manquaient pas d’étonner.

 Le 1er mars janvier 2011, un mois et demi après la chute de Ben Ali, et après des années de «coopération amicale» des gouvernements espagnols avec cet autocrate, José Luis Rodriguez Zapatero se rendait en Tunisie avec comme objectif (relevé par le correspondant à Dubaï du journal en ligne El Correo) d’aider et assister ce pays dans le processus de transition qu’il était en train de vivre.

 

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Quel était l’argument utilisé par le chef du gouvernement espagnol pour appuyer cette offre de services? Essentiellement  que pour de nombreux pays arabes la transition espagnole était un modèle puisqu’elle s’était déroulée sans effusion de sang («para los países árabes, la transición española es modelo en muchos lugares, ya que se produjo de forma pacífica sin derramamiento de sangre»[1]).

Mi-mars, à l’occasion d’une visite de Mme Trinidad Jiménez en Egypte, le même type de discours refaisait surface. La visite de la Ministre aux nouvelles autorités était destinée à proposer l’expérience de l’Espagne dans une perspective de transition démocratique («ofrecer la experiencia de España de cara a la próxima transición democrática.»). Elle commentait plus abondamment cette proposition d’expertise en transition faite à l’Egypte que RZ. Les points communs entre la transition égyptienne et la transition espagnole reposaient sur quelques critères simples envisageables comme des constantes:

1. Dans la période de changement il y a toujours un débat entre ceux qui prônent la rupture et ceux qui prônent une réforme plus tranquille. Elle le dit de telle façon que rupture et violence semblent aller de pair et que le PSOE avait choisi alors la «réforme tranquille»,

2. Il existe un processus «naturel» d’évolution de ces transitions qui conduit au consensus. (« Es un debate bueno y sano y estoy segura de que el proceso natural logrará que los egipcios se pongan de acuerdo »[2]).

«Naturellement», au passage, la ministre vendait d’autres savoir-faire (en matière de tourisme, en particulier), comme si l’Espagne était le pays de l’expertise touristique et transitionnelle à la fois.On vend donc une transition comme modèle à exporter, pacifique, démocratique dans ses finalités, qui aurait été celle de l’Espagne entre 1975 et 1978 (les historiens de l’Espagne contemporaine apprécieront à sa juste valeur le bien-fondé de ce postulat). Je ne voudrais pas insister trop sur le caractère opportuniste de ces déclarations en réduisant leur portée puisque ce modèle espagnol de transition était absent de la plupart des discours européens pour être remplacé par le modèle de transition vécu en Europe de l’Est il y a vingt ans. A chacun sa comparaison, à chacun sa raison.

Vieille affaire d’expertise que cette notion de modèle de transition…

En 1980, le sociologue espagnol Juan José Linz, de l’Université de Yale, publiait un long article dans la Revista española de investigaciones sociológicas[3]. Pour résumer son sentiment sur cette Europe du sud qui avait vécu en Grèce, au Portugal et en Espagne une vague démocratique au milieu des années soixante-dix, il nous dit qu’il s’agissait de sociétés qui avaient toujours manifesté une position fortement réticente envers le capitalisme. Une détestation essentiellement due à l’influence des milieux catholiques et des communistes, qui freinaient avec la même obstination l’hégémonisation d’une gauche libérale plus pragmatique et plus consensuelle. Son appel aux élites pour qu’elles ajustent les possibilités de changement aux contraintes héritées du passé et à celle des temps de crise (que ce soit celle des années soixante-dix dite du «choc pétrolier» ou celle des années 92-96),  mettait en garde contre l’usage de modèles qui tenteraient d’opérer a contrario, c’est-à-dire de faire rentrer à toute force la réalité dans un modèle de transition. Le fonctionnement de l’analyse modélisée guidée par des patterns ne fonctionne pas, constatait-il, dès que l’on entre dans le réel parce que la notion de modèle suppose que les critères doivent être universels, les faits, prévisibles et l’information, lisible. Trois conditions qui ne sont jamais réunies.

Dans un article publié dix ans plus tard[4], au moment de l’écroulement du bloc de l’Est, il revenait sur d’autres processus de transition qu’il qualifiait de «processus de restauration». Ne renonçant pas cependant à évoquer la notion de mécanisme transitionnel, il distinguait deux grands groupes d’Etats: ceux qui, à l’issue d’une guerre, changent à la suite d’une intervention extérieure (libération, occupation) et ceux dont le pouvoir autoritaire en place engage et contrôle le processus de démocratisation. L’Espagne devait être rangée dans le second cas de figure.

Sa conclusion prenait une tournure assez peu engageante puisqu’elle consistait à affirmer qu’il n’y a pas de place pour un modèle de libération populaire, dans un cas c’est la force «libératrice» extérieure qui impose le changement (on pourrait penser aux guerres que l’Occident entretient depuis une vingtaine d’années dans le monde et au cas tout récent de la Libye), dans l’autre, c’est un choix des élites, la qualité de leur préparation de leurs apttitudes, leur capacité à convaincre les masses par leur discours, à jouer de leurs croyances et de leurs peurs (celles de la violence, de la perte, du vide) qui compte au premier chef. Dans un but unique:  leur faire accepter le fait que, malgré la valeur des libertés recouvrées, il fallait accepter que «l’héritage catastrophique des gouvernements non-démocratiques» ne puisse être surmonté à court termeet leur dire jusqu’à plus soif que la démocratie n’apporterait pas d’amélioration économique, que les améliorations sociales ne seraient que marginales et que  l’Etat ne pouvait pas tout, quelles que soient ses qualités ou les qualités de ceux qui exerçaient le pouvoir. Le «transitologue» reniait ainsi cette théorie des modèles que les «transitologues» politiques au pouvoir en Espagne réutilisent avec ferveur et allégresse dans leur analyse du monde comme il va.

Fin mars, les certitudes ne sont plus pacifico-modélisantes mais promptement alignées et, à propos de la Libye, Rodriguez Zapatero ne propose plus son modèle de transition pacifique mais ses armes pour «protéger le peuple libyen», en envoyant quatre F-18, un frégate F-100, un sous-marin et un patrouilleur avant d’annoncer ce matin-même qu’il ne serait pas candidat à un troisième mandat de chef de gouvernement…

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 Trois ans plus tôt, en juin 2008… mais à ce moment-là il s’agissait de renouveler un premier mandat, de vendre des armes contre du pétrole et puis… la crise n’était pas encore officiellement présente (dans les discours). 

Dans un prochain billet je reviendrai sur le concept de transition comme forme homologue au concept de traduction, ou, de façon plus générale, aux questions de transfert culturel en matière de théorie sociopolitique.


[1] El Correo du 1er mars 2011.

[2] nuevatribuna.es, 14 mars 2011.

[3] La frontera sur de Europa: tendencias evolutivas, Revista española de investigaciones sociológicas, nº 9, 1980, p. 7-52.

[4] Transiciones a la democracia, Revista española de investigaciones sociológicas, n°51, 1990, p. 7-34.