La figure du traître

Dimanche dernier, nous étions le 27 septembre, j’ai regardé, sur une chaîne publique, en VF, un film américain moyen qui raconte en substance une histoire de Président des Etats-Unis sous la menace d’un attentat terroriste. Un film assez ennuyeux, qui nous rappelle que cette nation amie vit des moments de paranoïa chronique. Mais, il y a Kim Basinger dans le rôle d’une First Lady désespérée et Michael Douglas dans celui de l’agent secret après lequel tout ses collègues courent alors qu’il est innocent.

Dans les services rapprochés du Président (dont le nom de code pour ces agents en costume noir impec est « Classic »), il y a un traître… Il  collabore avec d’odieux maffiosi de l’est européen (des méchants sanguinaires à accent). Tout accuse P Garrisson (M. Douglas) alors que sa seule faute a été de vivre une love affair avec la First Lady, c’est tout. Finalement, le traître sera démasqué, Douglas-Garrisson blanchi, mais… viré. Le traître était l’agent responsables des déplacements du Président, Un certain William Montrose (Hal Hartley). Ancienne taupe du KGB, il continue de servir ses anciens contacts dont on ne voit pas bien pour quelle raison ils veulent attenter à la vie de ce Président… Il (le traître) meurt héroïquement en demandant à Douglas-Garrisson de protéger ses enfants.

Voilà pour le pitch de ce -presque- navet, ou daube comme disent les plus jeunes, pour passer d’une métaphore horticole à une métaphore culinaire empruntée à la langue espagnole. On peut aller consulter l’entrée  daube du Dictionnaire etymologique et historique du Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales,

http://www.cnrtl.fr/etymologie/daube .

Est-ce un moment d’ennui qui m’a saisi? Au bout de 30 minutes j’en étais à chercher les signes qui nous donneraient la clé de l’histoire ou le nom du traître. Il fallait laisser de côté la ridicule histoire de l’ami de Garrisson-Douglas, rôle tenu par Kieffer Sutherland, qui voue une haine tenace au premier parce qu’il croit qu’il a couché avec sa femme (mais non! Il n’a couché qu’avec la femme du Président…enfin, quoi…) et celle de la jeune femme agent dont on se demande ce qu’elle vient faire dans cette histoire (Eva Longoria). Certes, le dit Montrose renifle trop souvent -est-il sous l’emprise d’une drogue pituitante?- mais la clé, on le comprend aux deux tiers du film, c’est son patronyme, il s’appelle Montrose… traduction fantaisiste et cryptée de Rosenberg.

On l’avait là sous les yeux, on avait son nom et on n’avait pas compris que sous un nom patronymique aux Etats-Unis, il y a toujours un mystère! Un bon traducteur aurait compris tout de suite. Nous savons que les enfants des Rosenberg ont été sauvés après l’exécution de leurs parents, mais que, pour leur protection, ils ont changé de nom.

Je me méfierai donc de tous les noms que nous distille Hollywood ou le cinéma en général. Souvenons-nous aussi de Money Penny, la secrétaire de M, secrètement amoureuse de James Bond et du nom de toutes les James Bond Girls. Mais je laisse cette dernière question aux spécialistes, parmi lesquels mon ami Vincent Chenille qui en sait plus sur la série écrite et filmé des James Bond qu’aucun humain cinéphile au monde.

Espagne, Espagne … Les guides de l’Etat du monde

Attention ! Si l’on voit de loin la couverture de ce petit ouvrage, on pourrait penser qu’il s’agit d’un énième guide touristique de l’Espagne. Fatale erreur !, Le titre de la collection à laquelle il appartient dissipe le malentendu.  Il s’agit de l’un des guides appartenant à une collection des éditions La Découverte, « Les guides de l’Etat du Monde ». Un guide sans adresses, un atlas sans bonnes cartes. Un entre deux qui vous laisse quelques bribes de connaissances sur l’Espagne pour ne pas mourir idiot ou pour meubler les longues soirées d’été. Dans la collection, on trouve d’autres numéros du même genre consacrés, par exemple, à l’Australie, au Brésil, à l’Egypte, à l’Inde et au Maroc.

14 chapitres vifs et secs, accompagnés d’encadrés très intéressants sur « l’énigme Basque », « le miracle du Califat de Cordoue », « le Roi Juan Carlos I », « Pedro Almodóvar » ou même « Le Corte Inglès », Les Galeries Lafayette espagnoles.

Un peu d’histoire, un tout petit peu puisque, par exemple, l’occupation romaine est traitée en 23 lignes, alors qu’elle a duré près de six siècles.

Disons franchement que les contraintes de l’édition conduisent à certaines incohérences. On peut bien lire le chapitre 10, « Un miracle économique ? » mais, bien qu’il s’ouvre sur l’annonce de la crise économique et sociale de 2008, il n’en propose aucune analyse. Il est difficile d’écrire sur la guerre pendant la guerre… Il est plus aisé d’écrire après. Nous attendrons la prochaine édition…

En dehors de ces critiques, je n’ai rien à redire à ce petit ouvrage qui pourrait s’avérer fort utile à qui s’intéresse à l’Espagne, un « digest » qui éclaire bien sur ce qu’il faut voir ou savoir sur ce pays.

Personnellement, je regrette que l’on fasse débuter la conquête de la péninsule par les Wisigoths en 470, qu’on oublie le « foedus », le pacte, qui lia dès 416 les Wisigoths, alors installés en Aquitaine, aux Romains, donnant (aux premiers) mission de combattre en lieu et place de l’Empire les autres peuples germaniques déjà présents dans la Péninsule (Suèves, Alains et Vandales). Et je regrette aussi qu’il ne soit pas fait mention de la bataille de Vouillé qui opposa en 507 (plus de trente ans après l’écroulement de l’empire romain d’Occident) les Wisigoths d’Aquitaine aux Francs. « L’entrée massive des Wisigoths en Espagne est postérieure à la bataille de Vouillé, au cours de laquelle fut défait et tué le roi Alaric II » nous dit Francisco Tomás y Valiente dans son célèbre Manuel d’Histoire du Droit espagnol (Tecnos, 1979, page 98). Mais nous savons que ce genre de petit ouvrage qui veut tout approcher sans entrer dans le détail ne peut se permettre de « faire long ».

A chaque lecteur de vérifier ce qui lui est affirmé. L’utilité de l’ouvrage n’est pas contestable, même certains étudiants des premières années de nos Universités pourraient en tirer très grand profit.

Bartolomé Bennassar et Bernard Bessière, Espagne, Histoire, Société, Culture, La Découverte, 2009, 224 pages.

Des eaux troubles et de leur usage

Nous avons déjà évoqué l’eau du bain et les eaux glacées du calcul égoïste. Il existe une expression en espagnol qui relève aussi de la métaphore humide : « en agua de borrajas. » La définition donnée par le dictionnaire María Moliner (« no resultar nada de una cosa en definitiva ») rejoint celles que l’on peut trouver sur internet : «El modismo acabar en agua de borrajas se aplica a aquella circunstancia que, pareciendo que tendrá trascendencia, finaliza sin importancia alguna.» C’est l’eau de boudin bien connue des amateurs de déception à la française. Qu’est-ce donc que cette eau de bourrache qui serait aussi peu nutritive qu’elle serait la manifestation d’une déception totale? La « borrago officinalis » est toujours présentée comme une plante « pleine de vertus » par les jardiniers et, comme son nom latin l’indique, des vertus essentiellement médicinales. C’est sa richesse en nitrate de potassium et en thésinine (plante que les doctorants devraient consommer sous forme d’infusion,… je plaisante!) qui en fait une plante médicinale aux propriétés multiples relevant toutes des transits de toute sorte. La fleur se consomme en salade, la feuille en potages ou en gratins et, à défaut d’épinards, d’oseille ou de tétragone, elle remplit convenablement (j’allais dire « avec dignité ») sa fonction culinaire. En Navarre on la consomme en menestra, autrement dit mélangée à d’autres légumes (la carde ou bette de carde, la bette ou poirée, le haricot vert). Autant l’expression espagnole incite à la découverte gastronomique d’une plante relativement facile à cultiver, autant l’expression française est décourageante car elle évoque plutôt l’aléa gastrique et ses conséquences. Une interprétation intéressante voudrait que « l’eau de boudin » soit une dérivation d’expressions antérieures: « s’en aller en aunes de boudin » ou « s’en aller en os de boudin ». Mais sur ce dernier point, il y a contestation (http://www.expressio.fr/expressions/s-en-aller-en-eau-de-boudin.php) Je ne vois donc de lien entre l’expression espagnole et la française que dans la vertu laxative et ses effets. Il se trouve que l’expression espagnole dispose d’une variante : « quedar en agua de cerrajas ». Autre plante définie de la façon suivante dans le freedictionnary.com (http://es.thefreedictionary.com): «Cerraja (del b. l. serralia): f. BOT. Hierba de la familia compuestas (Sonchus arvensis) de tallo hueco y ramoso y cabezuelas amarillas, sin involucro, en corimbos terminales.» Sa traduction serait « Laiteron (ou Laitron) des champs », plante sauvage aux fleurs jaunes dont le suc (laiteux, précisément) serait un bon remède contre la goutte. Mais il reste un mystère : pourquoi l’expression espagnole s’obstine-t-elle à mettre la bourrache au pluriel ? Les définitions espagnoles utilisent la forme latine « borrago » pour en dériver des adjectifs à usage classificateur : borragináceos, plantes appartenant à la famille de la bourrache. On aurait un usage savant du masculin, el borrago, et un usage populaire du pluriel, las borrajas. Il faudrait chercher et affiner mais il est certain qu’on doit trouver une explication, mais je dois dire que je cale. Juste une petite intuition qui pourrait s’avérer fausse : le pluriel aurait très bien pu « migrer » et passer de « aguas » à « borraja » et « cerraja », mais ce n’est peut-être-là que le souvenir un brin poétique des « Eaux de mars », « Aguas de março », bossa nova de Tom Jobim et de Chico Buarque de Holanda, inventaire métaphorique du sentiment amoureux : É pau, é pedra, é o fim do caminho é um resto de toco, é um pouco sozinho é um caco de vidro, é a vida, é o sol… são as aguas de março fechando o verão é a promessa de vida no teu Coraçao…

Le vivre ensemble

Cette expression française appartient au jargon moderne de la science politique, au même titre que gouvernance, par exemple. Elle trouve sa lointaine origine dans le langage conceptuel de la théologie politique médiévale, telle qu’elle peut apparaître chez Thomas d’Aquin, qui est elle même une rumination de la scie aristotélicienne selon laquelle l’homme est un animal social (zoon politikon). Naturale autem est homini ut sit animal sociale et politicum, in multitudine vivens, magis etiam quam omnia alia animalia, quod quidem naturalis necessitas declarat., Sancti Thomae de Aquino, De regno ad regem Cypri Livre I, Chapitre I. Elle correspond à la tentative d’exprimer cette nécessaire capacité humaine d’exister comme être social. Pour être plus clair elle considère que l’homme (unus individualiter) n’a pas d’autre essence que dans le commerce avec les autres. Pour exprimer le même concept, la langue espagnole dispose d’un terme bien connu par mes étudiants, convivencia. L’italien lui aussi dispose d’un terme équivalent, celui de convivenzza. Nous pouvons nous demander pourquoi la langue française ne dispose pas d’un tel instrument conceptuel et nous oblige à utiliser cette forme périphrastique aussi lourde que laide ? Nos académiciens en avaient le souci. Surtout Mme Florence Delay, hispaniste portant un regard toujours extrêmement fin sur les faits de langue. Voici ce qu’elle disait en 2004 : « Convivialité » : mot sympathique, certes, emprunté de l’anglais et mis en circulation au XIXe siècle par le gourmet Brillat-Savarin, mais qui dit le goût des agapes joyeuses et dont la tonalité festive ne convient pas à la vie de tous les jours. Alors ? « Cohabitation » désigne une demeure partagée par goût… ou par nécessité. Ce mot nous rappelle l’obligation d’habiter avec un mari, avec un parti. Il nous met un peu à l’étroit, tandis que « coexistence » lance dans de trop vastes espaces où l’homme a pu coexister avec des espèces disparues comme le mammouth et l’aurochs. Bref, le terme capable d’exprimer tout simplement la vie les uns avec les autres nous manquait. Et lorsqu’un jeudi du mois d’avril, après avoir examiné son étymologie si naturelle, cum vivere, notre compagnie adopta « convivance » à l’unanimité moins une ou deux abstentions, une étrange sensation de reconnaissance m’envahit.”

http://www.academie-francaise.fr/immortels/discours_5academies/delay.html

Victoire à la Pyrrhus. Belle victoire de l’esprit, qui est restée sans suite pusque même si ce néologisme est entré dans le dictionnaire de l’Académie, il n’a pas “percolé” dans le langage social ni même dans celui des spécialistes de la science politique.
Pourquoi ? Parce que comme contrôleur de la norme, l’académie française est un Mont Olympe où les dieux livrent des batailles langagières qui laissent les animaux politiques terrestres indifférents. Peut-être aussi parce que l’invention en matière de langue ne vient pas de l’Olympe mais plutôt du 9-3. La seule fonction laissée à l’académisme est la conservation, ce qui n’est pas le cas en Espagne par exemple, où le dictionnaire de l’Académie, régulièrement édité et diffusé à des prix raisonnables est un véritable instrument pour les écoliers et les amateurs de mots croisés. On trouve mieux, bien sûr, en particulier le magnifique dictionnaire en deux tomes de Maria Moliner. Cette dernière fut à la langue ce que Thérèse d’Avila était à sa foi, un monstre de puissance intellectuelle, et, de plus, une femme.

Parlez-vous japonais?

Lu dans une brochure produite par l’Union européenne, « Traducteurs et interprètes, Le sens des langues »

(http://ec.europa.eu/dgs/translation/bookshelf/traduc_int_fr.pdf) :

La compréhension est une condition essentielle aux processus de traduction et d’interprétation. On ne peut en effet restituer le contenu d’un texte ou d’un discours de manière claire que si on l’a parfaitement compris. Le traducteur et l’interprète doivent donc posséder une connaissance approfondie de la langue de départ, une grande capacité d’analyse ainsi qu’une connaissance de la matière traitée. On peut discuter des termes employés par la brochure (restituer, contenu, texte, connaissance) et penser à d’autres (rendre, sens, document, culture)… Là n’est pas mon propos. Curieusement, en lisant cette brochure je reviens à l’une de mes marottes, le cinéma de Clint Eastwood. Ceux qui ont vu Flags of Our Fathers ont certainement vu aussi Lettres d’Iwo Jima qui reprend la même histoire : le combat pour la conquête d’une île située au sud du Japon par les troupes américaines en pleine bataille du Pacifique. 20 à 25 000 soldats japonais retranchés résisteront pendant 40 jours à une troupe de 100 000 soldats américains appuyés par leur puissance de feu aérienne et navale. Les pertes seront lourdes : 25 000 à 30 000 soldats américains et autant de japonais (seuls environ 300 d’entre eux se rendront). L’histoire repose sur les lettres du général Kuribayashi qui commandait la garnison et qui mourra lors de l’assaut final. Retrouvées par des chercheurs japonais enterrées dans le sol de l’une des grottes de l’ile, elles décrivent par le détail non seulement les réflexions tactiques du général mais aussi des réflexions plus privées. Mais voilà, il est question de lettres, donc de textes. Traduits, scénarisés par Paul Haggis et transposés (traduits) en images, sons et dialogues par Clint Eastwood. Mon objet n’est pas de vous raconter cette histoire qui nous donne l’un des films de guerre les plus nobles et les aboutis que le cinéma américain ait produit. Mais de revenir sur une courte scène du film. Les soldats japonais, hantés par la mort et la défaite font un prisonnier, un jeune soldat américain (avec une gueule d’adolescent embarqué dans un cauchemar terrible, on le comprend). L’un des officiers japonais, le lieutenant Ito, demande à ses soldats de l’épargner et l’interroge. Cet officier parle anglais, et, comme le général Kuribayashi, il a séjourné aux Etats-Unis. Il l’a fait comme champion de saut d’obstacles, participant aux Jeux Olympiques de Los Angeles en 1932. Plus tard, ce jeune soldat étant endormi, il trouve une lettre qu’il a adressée à sa famille et la lit à ses propres soldats. En japonais, bien sûr. Nous avons ici à faire à une scène exceptionnelle et inédite dans le cinéma qui pose une question : comment filmer une scène de traduction orale ? Pour Clint Eastwood, c’est l’effet de la lecture sur les jeunes soldats japonais qui compte, il filme donc leurs visages. Ils s’identifient, retrouvent les mêmes sentiments. Ce jeune américain venu à 20 ans de son Oklahoma natal, c’est eux, il n’y a pas de différence. Le succès de la traduction, sa qualité tient à l’intérêt et à la connaissance que cet officier a eu de l’ennemi en temps de paix. Il réunit toute les qualités pour être un bon traducteur : la connaissance de la matière — la guerre —, la connaissance de la langue source — l’anglais — et la culture des américains. Dans les films de John Ford on lit aussi des lettres mais surtout pour compenser l’analphabétisme de ses destinataires ou leur statut d’immigrants non anglophones (la famille Jorgensen dans The searchers, La fille du désert). On ment aussi en les traduisant. Dans ceux d’Eastwood, c’est le pont entre cultures qui éclaire la langue (on retrouve cette forte rhétorique magnifiquement rendue dans Gran Torino). Traduire n’est donc pas qu’une affaire de dictionnaire mais aussi de connaissance, de culture, j’ose le dire, de curiosité. Comprendre avant de traduire, est-ce là le bon moyen d’éviter les conflits ?

Apprendre tout l’espagnol?

Je suis un amateur assez tiède de tous les manuels, méthodes ou ouvrages d’apprentissage de la langue. Tiède parce qu’ils sont conçus comme des machines à apprendre, qu’ils essaient de saturer l’esprit, l’ouïe et la vue des amateurs de découvertes linguistiques en leur proposant tout un attirail de supports (depuis l’antique cassette audio en passant par la cassette vidéo VHS, le CD ROM et le DVD) plus perturbants qu’autre chose. On en trouve également en ligne… L’édition parascolaire en est friande parce qu’il existe une clientèle pour ce genre de produit. J’en suis aussi puisque je me suis mis à l’italien et au roumain de cette façon. Ne retiennent mon attention que ceux qui, manifestement, ne servent à rien, n’ont aucun propos pédagogique, refusent toute idée de progression et sont souvent des objets difficiles à identifier. Par exemple, en 2003, Brigitte Martin-Ayala et Henry Ayala avaient publié aux Presses Universitaires de Rennes un guide de l’argot espagnol qui prenait la forme sérieuse du dictionnaire alphabétique pour proposer un lexique du langage familier ou du langage grossier d’usage courant en Espagne. 2000 entrées, un travail tout à fait sérieux et conséquent. Fin 2008, une petite maison d’édition portant le nom équivoque de Blanche, propose un petit ouvrage dans la plus pure tradition du livre licencieux comme il s’en publiait tant au XVIIIème siècle : Je parle espagnol comme un(e) cochonn(e). Couverture aux couleurs de l’Espagne, il se présente sous la forme d’un ouvrage didactique parascolaire (et je l’ai d’ailleurs trouvé dans les rayons parascolaires de ma librairie à grande surface et pas dans les rayons de livres licencieux). Son auteur est anonyme ou plutôt il signe d’un pseudo plutôt amusant (Cándido Empalmado) et sa biographie est absolument fantaisiste. Mais l’ouvrage est rigoureusement charpenté, divisé en chapitres thématiques (Vida social, La percha, Fonctions 1, Fonctions 2, Picoler, Bouffer, Pognon, Bagnole…). Comme toute méthode qui se respecte, la mise en page est didactique. Chaque page impaire propose des textes, phrases ou dits traduits, la page paire proposant du vocabulaire (variant selon la thématique abordée), quelques remarques grammaticales et/ou d’usage. Une vraie méthode. Sauf que le contenu ne sera jamais mis entre toutes les mains… Mais tout y sonne tellement vrai quand on pratique l’espagnol de la rue, des bars ou des « juergas ». Dans cette veine, on retiendra, pour mémoire, l’ouvrage érudit de Camilo José Cela, « El Diccionario secreto », qui est la référence espagnole indépassable en matière de langage argotique ou grossier de notre époque. Cándido EMPALMADO, Je parle espagnol comme un(e) cochon(ne), 2008, Blanche, 125 pages. * Brigitte Martin-Ayala et Henry Ayala, L’Argotnaute, guide de l’argot espagnol, 2003, PUR, 394 pages.

-ra ou -se?

Très souvent, quand ils sont en grande forme, mes étudiants posent une question que je restitue sous sa forme naïve : Pourquoi en espagnol trouve-t-on deux formes du subjonctif imparfait ? Si, pédagogue habile, je leur retourne la question avant d’esquisser la moindre réponse, ils répondent le plus souvent qu’ils n’y voient qu’une « aberration tranquille de la langue ». Et avancent la meilleure des réponses grammaticales possibles «  Parce que c’est comme ça ». Si sur internet nous interrogeons Google, le Monsieur-je-sais-tout du Net, il répond 34200 fois à la demande « imparfait du subjonctif espagnol ». Un tel chiffre d’occurrences peut faire penser qu’il y a matière à interrogation, tant mieux. Pour rire, je vous donne une extrait de réponse passée au traducteur automatique dont la paternité (celle de la réponse mais aussi un peu celle de la traduction) revient à M. Gérald Erichsen, présenté comme « Guide de langue espagnole », fonction qu’il exerce depuis 1998. Je dis pour rire même si sa réponse, à peine compréhensible en français, contient du vrai : Le SE-forme pourrait être considéré comme le “traditionnel” de la forme imparfaite (ou passé) subjonctif, tandis que les ra-vient d’une ancienne forme latine indicatif. Au fil du temps, les deux formes verbales sont venus à être utilisés identique. Aujourd’hui, avec quelques exceptions régionales, le ra-forme a pratiquement remplacé le SE-forme, et il est donc le ra-forme, vous devez apprendre. Lorsqu’il est utilisé comme le subjonctif imparfait, les deux formes sont interchangeables. Le SE-forme est parfois connue comme une forme littéraire, car il est beaucoup moins utilisé, mais il n’ya pas de différence de sens. http://translate.google.fr/

On peut simplement contester qu’il faille considérer les deux formes comme « interchangeables » car cette affirmation conduit souvent à ce conseil : « Il est donc le ra-forme, vous devez l’apprendre » qui en français normalisé se traduit par : « Vous devez donc apprendre la forme en –ra. » Dans un blog plus détendu, celui de Jean-Marc Bellot, cet enseignant de techniques de ventes nous propose une réflexion sur «  La beauté de l’imparfait du subjonctif ».Voilà un amoureux du verbe qui en oublierait l’âpreté de son métier pour se lancer dans un vibrant chant à la gloire du subjonctif: « … il y a quelques mois, j’ai animé un cours de vente à Barcelone. C’était la première fois que je le faisais en espagnol. … une fois sur place, en dépit des moments de difficulté éprouvés à trouver le mot juste, malgré l’expression d’incompréhension lue sur les visages après avoir prononcé une locution manifestement née dans les méandres de mon esprit confus, mes appréhensions tombèrent. Voire, j’éprouvai un plaisir intense à m’exprimer dans la langue de Cervantès. Et savez-vous en particulier ce qui me procura le plus de plaisir ? Je vous le donne en mille : l’emploi du subjonctif. » Respect, comme on dit dans ma confrérie. Nous aimons les enseignants qui s’étonnent encore eux-mêmes. Mais Jean-Marc Bellot ajoute : « Là où les choses se compliquent, c’est savoir quand employer l’un ou l’autre, l’un plutôt que l’autre. A chaque fois que j’ai posé la question à des Espagnols, ils m’ont répondu : “Fais comme tu le sens”. Alors, je les ai pris au mot. Mais plutôt que de me laisser aller uniquement à des considérations d’euphonie, j’ai décidé de distinguer ces temps selon le moment auquel se rapportait l’action. Si l’action s’inscrivait dans le passé, j’utiliserais le subjonctif passé (estuviese). En revanche, si l’action était projetée dans le futur, j’emploierais l’imparfait du subjonctif (estuviera). » La référence choisie est celle du portugais (le bon linguiste est aussi un bon comparatiste) : « Dans cet idiome, le subjontif passé “se tu quisesses” (si tu avais voulu) ramène à une action déroulée dans le passé. La chose a été bel et ben entérinée. Il est inutile de revenir dessus, si ce n’est sur le mode du regret. Le subjonctif futur “se tu quiseres” (si tu veux), lui, se rapporte à un choix qui n’a pas été encore fait. C’est donc le temps du libre arbitre. D’où la fameuse salutation “Até amanhã, se Deus quiser” (à demain, si Dieu le veut), où l’idée de nous revoir demain ou un autre jour reste soumise, à tout moment, au bon vouloir du divin. » http://jmbellot.blogs.com/personnel/2008/04/le-subjonctif-e.html

Mis à part le lien entre le subjonctif et l’activité commerciale de « la compra-venta » («  la rhétorique de la vente trouve ses ressorts dans le doute, le questionnement, la projection, la formulation d’hypothèses, la crainte… »), la suite de son discours est une longue lamentation sur l’incapacité du français à préserver cette richesse (« Je souffre de devoir assister, impuissant, au dessèchement du français. »). Il nous apporte au moins une explication à partir des notions de présent, de passé et de futur qui peut être entendue, et une comparaison avec le portugais qui mérite aussi d’être vérifiée.

Chez les linguistes le langage d’approche est plus pointu, en voici un exemple. En 2006, sous la direction de Gilles Luquet a été publié aux Presses de la Sorbonne Nouvelle un ouvrage de 236 pages qu’il nous est loisible de consulter sur Internet ( http://books.google.fr/ ), « Le signifié de langue en espagnol ». Il s’agit d’un ensemble d’articles qui sont le fruit de l’activité de recherche du Gerlhis, groupe d’étude et de recherches en linguistique hispanique. Sous la signature de Gilles Luquet, page 110, nous pouvons lire ceci : « L’utilité de l’approche différentielle paraît ressortir du constat que le signifié modal d’un imparfait du subjonctif en –ra, en espagnol actuel, est le même que celui d’un imparfait du subjonctif en –se –ils sont l’un et l’autre inactualisants- et du constat que leur signifié temporel est lui aussi le même, puisque l’un et l’autre sont indifférents à l’opposition entre passé, présent et futur et même à l’opposition entre révolu et non-révolu. » L’intérêt de l’article est de forger l’analyse de la « différence » entre les deux formes en la contrastant avec la forme du futur du subjonctif que Gilles Luquet présente comme disparue mais qui a encore une forte présence dans les textes de loi et dans la langue juridique en général. Une réponse pertinente mais dont le défaut est qu’elle doit être prédigérée pour servir d’explication utile à mes étudiants. On peut donc se retourner vers quelques manuels de linguistique historique pour trouver des point d‘appui. Ainsi, toujours sur http://books.google.fr/, un petit ouvrage de Pierre Dupont attire l’attention : « La langue du Siècle d’Or, syntaxe et lexique de l’espagnol classique », publié en 1994 aux Presses de la Sorbonne Nouvelle. 185 pages d’exemples. Nous retrouvons la trace de l’imparfait du subjonctif page 34. Après avoir déduit de l’histoire de ces formes que « la forme en –ra n’a de valeur proprement subjonctive que de façon sporadique, et seulement à partir du XVIIème siècle », il nous propose l’analyse suivante : « La différence entre la forme en –ra et la forme en –se éclate si l’on examine l’expression de l’hypothèse… Dans tous les cas la forme en –ra peut être remplacée par une forme en –se sans que le sens soit modifié. Il en allait tout autrement au Siècle d’Or, qui était sensible à la distinction potentiel-réel. Si la condition exprimée dans la subordonnée peut être réalisée dans le présent ou dans le futur, il s’agit du potentiel. Si la condition n’est pas réalisée (dans le présent ou dans le futur), c’est de l’irréel. ». Dans ses exemples la forme en –se correspond au potentiel, la forme en –ra à l’irréel. Mais il nie que cette sensibilité se soit encore maintenue dans la langue. C’est aussi le point de vue de Jean Coste et d’Agustín Redondo dans leur célébrissime «Syntaxe de l’espagnol moderne » : « Il serait vain d’établir de nos jours, une différence d’emploi entre les formes en « -se » et les formes en « -ra », tant est grande la confusion qui règne dans leurs emplois. » (Page 436 de l’édition SEDES de 1965, huitième édition). C’est ce que l’on appelle « renvoyer la balle ». “La Grammaire d’usage de l’espagnol” de Pierre Gerbouin et Christine Leroy dit la même chose : « Les imparfaits en –ra et en –se ont la même valeur quand ils sont employés en tant que subjonctifs… » (Page 212, Hachette Education, 1994). Bernard Pottier et Bernard Darbord, dans leur précieux petit ouvrage « La langue espagnole, éléments de grammaire historique », ne disent pas autre chose : « On ne conçoit guère de différence aujourd’hui, entre les formes subjonctives en –ra et en –se. » (Page 173 de l’édition Nathan Université, 1988). Finalement, la déception est grande, il n’y a rien à voir, la différence sera rangée dans le vaste monde des phénomènes du passé. Et pourtant, il serait tellement tentant de penser que « le mouvement du réel au virtuel » (Pottier-Darbord, 1988) de la forme en –ra n’est toujours pas terminé… et que ne “guère” concevoir de différence aujourd’hui laisse entendre qu’il se pourrait bien qu’il y en ait encore une.

Trains, CO2 et gérondif

Dans le quotidien Le Monde daté du 8 novembre 2008, en page 20, dans la rubrique « Débats » le Président de la SNCF vante une nouvelle conception des transports, l’écomobilité. Je ne souhaite pas intervenir sur le sujet, qui est une préfiguration optimiste de l’essor espéré du transport collectif, un hymne au train, que j’entonnerai volontiers comme lui. Le néologisme qu’il propose dans le titre lui-même (« Contre le repli, l’écomobilité »), m’amène à me poser une question. Faut-il traduire par la formation d’un autre néologisme (« ecomobilidad ») apparenté à l’anglais EcoMobility ou par la reprise de formes attestées (« transporte limpio », « transporte ecológico ») ?
Je ne trouve qu’une seule occurrence de « ecomobilidad » sur le web dans le résumé en espagnol d’un article de Dominique Fleury « L’intégration de la sécurité routière dans l’action locale : a la recherche d’une cohérence entre espace et réseau »

http://www.cairn.info/resume.php?ID_ARTICLE=ESP_118_0063


Mais là où les choses deviennent délicates avec la tribune de M Guillaume Pepy (le Président de la SNCF), c’est quand il nous assène la phrase suivante : « La demande de mobilité ira croissante. » J’ai lu une faute de français, j’aurais écrit « La mobilité ira croissant ». En vérifiant sur le web, j’ai trouvé près de 597 000 pages en français pour « ira croissante ». Il me restait donc à aller voir un juge de paix : le dictionnaire. Le dictionnaire Robert des difficultés de la langue française dit ceci : Aller+participe présent ou gérondif. Le tour classique, qui marque l’aspect duratif, la continuité, est de plus en plus délaissé au profit de la construction avec en (gérondif) : Les affaires de la maison Coiffard allaient en empirant (Aymé). On rencontre le tour sans préposition dans la langue littéraire : La rumeur funèbre allait s’éloignant (Mauriac). L’auteur de cette entrée vit dans le ressentiment ou la mélancolie, le classique est délaissé, vers quel monde allons-nous…. Mais revenons à notre hésitation et allons consulter un juge de paix de la grammaire : Le bon usage de Maurice Grévisse. Au chapitre 655 de mon édition (un achat intempestif effectué dans mon jeune âge), l’auteur souligne la difficulté fondamentale du français à faire la différence entre participe présent et gérondif (« Certains grammairiens tiennent, dans cette construction, la forme –ant pour un gérondif. Il est difficile de décider si cette forme est un gérondif (sans en) plutôt qu’un participe présent. »). Mais il ajoute « … la périphrase aller+ forme en –ant, qui s’employait anciennement même avec des verbes de repos (aller dormant, aller s’arrêtant) ne s’emploie plus qu’avec des verbes impliquant l’idée d’un mouvement réel ou figuré. ». Par conséquent, puisque dans le discours de M Guillaume Pepy tout est mouvement, il aurait du écrire « La mobilité ira croissant. » Ne lui en tenons pas rigueur, car dans la période que nous vivons, parler de croissance, c’est prendre un gros risque, nous pouvons comprendre qu’il ait été troublé. Quoi qu’il en soit en passant à l’espagnol la chose s’éclaircit : je dirai irá creciendo, en aucun cas irá creciente.

Le bébé et l’eau du bain

L’expression « Jeter le bébé avec l’eau du bain » a retrouvé une nouvelle jeunesse pendant les semaines de septembre pendant lesquelles les états ont volé au secours des banques à coups de milliards de dollars ou d’euros. L’idée que cette formulation tentait d’exprimer était qu’il y a une forme « vertueuse » du capitalisme et une forme « dénaturée », qu’il fallait protéger la première de la seconde et ne pas rejeter le capitalisme en bloc. C’est le vieux débat des « deux formes » en politique qui ressurgissait et sur lequel je n’insisterai pas. Le plus intéressant est d’envisager si certains s’étaient demandé d’où venait cette curieuse expression (inquiétante surtout quand on a la charge de baigner un vrai bébé tous les jours dans une vraie eau de bain, sans métaphore aucune). Le plus curieux c’est que cette expression était prisée par les révolutionnaires russes de 1917 : « Au cours du Congrès bolchévique qui se tint en juillet, Boukharine avait, avec lucidité, mis en garde : on jette le bébé avec l’eau du bain. Nous ne devons pas dénoncer la forme du soviet parce que sa composition s’est révélée inadéquate. » (http://www.pouvoir-ouvrier.org/histoire/1917/3.html) .

Il s’agissait de démêler l’aspiration utopique de la pesanteur de la réalité révolutionnaire. La question de la traduction de l’expression devient plus amusante. En cherchant — un peu — sur le web j’ai trouvé un site   (http://www.expressio.fr/expressions/jeter-le-bebe-avec-l-eau-du-bain.php)   qui nous informe de la façon suivante : « Perdre de vue l’essentiel. Autre interprétation actuelle : Se débarrasser d’une chose pourtant importante dans le but d’ éliminer avec les ennuis ou contraintes qu’elle implique. Quelqu’un de trop absorbé par le fait d’avoir à se débarrasser de l’eau sale du bain et qui en oublierait que bébé patauge encore dedans, aurait effectivement perdu de vue quelque chose de très important. Cette expression est une traduction littérale relativement récente (XXe siècle) de l’ anglais “to throw the baby out with the bath water”. Mais en réalité, les anglais l’ont eux-mêmes empruntée à l’ allemand où elle apparaît dans la littérature en 1512 (un poil avant la bataille de Marignan) sous la forme “Das Kind mit dem Bad ausschütten”. Ce n’est qu’à la fin du XIXe siècle qu’un historien anglais germanophile, Thomas Carlyle, l’utilise dans un de ses écrits après en avoir souvent entendu la version allemande. De là, elle se répand chez nos amis d’Outre- Manche avant que quelqu’un ayant apprécié l’image du pauvre bébé jeté aux égouts ne la transpose chez nous. » J’ai trouvé aussi des utilisations abondantes de cette expression, toujours dans le langage des marxistes ou de ceux qui ont quelque affinité avec cette vision du monde social, en voici deux exemples : « Je tends à penser qu’un parti révolutionnaire ne devrait pas négliger la question de la propriété dont dépend l’existence des nations, des peuples et des personnes, car même dans ce cas de la séduction obligeante la révolution n’est pas ” un dîner de gala ” et elle ne crawlera pas dans les sodas glacés du calcul égoïste. » « L’eau du bain » Denis Fernandez-Recatala Tribune libre parue dans le journal l’Humanité le 19 juin 2001. Ou encore, sous la plume d’un économiste de renom, René Passet, cet avertissement : « Changez l’eau du bain, mais gardez le bébé ! Le développement — notamment ” durable ” — nous disent nos amis, récupéré et véhiculant une vision occidentaliste autant que néo-colonialiste du monde, est un concept discrédité qu’il faut jeter à la poubelle. Mais, quand un concept est détourné de sa véritable signification, est-ce lui qu’il faut remettre en cause ou les politiques qui le dénaturent ? » « De Monterrey à Johannesburg : quel développement ? » René Passet http://www.planetecologie.org/JOBOURG/Francais/transversales/passet.htm Mon propos était de savoir comment traduire cette expression en espagnol. J’ai trouvé sur un autre site (http://www.proz.com/kudoz/english_to_spanish/idioms_maxims_sayings/) une proposition qui me semble réaliste : English: throw the baby out with the bathwater Spanish translation: tirar las frutas frescas con las pochas. En français la traduction littérale serait “jeter le fruit sec avec sa coque”, variante de la séparation du bon grain de l’ivraie, plus rurale, plus agricole, plus près de nous en somme et moins inquiétante. Enfin je ne peux résister au plaisir de vous renvyer vers le n°100 de la revue Puntoycoma, revue de traducteurs vers l’espagnol et de lire avec attention l’article proposé par Pollux Hernúñez, Tirar al niño con el agua de bañarlo. Une excellente réflexion sur ce qu’il faut faire de l’eau du bain après avoir baigné le bébé.  

Drapeau et mémoire

Nous pouvons nous demander ce qui est en jeu dans les traductions/adaptations étranges –ou habiles- du titre de l’un des derniers films (2006) de Clint Eastwood : Flag of our fathers, devenu en France La mémoire de nos pères, en Espagne Banderas de nuestros padres, au Portugal As Bandeiras de Nossos Pais et au Brésil A Conquista da Honra. La traduction espagnole ou portugaise colle au mot à mot, la traduction brésilienne s’en éloigne pour proposer une sorte de sous-titrage du film lui-même, par une sorte d’anti-phrase qui rappelle que “la conquête de l’honneur” dont il est fait mention passe par l’édification d’un mensonge public, rappelant ainsi l’une des thématique favorites des films de John Ford (L’homme qui tua Liberty Valance). Mais c’est la traduction française qui est plus intéressante car elle introduit la notion de mémoire là où il n’était question que de drapeau. Il est vrai que le drapeau hissé par ces soldats sur l’île d’Iwo Jima est le même que celui qui flotte sous une pluie battante dans la scène finale d’Unforgiven.
Il est effectivement la mémoire des douleurs et des échecs des États-Unis. Mais dans le contexte français, le remplacement de Flag par Mémoire conduit à mettre en relief la structure narrative même du film : un fils interroge son père et certains des survivants des faits relatés. Il utilise le procédé de l’enquête orale et met à jour l’inattendu : les héros étaient des hommes simples manipulés par les nécessités de la guerre — collecter des fonds — et de l’imagerie historique — construction d’une image symbole de victoire.
Il est possible de penser que l’apparition du mot mémoire renvoie à une préoccupation plus française, celle qui a envahi l’espace historique contemporain. On peut dire comme Pierre Nora que le drapeau entre dans le processus de « matérialisation de l’histoire » (Les Lieux de Mémoire, Quarto Gallimard, tome 1, page 31). Mais l’histoire a changé depuis la fin du XIXème siècle, le drapeau emblème de la nation devient celui de la conquête, celui de l’imposition de sa “vérité” non plus aux territoires de la frontière mais au monde.
La traduction dénature donc le contenu critique du propos du film de Clint Eastwood qui se demande sur quels mensonges a été bâtie, après la deuxième guerre mondiale, la version planétaire de la « destinée manifeste » des États-Unis. Ceci peut être rapproché d’une évidence : les États-unis sont l’un des rares pays à ne pas porter de nom, ainsi que vient le montrer une photographie publiée par Le Monde 2 le samedi 1er novembre, photographie d’un graffiti anonyme apparu au cours de cette dernière campagne électorale sur un trottoir de Flint (Michigan), ville sinistrée par le chômage dont Michael Moore a relaté la chronique.
Ce graffiti dit ceci : “There was and is no country named America on this planet”.